Chapitre 20
Reece a extrêmement bien pris la chose. Je pense même qu’il a fait une danse de la joie chez lui pour fêter ça. Nora, quant à elle, a été prévenue par Riley. Il m’a appelé directement après pour me dire comment elle a réagi. Il l’a eu au téléphone mais à première vue, elle était plutôt contente pour nous. Elle a avoué ne pas s’y attendre et être assez perturbée par le concept mais qu’au final, plus rien ne devrait l’étonner avec la Léthé.
Et ça a fait tilt dans ma tête.
J’ai pensé à quelque chose … quelque chose qui m’a fait peur sur le moment et qui continue à me faire peur alors que je suis dans ma chambre, installé juste à côté de Riley qui est venu passer l’après-midi avec moi.
Je sais que si je roule un petit peu sur le côté, j’atterrirais au plus près de Riley, tout contre sa poitrine. Je sais aussi que ses bras s’enrouleraient autour de moi pour me rapprocher de lui. Ses lèvres se poseraient sur mon front et je pousserais par réflexe un soupir de bien-être. Ça le ferait rire et il finirait par m’attirer dans un ballet d'émotions que partageraient nos lèvres. Et je le sais parce ce que c’est ce qui est déjà arrivé, un bon nombre de fois, les dernières fois où je l’ai vu. Et le plus important dans tout ça, c’est que je m’y sentirais à ma place. Comme si j’étais destiné à me trouver là.
Comme si je l’avais déjà fait des milliers de fois auparavant.
Et si c’était ça. Et si la chose que nous avions oublié Riley et moi, c’était notre relation. Ça fait sens et en même temps … Pourquoi la Léthé aurait supprimé l’existence de l’autre de notre mémoire et pas simple notre attirance ? C’est … j’en sais rien. C’est une hypothèse qui paraît à la fois tellement évidente et en même temps, elle est effrayante, comporte de nombreux points qui ne sont pas logiques et puis … Pourquoi ? Pourquoi est-ce que notre relation aurait nécessité d’être effacée de nos mémoires ? Est-ce qu’être en couple nous a poussé à faire des choses interdites ou dangereuses ?
J’hésite à en parler à Riley. Pourtant, ce serait la chose la plus sensée à faire. Si je le lui dis, il pourrait me trouver en moins de cinq secondes un argument m’expliquant que c’est impossible. Mais justement … et si, au contraire, il trouve directement des preuves que cette hypothèse est la bonne ? j’ai peur de ma réaction en découvrant que tout ceci est la vérité qu’on cherche depuis plus de six mois. En plus de me supprimer une année quasi complète de souvenirs, on m’aurait dépouillé de mes sentiments ? Je pense que d’en avoir la certitude me rendrait fou, déjà que je suis parfois à deux doigts de mener une mutinerie.
— Quelque chose te tracasse.
Ce n’est pas une question. Riley le sait. Il sait toujours en fait. Il a cette capacité de savoir comment je me sens sans que j’aie besoin de mettre des mots dessus. Et si je lui dis qu’il n’y a rien, il me laissera tranquille parce que ça voudra dire que je n’ai pas envie de parler. C’est pour ça que je dois lui parler de mes hypothèses. Riley est tellement gentil et attentionné avec moi que je me sens mal de le lui cacher. Puis, que la réponse me plaise ou non, il va bien falloir qu’on avance un jour ou l’autre.
— Je pensais à … nous.
Je vois un éclat d’inquiétude passer son regard, comme s’il imaginait le pire. Peut-être qu’il n’est pas aussi confiant qu’il ne le laisse penser … Je m’empresse alors de le rassurer.
— Je pensais au fait que j’étais vraiment bien avec toi, rajouté-je. C’est … c’est presque trop bien en fait. Attends ! Je m’explique !
Je me redresse en vitesse en espérant qu’il ne prenne pas mal mes paroles. Je n’ai jamais été très doué pour m’exprimer et encore moins exprimer mon ressenti mais avec Riley, c’est encore pire.
— Je me sens vraiment bien avec toi. Tout coule de source. Je me sens à l’aise et à ma place. Peut-être trop à ma place en fait. Du coup, j’ai eu une idée. Une hypothèse que tu pourras peut-être contredire. Et si … et si nous avions déjà été en couple ?
— Tu veux dire avant la Léthé ?
— Oui. Ça fait même pas un mois qu’on est ensemble et pourtant …
— Pourtant, même si ton cerveau le sait, ton corps a l’impression que ça fait plus longtemps.
— C’est ça ! Tu ressens la même chose ?
Il hoche doucement la tête, d’un air pensif. J’ai l’impression que je n’ai pas été le premier à me faire toutes ces réflexions. J’aurais dû savoir qu’il y penserait avant moi. Mais peut-être que lui aussi a espéré que ce soit faux. Sauf que maintenant on est deux à penser alors ça rend tout ceci plus bien plus possible.
