Chapitre VI
« Il arrive un moment où l’on quitte la maison… non pour fuir ce qu’on a été, mais pour devenir ce que l’on ignore encore être. »
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Le sommeil m’avait cueillie sans crier gare, comme une marée montante qui aurait submergé mon esprit déjà fatigué. Pas de cauchemar cette fois, ni de souvenir déformé. Juste… autre chose.
Je chutais.
Pas une chute brutale, non. Une descente lente, suspendue entre deux battements de cœur. Le vide autour de moi avait une texture étrange, cotonneuse, et pourtant tranchante. Comme si je glissais entre les pages d’un livre écrit dans une langue oubliée.
Puis, sans transition, j’étais ailleurs.
Une forêt.
Les arbres étaient immenses, anciens, bien trop grands pour appartenir à notre monde. Leur écorce semblait vivante, respirant au rythme d’un cœur sourd, quelque part sous mes pieds nus. Le sol était humide, tiède, couvert de feuilles mortes qui craquaient comme des os. Une brume bleutée rampait entre les troncs. J’avais l’impression qu’elle murmurait. Mon nom.
Je tournais sur moi-même. Tout était flou, les couleurs bavaient dans l’air comme de la peinture fraîche sous la pluie. Et pourtant… tout paraissait familier.
Puis une silhouette.
Loin, dos à moi. Une cape noire, des cheveux d’un blanc irréel, presque phosphorescents. Je fis un pas, mais mes jambes ne répondaient plus. La scène s’effaça comme une aquarelle qu’on aurait lavée.
Je me retrouvai dans une salle immense. Des colonnes torsadées montaient si haut qu’elles semblaient se fondre dans le ciel. Partout autour de moi, des vitraux aux teintes d’émeraude et de saphir projetaient leurs éclats mouvants sur un sol de marbre craquelé. Des gens parlaient, mais aucun son ne m’atteignait. Leurs visages étaient flous, indéfinis… sauf un.
Kael.
Debout au centre, il avait l’air plus jeune, plus pâle aussi. Il saignait du nez, le regard fixé sur moi comme s’il me voyait vraiment. Il tendit la main, mais avant que je ne puisse la saisir, il disparut dans un nuage de cendres.
De nouveau, un changement.
Je courais à travers un couloir de pierre. Mes gants étaient tachés de sang. Le mien ? Celui d’un autre ? Impossible à dire. Une voix m’appelait dans un dialecte ancien que je ne comprenais pas, mais qui vibrait dans mes os. Le couloir tournait sans fin, chaque porte que j’ouvrais menait vers une autre version de moi-même. Une enfant apeurée. Une adolescente en colère. Une femme en flammes.
Une porte se referma violemment devant moi. Sur le bois, gravé à même la chair du rêve, un seul mot : "Résiste."
Je tombai à genoux. Mes mains tremblaient. Un cercle de runes s’alluma autour de moi, brûlant d’un feu bleu. Et dans ce cercle… cinq silhouettes. Floues. Mais je les reconnus sans les connaître. Je ressentis leurs cœurs battre à l’unisson du mien.
Puis un cri.
Le mien.
Je me réveillai en sursaut, haletante, le drap collé à ma peau. Mon cœur battait si fort que j’en avais mal à la poitrine. Il faisait encore nuit. Kael dormait dans la chambre d’ami. Nanna ronflait doucement en bas.
Et moi, j’étais seule avec ce rêve étrange.
Je regardai le plafond de ma chambre une dernière fois, le souffle encore court.
Quelque chose approchait.
Je ne savais pas quoi.
Mais mon cœur, lui, avait compris.
Le silence m’enveloppait encore, étouffant, même après le réveil. Il n’était que quatre heures, peut-être cinq, je n’avais pas osé regarder l’horloge de peur d’y voir l’aube approcher trop vite. Mon corps était lourd, engourdi par les vestiges du rêve, mais mes pensées tournaient trop vite pour me rendormir.
