Chapitre 01

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J’ouvre difficilement les yeux. Ça a beau être la même chose chaque année, c’est toujours aussi compliqué. Je me redresse doucement, vérifiant au passage que je suis en un seul morceau avant de regarder autour de moi.

Je suis perdu. Je ne sais pas où je suis. On dirait bien que cette année, j’ai décidé de fêter le nouvel an autre-part que chez moi.

Je fouille alors dans mes poches. Si c’est comme chaque année, ce que je cherche doit s’y trouver. Et effectivement, lorsque j’en ressors mes mains, l’une d’elle tient un comprimé que je m’empresse d’avaler. Comme par magie, un verre d’eau apparaît devant moi.

— Merci ! C’est vraiment dégueu ce truc !

— Tu trouves ? Du peu que je m’en souvienne, j’ai l’impression qu’ils se sont améliorés.

Je lève la tête et vois le visage souriant de Reece, mon meilleur ami.

— J’ai fait nouvel an avec toi ? je lui demande avec un air faussement dégoûté.

— Il semblerait ! Et à première vue, ça a dû être une année de mauvais goût, me répond-il avec un clin d’œil.

Effectivement.

Je regarde nos tenues et, à priori, on s’est retrouvé au milieu d’une fête à thème. Hippie si j’en crois les pantalons pattes d’eph et les lunettes rondes qu’on porte. D’ici deux heures, j’y verrai peut-être plus clair. Juste le temps que le comprimé fasse effet.

En attendant, je décide de rentrer chez moi. J’espère que je n’ai pas déménagé dans le courant de l’année dernière. Il ne manquerait plus que ça. La raison voudrait que je reste ici jusqu’à avoir récupéré mes souvenirs mais je décide de tenter ma chance. Sauf problème majeur, on n’aurait pas quitté la maison. Beaucoup trop risqué dans notre société.

Je marche alors. Sur le chemin, je laisse mon regard naviguer de personne en personne. Je repère rapidement différentes catégories de passants ;

Il y a les perdus. Ceux qui attendent que leurs médocs fonctionnent pour enfin pouvoir rentrer chez eux ;

Il y a les lèves tôt. Ceux-là ont déjà récupéré tous leurs souvenirs et ont repris le cours de leur vie ;

Il y a les gueulards aussi, ceux qui se sont retrouvés dans des situations particulières au douzième coup de minuit. Parmi eux, un couple se dispute. Enfin, ils ont dû être en couple l’année dernière et se sont dit que fêter le nouvel an ensemble serait super. Ils n’avaient sûrement pas prévu de perdre tous les souvenirs concernant l’autre pendant la nuit. Et s’ils ont eu le malheur de se la jouer couple de malfrats, à la Bonnie and Clyde, même avec leur médicament, ils ne devraient pas retrouver beaucoup de souvenirs de leur relation.

C’est ainsi que notre société fonctionne. Pour ceux qui la dirigent, si quelque chose ne doit pas exister … elle n’existera pas. Ou plus.

C’est pour cela que chaque année, la nuit du passage à la nouvelle année, un black-out est provoqué dans l’ensemble du territoire. Je n’ai jamais su comment ils faisaient, je pense que personne ne le sait à vrai dire, mais tous les ans, au douzième coup de minuit, tout ce qu’il s’est passé l’année précédente a disparu de notre esprit.

Absolument tout.

On appelle ça la Léthé.

C’est pour ça que l’on doit prendre des médicaments. Les Alètheia. Des gélules permettant de récupérer nos souvenirs de l’année précédente.

Enfin … presque tous nos souvenirs.

Là non plus, je ne sais pas comment cela peut être possible, mais l’Alètheia ne redonne que les souvenirs qui sont dans le droit chemin. Toutes les pensées contraires à la norme ou aux lois sont bannies. On peut avoir été un assassin il y a quelques semaines et même quelques heures, tout ceci aura disparu de notre esprit pour n’y laisser que les choses comme l’amour, les études, les bonnes actions.

Peut-être que j’ai déjà commis un vol à la sauvette. Mais ça, je ne le saurai jamais puisque cela aura été supprimé de l’esprit de chaque personne au courant de ce méfait. Ainsi cela permet de réduire chaque année le taux de criminalité, racisme, xénophobie, etc., si on en croit les statistiques que le gouvernement présente chaque début d’année.

Ça doit bien les arranger d’ailleurs.

