Chapitre VII
Le portail de la tour s’était refermé dans un murmure étouffé, emportant avec lui l’écho d’une vie que je laissais derrière. Devant moi s’étendait un tout autre univers, un domaine à part du monde, comme arraché au tissu de la réalité pour se cacher entre les plis d’un rêve.
L’Académie d’Oxford.
Le nom vibrait encore dans mon esprit, aussi irréel qu’une légende qu’on aurait trop longtemps murmurée à la lueur d’une bougie.
Le bâtiment me surplombait comme un château de brume. Haut, austère, et pourtant empreint d’une beauté ancienne, presque douloureuse. Les murs de pierre noire, veinés de lierre rouge, semblaient battre doucement sous la lumière tamisée du matin. Une fine pluie, presque invisible, accrochait les vitres teintées, et chaque recoin murmurait un secret oublié. Une odeur de mousse humide, mêlée à celle d’un bois brûlé récemment, flottait dans l’air.
Je n’étais pas à ma place. Pas encore.
Et tout en moi criait silence. Mes pensées, mes doutes, même mes pas retenaient leur souffle.
Je n’osais pas respirer trop fort, de peur de briser le charme.
Kael marchait devant moi, silencieux, son pas rapide m’obligeant à allonger les miens. Malgré mon malaise persistant, je tenais bon, le cœur un peu trop haut dans ma poitrine. Je ne savais pas si c’était l’excitation, l’appréhension… ou sa présence à lui.
Il avait ce silence particulier, celui qui prend toute la place. Et même sans un mot, il imposait une tension étrange autour de lui, comme un ciel juste avant l’orage.
Je secouai la tête pour m’en détourner, une fois de plus. Ce n’était ni le lieu ni le moment.
Nous passâmes sous une voûte de pierre gravée de runes anciennes. L’intérieur du bâtiment était encore plus imposant : de longues galeries aux plafonds voûtés s’étiraient à perte de vue, ponctuées de statues mouvantes et de tableaux dont les personnages semblaient nous suivre du regard. Certains tableaux soupiraient, d’autres fredonnaient à peine, et il me sembla qu’un buste marmonnait mon prénom, trop bas pour que je l’entende vraiment.
Des élèves passaient, certains en uniforme, d’autres vêtus de capes ou de vêtements plus personnels mais aux teintes réglementaires — vert foncé, noir ou bordeaux. Tous semblaient occupés, habitués, intégrés. Une chorégraphie invisible que je ne connaissais pas encore.
Moi, j’avais l’impression de porter mon étrangeté comme une bannière invisible. Un éclat trop vif dans une toile déjà peinte.
Et Kael, tel un garde silencieux, ne disait mot.
Il m’avait laissée ici, devant cette porte immense aux motifs enchâssés de cuivre. Un murmure d’au revoir, et il avait disparu, avalé par un couloir trop vaste. Il ne s’était pas retourné.
Sa mission était terminée.
Et moi, je restais là. Suspendue entre deux mondes.
Un goût amer glissa sur ma langue, mêlé au goût du métal de mes doutes.
J’avais serré contre moi mon sac à dos, ma valise flottant discrètement derrière moi, portée par un sort de lévitation instable. J’avais tout préparé : carnet noir dans la poche intérieure, nécessaire d’écriture, mon vieux ordinateur et ses cicatrices de coups de stress, le chargeur tordu, mon téléphone — tout ce que je pouvais emporter de mon ancienne vie.
Tout ce qui me rattachait à quelque chose de familier.
Tout ce qui disait : « je suis encore moi, même ici ».
J’inspirai. Frappai deux fois.
Les battements de mon cœur étaient plus forts que mes coups contre le bois.
— Entrez, dit une voix derrière la porte, calme comme un lac.
L’intérieur du bureau ressemblait à une salle hors du temps. De grandes fenêtres laissaient entrer une lumière pâle filtrée par les vitraux colorés. Des bibliothèques couraient jusqu’au plafond, pleines de grimoires anciens, de flacons scellés, de petites choses qui semblaient vibrer même immobiles.
Une chaleur discrète enveloppait la pièce, comme si les murs eux-mêmes veillaient à ne pas effrayer les nouveaux venus.
Derrière un bureau massif, une femme m’attendait. Les cheveux argentés, attachés en une tresse sobre. Elle dégageait une autorité douce mais implacable, le genre qui ne levait jamais la voix parce que ce n’était jamais nécessaire.
— Althéa Thorne, je suppose ? dit-elle, ses yeux me scrutant comme si elle lisait plus que mon visage.