Je me redressai lentement, repoussant les draps avec précaution, comme si un geste trop brusque pouvait briser quelque chose en moi. Mes pieds touchèrent le parquet tiède — cette sensation familière me serra la poitrine. Ce sol, je l’avais foulé des milliers de fois, du pas maladroit de l’enfance aux allées et venues précipitées des jours d’orage. Bientôt, je ne le verrai plus qu’en souvenir.
Alors je me levai, poussée par une envie soudaine, presque viscérale : graver chaque recoin de cette maison en moi.
Je quittai ma chambre sans bruit, laissant la lumière de la lune filtrer par les fenêtres. Elle peignait les murs d’un voile pâle, presque spectral. Dans le couloir, mes doigts glissèrent sur la vieille tapisserie fleurie, usée à certains endroits. Je m’arrêtai devant le petit miroir fendu qui avait toujours été là — je m’y étais regardée avant mes premières potions, avant mes premières bêtises aussi.
Je descendis les escaliers en effleurant la rampe de bois, m’arrêtant à chaque marche comme si chacune contenait un fragment de ma mémoire. Ici, j’avais trébuché en courant après Nanna.
La plante grimpante au coin du salon semblait dormir enfin, ses vrilles repliées comme une bête rassasiée. Je passai près d’elle, lui soufflant un au revoir silencieux.
Dans l’atelier, l’odeur de l’herboristerie persistait, entêtante et douce : lavande, camomille, sauge… des siècles d’apprentissages concentrés dans ces fioles, ces bocaux, ces petits carnets couverts d’annotations tremblantes.
Je fis le tour lentement, m’attardant sur chaque objet comme si c’était la dernière fois — peut-être que ça l’était.
Mon doigt traçait des courbes imaginaires sur la surface d’une commode, caressait les rebords d’une tasse ébréchée. Chaque contact réveillait des souvenirs : des rires, des cris, des silences trop lourds. Mon cœur battait avec une régularité étrange, comme s’il se synchronisait à la maison elle-même.
Finalement, je me dirigeai vers la cuisine, en quête d’un peu de réconfort. Le carrelage froid sous mes pieds me ramena brutalement au présent. Je sortis une tisane de mélisse, celle que Nanna préparait toujours les soirs de lune trouble.
L’eau mit du temps à chauffer. Ou peut-être était-ce moi qui la trouvais trop lente. J’ouvris la porte du buffet pour sortir une tasse. C’était celle à motif de ronces, ma préférée. Le parfum de la plante s’éleva doucement, me chatouillant le nez. J’embrassai la tasse de mes mains, la chaleur me calmant un peu.
Je m’installai à la petite table ronde, en silence. La cuisine baignait dans une lumière grise, douce et irréelle. Je restai là longtemps, observant la vapeur s’élever en volutes, écoutant les craquements du bois et les souffles de la maison.
Comme si elle, aussi, me disait adieu.
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Le matin pointait à peine, glissant une lueur pâle entre les rideaux tirés. Le ciel hésitait encore entre le bleu et le gris, comme s’il ne savait pas s’il devait offrir une journée lumineuse ou mélancolique. Je remontai dans ma chambre à pas feutrés, ma tasse vide encore tiède entre les mains.
Assise sur le bord de mon lit, je tirai mon carnet noir de sous l’oreiller. Le cuir était usé sur les bords, mais l’élastique tenait encore bon. J’y griffonnai quelques lignes, l’écriture rapide, maladroite, presque nerveuse. Mon rêve de cette nuit m’habitait encore — mais ce n’était pas le moment d’y plonger. Pas maintenant.
Je refermai le carnet avec un soupir, le posai délicatement sur la table de chevet, et jetai un regard vers ma valise. L’heure tournait, et je n’étais pas du genre à partir sans laisser derrière moi un semblant d’ordre.
Je me relevai, nouai mes cheveux en un chignon flou, et levai le doigt, concentrée. Un frisson d’énergie bleutée parcourut l’air, et les premiers objets commencèrent à flotter.
Je fis apparaître une série de cartons brun clair, solides, aux bords renforcés de bandes noires enchantées pour mieux tenir le transport magique. L’un était destiné aux livres : vieux grimoires, carnets de recettes, journaux intimes poussiéreux. Un autre pour les vêtements d’hiver, soigneusement pliés et enveloppés dans du tissu enchanté pour qu’ils sentent toujours la lavande. Un troisième accueillait mes fioles et mes plantes séchées, bien protégées dans des sachets de velours.