Je me demande à quel point ils peuvent contrôler nos esprits. Est-ce qu’ils ont le pouvoir d’ôter quelque chose de particulier dans l’esprit des gens simplement parce que ça les dérange même si ce n’est pas quelque chose qui nuit à la société ? Sûrement. C’est même très probablement le cas. Ils ont dû nous faire oublier qu’ils avaient passé quelques lois en douce pour qu’on arrête de râler.

Parfois je me demande si je vis toujours dans la réalité. Dans MA réalité. Ou si tout ceci a été bâti de toute pièce par quelqu’un. Jusqu’où ce que je vis est quelque chose que j’ai créé moi-même ?

Et comme, à priori à chaque Nouvel An, je commence à me poser mille et une questions alors qu’au fond, je n’ai qu’une envie ce jour-là, c’est d’aller me recoucher avant que tous mes souvenirs reviennent. Comme ça, ce sera comme si mon premier réveil de l’année, celui où tout le monde est confus et amnésique, n’était qu’un simple rêve. Puis j’ai toujours préféré ne pas être conscient lorsque tous mes souvenirs me reviennent. Même si seuls les bons souvenirs reviennent, c’est un phénomène assez éprouvant.

J’arrive rapidement chez moi. A première vue, je vis toujours ici, c’est un premier bon point. Il semblerait, en plus de ça, que mes parents soient à la maison si j’en crois la voiture, qui est la même qu’il y a deux ans, garée devant le garage. C’est un second bon point. Ça veut dire que tout va bien pour eux, ce que me confirment les ronflements que j’entends à travers la porte de leur chambre.

Je jette un rapide coup d’œil dans la chambre de mon frère pour voir si lui aussi est là, ce qui est le cas, avant de rejoindre la mienne.

Je n’ai pas l’air d’avoir changé grand-chose dans ma chambre. Tout est plus ou moins identique à la chambre que j’avais il y a deux ans. Nouveau bon point. Mais il est encore trop tôt pour faire une inspection complète de la pièce. J’aurai bien tout le temps de le faire à mon réveil.

J’ai dormi au moins trois heures. Même si j’étais fatigué de ma soirée du nouvel an, j’en suis quand même surpris. L’Alètheia et les réminiscences ont dû être puissants pour épuiser mon corps et mon esprit à ce point. A dire vrai, si je m’écoutais, je pourrais très bien dormir encore plusieurs heures. Mais je ne peux pas.

Comme tous les ans, le premier jour de janvier, ma famille se réunit pour faire un point sur l’année qui s’est écoulée. Un moyen de voir de quoi chacun se souvient et si par hasard un souvenir n’est pas passé à la trappe chez l’un d’entre nous.

Je pars donc rejoindre tout le monde dans le salon. Mon père est déjà installé alors que mon frère aide ma mère à préparer la table. Ils n’ont pas l’air perturbé par quoi que ce soit. Le déjeuner devrait passer rapidement.

— Alors, comment s’est passée votre réveil et les retrouvailles avec vos souvenirs ? demande ma mère alors qu’on commence à manger.

— Super, répond mon frère. J’ai été étonné de me retrouver chez un pote mais on a bien rit ! Et niveau souvenir, j’en ai récupéré alors je suppose que tout s’est bien passé l’année dernière et pendant le nouvel an. Et toi frangin ?

Je réfléchis. Depuis mon réveil, je n’ai pas vraiment pensé aux souvenirs que j’ai récupérés. Enfin, pas plus en détail que ça. Je sais les choses importantes. Mais maintenant que j’y pense, je ne me souviens de rien. Peut-être un peu de mon début d’année mais plus les mois passent et moins il semble y avoir de souvenirs. Une énorme partie de l’année semble avoir été effacé de ma mémoire et surtout, elle ne m’a pas été rendue même avec le traitement. Cela ne peut signifier qu’une chose.

Pendant une année entière, j’ai fait quelque chose qui n’a pas plu au gouvernement et qui a été supprimé de ma mémoire.

— Alors ? me redemande mon frère.

— Hein ? Ah oui, super ! Même si j’avais des fringues horribles. Sinon, rien à signaler. A priori la fête était d’enfer de mon côté aussi.

Pour être sincère, j’ai vraiment dû m’amuser. Je pense. Je ne m’y serais pas retrouvé ce matin sinon. Si quoi que ce soit m’aurait déplu, j’aurais sûrement été assez intelligent pour rentrer chez moi. A part si j’étais saoul.

Je l’étais pas au moins ?

Je ne m’en rappelle pas. Peut-être que je suis devenu alcoolique pendant l’année et que c’est pour ça que je ne me souviens de rien. Mais là encore, qu’est-ce qui aurait pu me pousser à tomber dans l’addiction ? Ça tourne en rond. Puis je ne pense pas que ce soit ça.