— La première fois que je suis venu, depuis ton anniversaire, on a parlé, tous les deux allongés sur le lit. Puis à un moment, tu as commencé à caresser le dos de ma main avec ton index. J’ai ressenti une sorte de déjà-vu. Pendant un instant, j’ai eu l’impression que ce geste était une habitude. Du coup, ta théorie paraît vraiment plausible. Il faut qu’on trouve un moyen d’en être sûr. Dans les témoignages que tu as lus, il y avait mention de relation comme la nôtre ?
— Non, pas que je m’en souvienne. Mais peut-être que Nora a quelques livres à nous proposer ! Je crois qu’elle devait recevoir encore des livres sur la Léthé.
— A se demander où est-ce qu’elle les range.
C’est vrai ça ! Elle a tellement de livres … où est-ce qu’elle les cache ? Puis, j’ai eu l’impression qu’elle avait certains livres depuis vraiment longtemps … genre, l’année dernière. Comment est-ce qu’elle a pu les garder alors que nos maisons sont fouillées pour la Léthé ? Elle doit avoir un secret … mais encore faut-il qu’elle accepte de nous le dévoiler … voire de se dévoiler plus. En tout cas, j’ai énormément de questions à lui poser alors sans perdre une seconde, j’intime Riley de se lever et de se préparer pour aller chez elle. Au passage, j’envoie un message pour la prévenir et un autre pour dire à Reece de nous y rejoindre.
— Tu t’en vas ?
Alors que je me chausse, j’entends Jude se rapprocher de moi.
— Oui. On se rejoint tous chez Nora pour passer l’après-midi ensemble.
— J’aurais voulu te parler …, me dit-il piteusement.
— Désolé frangin, on fait ça ce soir ?
— Ok.
Il fait demi-tour et repart dans le salon. Il refait quelques insomnies du coup, ça ne va pas fort en ce moment. Ce soir, il faudra vraiment que je prenne du temps pour lui. Je n’ai pas été très présent ces derniers temps … depuis que je suis avec Riley, si je veux être honnête avec moi-même. Pourtant, c’est pas une raison pour ne pas m‘occuper de mon frère quand il est au plus mal. Du coup, je pars rapidement dans la cuisine, sors les gâteaux que je cache pour les coups durs et le lui apporte. Il me fait un petit sourire et commence à en manger un. Au moins, il n’a plus l’air d’avoir de nausées, c’est déjà ça. Je passe rapidement ma main sur sa tête, le décoiffant au passage, et lui promets que je ne rentrerai pas trop tard. J’essaierai tout du moins.
Le trajet jusqu’à la maison de Nora est une sorte de calvaire. J’ai envie d’attraper la main de Riley mais je ne peux pas. Se retenir paraît facile, surtout pour ce genre de choses, mais en réalité, cacher une relation est éprouvant. Et lorsque je pense que ça ne fait que trois semaines qu’on est en couple et que je ressens déjà cet agacement de devoir se cacher, je n’imagine pas d’ici quelques mois. Ça risque d’être extrêmement compliqué.
Lorsqu’on arrive chez Nora, Reece est déjà là. Et quand je dis là, c’est chez Nora, pas devant sa porte d’entrée. Je mets ce détail dans un coin de mon esprit. Il faudra que j’en parle avec lui. Sa relation avec elle semble aller beaucoup mieux mais j’espère qu’il ne se force pas. Normalement, il n’y a aucun risque, Reece est quelqu’un de beaucoup trop spontané pour ça. Mais … on ne sait jamais.
Installés autour de la même table que d’habitude, une table ronde qui me donne l’impression d’être le Roi Arthur entouré de ses chevaliers, et je sens les regards des trois autres posés sur moi. Si j’ai bien compris, c’est moi qui dois prendre la parole en premier. Je commence donc en bafouillant un peu, après tout, je vais annoncer à deux personnes qu’il se pourrait que mon couple avec Riley dure depuis des mois, déjà que c’est la première fois, depuis ma mise en couple, qu’on se retrouve tous les quatre ensembles. J’ai presque l’impression de présenter mon petit ami à mes parents … ce qui est totalement idiot puisque ce ne sont pas mes parents et qu’ils connaissent déjà Riley !
Donc, je bafouille un peu puis finalement, je me laisse emporter par mon hypothèse. Et plus les mots coulent de ma bouche, plus je sens la rage grandir. On m’a volé mes souvenirs, on m’a dépouillé de mes sentiments, on contrôle ma vie sans que j’aie quelque chose à y redire et ça me met hors de moi. A partir de quel moment, tu peux te dire que tu vas asservir des personnes en manipulant l’une des choses les plus précieuses qu’elles ont _ à savoir leurs souvenirs _ pour en faire ce que tu veux.
Nous sommes tous des Pinocchio et, à première vue, la fée bleue ne semble pas décidée à nous aider à récupérer la totalité de notre humanité et notre liberté. Y a-t-il plus injuste que la Léthé ? J’en doute.