J’acquiesçai sans un mot, la gorge serrée.
— Je suis la directrice Norwen. Bienvenue à l’Académie d’Oxford. Vous avez la particularité d’intégrer notre établissement en cours d’année, ce qui, vous vous en doutez, est peu commun. Mais pas impossible.
Sa voix avait cette précision qu’on retrouve chez les horlogers ou les conteurs anciens.
Elle tendit un dossier fermé par un ruban noir, orné d’un sceau magique dont le cercle intérieur brillait faiblement.
— Vous trouverez ici votre planning, la liste des matières, quelques documents à compléter, et surtout les règles de l’établissement. Prenez le temps de tout lire ce soir dans votre appartement. Vous aurez une colocataire pour vous aider à vous intégrer… Naïma Idrissi. Elle est enthousiaste. Très.
Comme pour lui donner raison, un fracas de pas précipités retentit dans le couloir. Et avant même que la directrice ne dise quoi que ce soit, la porte s’ouvrit dans un courant d’air parfumé à la cannelle.
— Althéa Thorne ? demanda une voix lumineuse.
Je n’eus même pas le temps de répondre que la jeune femme se précipitait déjà à l’intérieur, comme un rayon de soleil dans un temple.
Elle avait de longues tresses brunes attachées avec des fils dorés, un sweat bordeaux trop large pour elle, et des chaussettes dépareillées dans des baskets couvertes de symboles peints à la main. Tout en elle criait vie, exubérance, chaleur.
Comme si elle était née pour contredire l’atmosphère sévère du lieu.
— Salut ! Moi c’est Naïma. Je suis ta coloc. Tu vas m’adorer. Et t’en fais pas, je parle beaucoup mais j’suis gentille. Tu viens ? J’ai trop hâte de te montrer la chambre.
La directrice soupira doucement, un sourire au coin des lèvres.
— Je vous la confie, mademoiselle Idrissi. Doucement, tout de même.
— Promis, juré, pas de course ni de piège magique dans les escaliers !… Enfin, pas aujourd’hui.
Je suivis Naïma, un peu sonnée. Elle marchait vite, m’inondant de paroles sans attendre de réponses. Son énergie avait quelque chose de rassurant, d’étrangement familier. Comme un feu de cheminée quand on rentre d’un jour de pluie.
Comme un bras tendu vers quelqu’un qui hésite encore à s’avancer.
Et pourtant, une pensée me poursuivait.
Kael.
Son absence.
Le vide laissé là, dans l’ombre de cette porte refermée.
Je secouai la tête. Il était parti. Ce n’était pas son monde, ni sa place. Et peut-être pas la mienne non plus.
Mais Naïma m’attrapa le bras avec un enthousiasme presque magique.
— Allez viens, Thorne ! Tu vas voir, la vue de la chambre est incroyable. Et si t’aimes les plantes… j’ai transformé le rebord de la fenêtre en mini-jungle.
Je souris malgré moi. Un vrai sourire, cette fois.
Celui qu’on offre quand on comprend qu’on est encore capable d’en avoir un.
Peut-être que ce monde-là n’était pas si terrible.
Peut-être.
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Les couloirs de l’Académie s’ouvraient devant nous comme les pages d’un vieux grimoire. Naïma avançait à grands pas, pleine d’une énergie solaire qui détonnait avec l’austérité des lieux. Son rire rebondissait contre les murs de pierre, chassant les ombres silencieuses qui y traînaient encore.
— Tu peux m’appeler Althéa, soufflai-je doucement, alors qu’elle me parlait toujours avec cette distance respectueuse.
Elle se tourna vers moi, un large sourire illuminant son visage.
— Althéa, alors ! C’est joli, ça te va bien.
Je hochai la tête, sans trop savoir pourquoi cette permission me semblait importante. Peut-être parce que mon nom, dit par sa voix, sonnait moins lourd, moins chargé de secrets.
Des élèves passaient près de nous. Certains ralentissaient ostensiblement, d’autres tentaient de ne pas paraître curieux. Des regards, pleins de questions silencieuses, s’accrochaient à moi. Je sentais leurs yeux glisser sur mes gants, mes cheveux roux, ma tenue un peu trop sombre pour l’endroit. L’impression d’être une bête de foire, exposée dans un enclos doré, me serra le ventre.
Et pourtant… certains visages me paraissaient étrangement familiers.