Je finis rapidement mon assiette et fonce dans ma chambre, annonçant au préalable que je pars terminer ma nuit pour être sûr de ne pas être dérangé. Je veux voir si j’ai laissé quelques indices par-ci par-là.

Je fouille. Je regarde partout, dans mon bureau, sous mon lit et le matelas, entre mes vêtements, dans ma bibliothèque qui semble s’être fournie pendant l’année, je tâte même les lames du plancher. Mais rien d’étrange ne semble s’y trouver. Pourtant, il y a forcément eu quelque chose, mais peut-être que mon état m’a empêché de laisser des indices qui m'aideraient après l’Alètheia. Réfléchissons … j’étais à la fête de Nouvel An, c’est que mon état n’était pas catastrophique.

Pas physiquement en tout cas.

Mentalement par contre … Est-ce que je suis tombé en dépression ? Dans une addiction ? Il faut que je fasse une liste de ce que le gouvernement déteste.

Premier point : la délinquance. Le vol, les agressions et tout le reste. L’envie d’un monde sans violence … une énorme blague puisqu’on pense que la moitié des amnésiques délinquant le redevienne au cours de la nouvelle année.

Deuxième point : les addictions. Jeux, substances, tout ce qui peut porter atteinte à la santé d’une personne si c’est fait ou consommé avec excès. Tellement utopique. Le cerveau oublie mais jusqu’à présent, le corps n’est pas touché par la Léthé.

Ce qui m’emmène à mon troisième point. La maladie. Les cancers, les maladies chroniques. Le gouvernement n’aime pas ça. En même temps, ça coûte cher et puis c’est loin de l’utopie espérée. Alors les gens oublient qu’ils sont malades.

Ça fait des économies au gouvernement.

Et les gens sont heureux.

Jusqu’à ce que la maladie les rattrape.

C’est arrivé à ma grand-mère, il y a deux ans. Un cancer du sein. Lorsqu’elle est décédée, le médecin nous a dit qu’à première vue, elle avait commencé une chimio mais qu’avec la Léthé, elle a été stoppée et jamais remise en route. Et étrangement, je me souviens de cette période en elle-même. Mais l’amnésie a supprimé la tristesse.

Il ne me reste que des souvenirs.

Seulement quelques-uns.

Mais aucun sentiment.

Comme si je savais qu’elle avait existé, que j’avais vécu des choses avec elle mais que rien ne nous liait. Que je n’avais jamais rien ressenti pour elle. Je ne sais même pas si je m’entendais réellement avec elle. Enfin, si, je m’en doute au vu des souvenirs que j’ai d’elle. Mais, ça, c’est dans ma tête. Dans mon cœur par contre, je n’en ai aucune idée. Je sais juste qu’elle a existé.

Donc troisième point des choses détestées par le gouvernement : la maladie.

Je ne vois pas ce qu’il déteste d’autre. Ou plutôt, je ne vois pas ce qu’il déteste d’autre au point de le faire supprimer lors de la Léthé.

Si je ne me souviens de rien, c’est que j’ai soit été délinquant, soit j’ai développé une addiction ou alors j’ai passé une grande partie de l’année malade et, sûrement, à l’hôpital.

Et je n’aime aucune de ces possibilités.

Je cherche alors des indices dans la chambre.

Pour ça aussi, le gouvernement est fort. Chaque début d’année il n’y a réellement plus aucune trace de tout ce qu’ils ont décidé de supprimer. Et personne ne sait comment ils font. De toute façon, ça a toujours été leur manière de faire. Ils font, on ne sait pas comment, et ils effacent notre mémoire pour qu’on continue à n’être au courant de rien.

En soi, ça ne m’avait jamais dérangé. Mais maintenant que je commence une nouvelle année avec moins de la moitié de mes souvenirs des trois-cent soixante-cinq derniers jours, je trouve ça … dérangeant. Parce que le moyen d’avoir accès à ces souvenirs n’est même pas de chercher dans ma tête mais de trouver ici, dans cette chambre, ce qui aurait pu passer sous le nez du gouvernement.

Alors je retourne ma chambre. Je regarde dans les meubles, entre mes vêtements, je jette même un coup d’œil entre mon matelas et le lit, derrière les posters et les tableaux.

Rien.

Soit j’ai caché tout ça autre part, soit tout a été supprimé.

Donc en ce 1er janvier, je prends conscience que je vais devoir vivre une année entière avec une ombre dans mon esprit, un trou béant qu’il ne m’est, actuellement, impossible de combler.

Bonne année …

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