Chaque chose retrouvait sa place avec soin. Je voulais laisser ma chambre propre, comme pour lui dire adieu dans le respect.
Alors que je faisais léviter une pile de châles vers un carton plus petit, un toc toc léger me sortit de ma concentration.
— Entre, murmurai-je en baissant la main.
Nanna passa la porte, son éternel gilet de laine bleu nuit sur les épaules, son chignon argenté impeccable comme toujours. Elle me sourit tendrement et vint s’asseoir sur mon lit sans rien dire tout de suite, posant ses mains sur ses genoux.
— Tu avances bien, dit-elle en regardant les cartons avec un petit sifflement admiratif. Magie ou pas, tu es bien organisée pour quelqu’un qui prétend ne pas savoir s’y prendre.
Je haussai les épaules en souriant. Elle savait exactement comment me faire rire sans insister.
On parla de tout, de rien. Des plantes qui allaient avoir besoin de plus d’eau maintenant que je ne serai plus là pour leur parler. De la vieille horloge du salon qui retardait toujours. De la pleine lune à venir, qui lui donnait des maux de tête. Puis son regard devint plus sérieux, plus doux aussi.
— Tu vas être entourée de jeunes de ton âge, mais pas tous auront ton cœur, ma petite louve. Ne te perds pas en cherchant à plaire. Ne laisse jamais quelqu’un te dire qui tu dois être.
Elle posa sa main chaude sur la mienne, ses doigts ridés mais fermes.
— Tu es différente, Althéa. Et c’est ta force. Garde tes gants, garde tes silences, mais n’oublie pas de t’ouvrir un peu. Tu verras, certains en valent la peine.
Je sentis ma gorge se nouer. J'hochai doucement la tête, incapable de formuler une réponse sans risquer de craquer. Alors je fis la seule chose qui me semblait juste : je me penchai vers elle et l’enlaçai de toutes mes forces.
Elle me serra contre elle avec cette tendresse un peu râpeuse qu’elle réservait aux grands moments. Son parfum de cannelle, de cire d’abeille et de vieille maison me réchauffa le cœur.
— Tu vas leur en mettre plein la vue, souffla-t-elle à mon oreille. Et si quelqu’un te fait du mal, n’oublie pas que j’ai encore mes vieux sortilèges d’araignée dans ma manche.
Je ris, la gorge serrée, et restai là un instant, blottie contre elle, comme pour imprimer ce moment dans mon corps, dans ma mémoire, dans ma magie.
Tout à l’heure, je partirai.
Mais pour le moment, j’étais encore ici.
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Je refermai le dernier carton d’un claquement de doigts. Les scellés magiques s’activèrent, dessinant un fin cercle lumineux sur le dessus. Il ne me restait plus qu’un sac à dos et une valise à roulettes. Le strict nécessaire pour les premiers jours : quelques vêtements, mon carnet noir glissé tout au fond, mon matériel d’écriture, mon téléphone, mon ordinateur, les câbles soigneusement rangés dans des pochettes tissées de fils protecteurs. Tout était prêt. Tout, sauf moi.
Quand j’ouvris la porte de ma chambre, Kael attendait dans le couloir, appuyé contre le mur, les bras croisés. Il leva à peine les yeux vers moi, les replongea aussitôt dans le vide, comme s’il cherchait à ignorer ma présence… ou à la contenir.
— Prête ? demanda-t-il d’une voix neutre.
Je hochai la tête, tirant ma valise derrière moi. Une part de moi espérait qu’il me poserait une question, une vraie. Une autre part, celle que je détestais, espérait juste un mot réconfortant. Mais il resta silencieux, comme toujours.
Nous descendîmes les escaliers. Je pris le temps de jeter un dernier regard à la maison : les cadres sur les murs, la poussière dorée suspendue dans la lumière du matin, les rainures dans le bois, familières comme une vieille cicatrice. Chaque pas m’éloignait un peu plus de ce passé figé dans la pierre.