Un garçon aux cheveux d’encre et aux yeux couleur ambre me dévisagea avec insistance en passant à côté de nous. Une fille à la peau pâle, presque translucide, détourna le regard trop tard pour cacher sa surprise. Un frisson me parcourut l’échine. Je ne les connaissais pas. Et pourtant, mon corps réagissait comme si leurs âmes chuchotaient aux miennes dans une langue oubliée.
Naïma me donna un léger coup d’épaule.
— Ils sont curieux, c’est tout. Une arrivée en cours d’année, c’est rare. Et en plus t’as un style… genre dramatique mystérieux. C’est classe. Ça les rend jaloux.
Je souris, un peu. Elle avait ce don étrange de rendre l’instant plus léger.
Nous gravîmes un escalier en colimaçon dont les marches semblaient usées par des siècles d’allées et venues. Enfin, après un dernier couloir éclairé par une série de lampes flottantes, elle s’arrêta devant une porte en bois clair, gravée de motifs floraux.
— Tadaaam ! Notre antre magique. Bienvenue chez nous !
Elle ouvrit d’un geste théâtral, dévoilant un petit appartement baigné de lumière.
Je restai un instant figée.
Le salon était chaleureux, accueillant. Un tapis aux motifs orientaux couvrait le sol. De grands poufs moelleux encadraient une table basse en bois brut, et une télévision trônait sur un meuble envahi de jeux de société, de bougies parfumées et de plantes tombantes. Une immense bibliothèque, presque trop grande pour la pièce, couvrait tout un pan de mur. Des livres empilés de travers, des carnets griffonnés, des fioles décoratives… c’était un désordre organisé, vivant.
— C’est pas mal, hein ? fit Naïma, fière comme une guide touristique. Là t’as quatre portes. Celle de gauche, c’est ta chambre. À côté, les toilettes. L’autre, c’est ma chambre — n’entre pas sans frapper, je suis parfois en train de communier avec mes plantes ou mes playlists. Et tout au fond, la salle de bain commune. Grande, avec une baignoire. Un miracle.
Elle ouvrit les portes une à une, me montrant les pièces. Les toilettes, simples mais propres. Une salle de bain lumineuse, carrelée de vert pâle, avec des étagères garnies de savons colorés. Puis elle poussa la porte de ma chambre.
C’était vide.
Mais lumineux.
Et spacieux.
Les murs étaient d’un beige doux, le sol en parquet clair. Une grande fenêtre donnait sur un coin de parc, où des arbres tordus semblaient chuchoter entre eux. Il y avait un lit, un bureau, une étagère, un petit fauteuil et une grande armoir. Rien d’extravagant, mais tout y respirait le potentiel. L’espace attendait d’être apprivoisé. D’être transformé en refuge.
— Tu pourras décorer comme tu veux. Et je te filerai mes restes de déco si tu veux. J’ai un truc pour les guirlandes lumineuses et les attrape-rêves.
Je hochai la tête, touchée malgré moi.
— Merci.
— Les repas, ajouta-t-elle en s’adossant au chambranle, c’est au réfectoire. Le matin, entre 6h30 et 7h30. Les cours commencent à 8h30 pile, pas une minute de retard, sinon les professeurs te font attendre avec une pancarte “je suis un cancre” devant la porte pour te punir. Le midi, tu peux manger entre 11h30 et 13h30, et l’après-midi c’est activités ou clubs obligatoires. Y a un club d’alchimie, de divination, de duel, de jardinage magique, même un club théâtre. Tu trouveras ton bonheur, t’inquiète.
Elle parlait, elle parlait encore, et je l’écoutais à moitié, absorbée par cette chambre vide où je posais enfin mes affaires. Je posai mon sac sur le lit, ma valise dans un coin. Et pour la première fois depuis longtemps, je ressentis un apaisement ténu, une promesse discrète : celle d’un nouveau départ, entre murs anciens et cœurs inconnus.
Je tournai vers elle un sourire calme, sincère.
— Tu crois que je vais m’y faire ?
Naïma haussa les épaules, malicieuse.
— T’as pas le choix. Mais tu vas t’y plaire. Et puis, t’as moi. Et crois-moi, c’est un sacré avantage.
Je ris doucement.
Oui, peut-être que ce monde n’était pas si terrible, après tout.
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Je refermai doucement la porte de ma chambre, Naïma sur mes pas, laissant le calme m’envelopper comme une couverture chaude.
Le lit craqua légèrement sous mon poids lorsque je m’y installai, posant enfin mes affaires sur la couette beige aux motifs discrets. Naïma m’adressa un clin d’œil depuis l’entrée.