À l’extérieur, le vent s’était levé, balayant les feuilles rousses qui tapissaient le jardin. Kael ouvrit le portail, me laissa passer devant. Le trajet jusqu’au bâtiment de téléportation se fit sans un mot, hormis le cliquetis régulier de ma valise sur les pavés.
— Tu as déjà utilisé la téléportation ? lançai-je, plus pour remplir le silence que par curiosité réelle.
— Souvent, oui. J’ai escorté des mages, des élèves. Mais c’est… violent, la première fois. Garde les yeux fermés. Et respire.
Il me lança un regard de biais, juste assez pour que nos regards se croisent, brièvement. Mon cœur battit plus fort. Une chaleur étrange se répandit dans ma poitrine. Encore cette sensation déroutante, brûlante, magnétique. Je serrai les dents et secouai la tête.
Pas maintenant, Althéa.
Le bâtiment de téléportation ressemblait à une tour ancienne — en apparence. Mais en s’approchant, la magie trahissait sa nature. Les murs d’obsidienne semblaient onduler sous la lumière, striés de runes anciennes qui pulsaient lentement, comme une respiration. Des gardes en armure magique bloquaient l’entrée. Ils vérifièrent nos papiers, puis scannèrent mon passe d'identité.
Une fois à l’intérieur, l’atmosphère changea du tout au tout. L’air était plus dense. Chargé. Les murs vibraient légèrement, émettant un grondement à peine audible. Des cercles concentriques s’étendaient sur le sol, gravés dans la pierre comme des mandalas vivants. Des cristaux flottaient au-dessus, créant une lumière irréelle, ni chaude ni froide, comme suspendue hors du temps.
— Cercle cinq. Oxford, murmura un mage vêtu d’une longue robe bleue, en consultant un grimoire digital. Préparez-vous.
Je m’avançai sur le cercle. Mon cœur battait à tout rompre. Une sueur froide glissa le long de ma nuque.
Kael me frôla pour se placer juste à côté. J’aurais pu me reculer. Je ne le fis pas.
Le mage posa sa main sur un socle de pierre, et la magie s’activa.
Tout se passa en un éclair.
Le sol disparut sous mes pieds. Mon corps se comprima violemment comme dans un étau invisible, puis se dilata, se distendit, se morcela. Des éclats de lumière dansaient autour de moi. J’étais partout. Et nulle part. Mon esprit criait, mais aucun son ne sortait.
Puis, brutalement, l’air me heurta comme une gifle.
Je réapparus.
Mais mes jambes ne suivirent pas.
Je basculai en avant, la tête me tournant, le ventre soulevé par la nausée, le sol filant trop vite sous moi.
— Althéa !
Kael me rattrapa au vol. Ses bras solides se refermèrent autour de moi. Mon visage heurta son torse. Son cœur battait vite. Trop vite.
J'aurais pu rester là, quelques secondes. Respirer son odeur — celle de l’encre, du cuir et du feu — mais il me repoussa si brusquement que je faillis retomber.
— Désolé, lâcha-t-il d’un ton sec. Réaction normale. Tu vas t’habituer.
Il détourna le regard.
Je vacillai sur mes pieds, tentant de reprendre contenance, les joues en feu. J’aurais voulu lui répondre quelque chose, une pique ou un mot doux, je ne savais pas. Mais rien ne sortit.
La magie dans l’air était encore trop forte. Le sol encore trop mouvant.
Je levai enfin les yeux.
Devant nous, surplombant les collines verdoyantes d’un Oxford enchanté, se dressait l’Académie.
Une forteresse ancienne, immense, comme sortie d’un autre temps. Des tours effilées se perdaient dans les nuages. Des ponts suspendus reliaient les bâtiments entre eux. Des arches couvertes de glyphes flottaient dans les airs. Et tout cela respirait la magie. L’histoire. L’épreuve.
Un frisson me parcourut l’échine.
C’était ici que tout allait commencer.
Et une part de moi savait déjà… que je n’en ressortirais pas inchangée.
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