— Je te laisse t’installer. Si tu veux me trouver, je serai devant la télé, à profiter de mon jour de liberté. Normalement j’ai cours à cette heure-là, mais ils m’ont libérée pour t’aider. J’me plains pas, hein. Profite aussi, va.
Elle disparut dans le couloir, me laissant seule avec le silence. Il était dix heures passées. Je n’avais pas vraiment dormi, pas vraiment mangé. Mais ce lit, cette chambre… c’était déjà un début.
Mon regard se posa sur l’armoire entrouverte. Un uniforme était accroché à l’intérieur, soigneusement suspendu sur un cintre de bois.
Je me levai pour l’observer.
Il y avait plusieurs ensembles : une version d’hiver, en lainage épais, et une version d’été, plus légère. Une chemise en laine fine, un long manteau noir aux lignes nettes, deux paires de chaussettes — l’une montait jusqu’aux cuisses, l’autre s’arrêtait au mollet. Deux paires de chaussures brunes, élégantes, légèrement usées mais confortables.
Et puis l’uniforme principal : une jupe courte, vraiment courte. Je ne pus m’empêcher de grimacer. Ce n’était pas indécent… mais pas vraiment mon style non plus. Une chemise blanche, classique, accompagnée d’un pull crème sans manches à col en V. Une cravate vert émeraude, presque de la même couleur que mes yeux, complétait l’ensemble.
Il y avait aussi une tenue de sport : un short, un t-shirt large, un débardeur échancré et une brassière noire. J’haussai un sourcil. L’école devait avoir les moyens… et aucun scrupule sur les coupes un peu trop “aérées”.
Heureusement, c’était gratuit. L’Académie était obligatoire en même temps — le gouvernement s’assurait de former ses sorciers dans l’espoir de dénicher des prodiges. Pas d’argent en échange, mais une vie sous contrôle. Un marché un peu… bancal.
Je m’installai à nouveau sur le lit, le dossier posé sur mes genoux. À l’intérieur, un carnet scolaire, rigide, aux coins dorés. Je l’ouvris.
Règlement intérieur.
Je soupirai. Les premières pages étaient basiques : respect des horaires, des règles de vie commune, couvre-feu à 22h, aucun élève autorisé hors des dortoirs après minuit sans autorisation. Tenue correcte exigée. Uniforme obligatoire. Interdiction de sortir sans être accompagné.
Une ligne attira mon attention : “Pas de colorations fantaisistes autorisées.”
Je levai un sourcil. Dans les couloirs, j’avais croisé au moins trois élèves aux cheveux roses, bleus ou argent. Apparemment, certaines règles n’étaient pas vraiment mises en œuvre. Tant mieux.
Je continuai à feuilleter, tombant sur la liste des cours :
Cours obligatoires :
- Histoire contemporaine
- Mathématiques appliquées
- Géographie et monde magique
- Langue commune (anglais)
- Histoire de la magie
- Contrôle et gestion de l’énergie magique
- Éthique magique
Cours à choisir (2 minimum) :
- Potions et remèdes
- Sorts avancés
- Défense magique
- Métamorphose
- Alchimie
- Communication avec les créatures magiques
- Arithmancie
- Divination
- Enchantements appliqués
- Invocations
Je notai que, dans la colonne de droite, en face du cours de Défense magique avancée, quelqu’un avait écrit "obligatoire" à la main, en lettres nettes, à l’encre rouge. Je n’avais pas eu le choix.
Enfin, la liste des clubs me fit légèrement sourire :
Clubs proposés :
- Club de duel
- Jardinage magique
- Lecture et poésie magique
- Art et illusions
- Théâtre enchanté
- Alchimie expérimentale
- Club de course volante
- Club de potions avancées
- Musique enchantée
- Astronomie appliquée
- ...
Je fermai les yeux un instant, la tête un peu trop pleine de toutes ces informations. Ce n’était qu’un début, et déjà le poids de ce monde nouveau commençait à m’écraser.
Je tombai sur un petit carnet à part. Mon carnet d’identité.
À l’intérieur :
Nom : Althéa Thorne
Âge : 23 ans
Statut : Élève nouvellement inscrite
Antécédents scolaires : Non répertoriés
Origine magique : À déterminer
Dossier médical : — sensible — à consulter uniquement par le personnel autorisé
Je refermai le tout, lentement, en soufflant longuement.
Trop.
C’était trop, d’un coup.
Je m’allongeai sur le lit, le dossier sur ma poitrine, et fermai les yeux.
Juste quelques minutes. Pour respirer. Pour m’ancrer.
Juste quelques minutes de silence, avant que le monde magique ne m’avale toute entière.
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