Je sens une main attraper la mienne et la serrer doucement. Rapidement, une seconde entrelace les doigts de mon autre main. Je me calme au contact de Riley et de Reece et lorsque je vois une assiette de guimauves glisser vers moi, je ne peux m’empêcher de sourire à Nora. J’inspire un grand coup et termine l’exposition des preuves qui peuvent confirmer mon hypothèse.
Lorsque je termine, ils ont l’air soucieux. Les sourcils de Reece sont froncés, signe qu’il pense à quelque chose de désagréable.
— Alors, vous en pensez quoi ? je demande doucement.
— C’est trop plausible pour être contredit, nous dit Nora. Mais je n’ai jamais entendu parler d’histoire comme celle-ci. Même dans les livres que je viens de recevoir.
Bon, moi qui espérais pouvoir faire des recherches dans la collection de Nora, c’est loupé. Je ne sais pas si elle en a trouvé d’autres à commander mais pour l’instant, les livres ne seront pas la solution à notre problème. Et Reece ne dit toujours rien. Il finit par me regarder au bout de quelques minutes d’un air las.
— J’ai l’impression que toute notre vie est un mensonge, me dit-il finalement.
— C’est même un mensonge par omission, je lui réponds en essayant de dédramatiser un peu.
Parce que je sais qu’il est autant touché que moi par ce qu’il se passe. Parce que je sais que lui aussi se découvre chaque jour autrement que la manière dont on lui a toujours apprise. Comme si notre vie entière n’était qu’un enchaînement de mensonges. Est-ce que j’aime réellement la pizza ? Si ça se trouve, mon cerveau a été trafiqué pour que je le pense.
— Qu’est-ce qu’il y a ? me demande Riley en me voyant ricaner.
— Je me suis demandé si j’aimais vraiment la pizza ou si c’était à cause de la Léthé.
Riley lève les yeux au ciel, mais ça aura au moins le mérite de les avoir fait sourire tous les trois.
— C’est toi ! T’as toujours adoré la pizza, d’aussi loin que je me souvienne. Puis si la Léthé était pour quelque chose, tu penses vraiment que tu préfèrerais une pizza avec de l’ananas ?
— Argh. T’as vraiment des goûts pourris, renchérit Nora. Bon, t’as pas été trop mauvais pour ton choix de mec, mais pour le reste …
— Eh ! Il fait les meilleurs choix concernant son meilleur pote aussi ! se vexe le soi-disant meilleur ami.
— C’est vrai … il n’y a pas meilleur choix …
Le sourire de Nora s’estompe légèrement. Elle a presque l’air nostalgique … est-ce qu’ils ont déjà été amis tous les deux ? … Non, je vois pas pourquoi ça aurait été effacé pour le coup. Mais, plus j’y pense, plus je me dis que la chose que cache Nora a un rapport avec Reece. Quelque chose qui pourrait notamment expliquer pourquoi elle l’observait et l’observe encore maintenant dès qu’il a le dos tourné. Et je ne sais pas quoi faire pour qu’elle s’ouvre à nous. Son secret a l’air lourd à porter et semble la rendre plutôt malheureuse. Nous le dire pourrait l’aider à aller mieux … je suppose.
Enfin … tous les secrets ne sont pas bons à révéler. La preuve, depuis le début de l’année, j’accumule les secrets et tout dévoiler n’annoncerait rien de bon.
— Bon, du coup … on fait quoi ? demande Reece.
— Des recherches ? propose Riley. Je sais qu’on a fait que ça, mais à première vue, on a pas grand-chose d'autre à faire. Il faut qu’on trouve d’autres livres ou qu’on relise ceux que Nora a pour voir si on a pas loupé quelque chose.
— Ça me fait penser ! j’interviens. Nora, ces livres, tu en avais d’avant la nouvelle année. Comment tu as fait pour t’en souvenir même avec la Léthé ?
— Je m’en souvenais pas. En fait, j’avais tout oublié quand on a commencé l’année. Mais j’ai une cachette au milieu des bois. Je pense que vu que c’est l’endroit où j’ai toujours mis mes trésors depuis que je suis petite, l’information est passée à la trappe. Du coup, comme chaque année, je suis partie y faire un tour et j’y ai trouvé les livres ainsi qu’un journal dans lequel j’ai marqué mes réflexions, mes recherches et plein d’autres choses que j’estimais important que je sache.
Une cachette ? Et un journal de bord ? Me connaissant, j’aurais parfaitement pu tout noter dans un carnet, la preuve c’est que je le fais depuis le début de l’année, mais est-ce que je l’ai caché ? Il aurait très bien pu être récupéré et détruit au moment de la Léthé. La question est donc de savoir si j’ai été assez malin pour ne pas me faire prendre. Alors là, j’ai un sérieux doute. En plus, j’ai aucune cachette. J’ai aucun endroit où je range mes trésors … ou alors sous mon lit … mais j’ai déjà fouillé ma chambre de fond en comble juste après la Léthé et ça m’étonnerait que quelque chose soit apparu comme par magie dans ma chambre.
Je n’ai plus qu’à espérer que si j’ai écrit un journal comme Nora, j’ai eu une idée de génie pour le cacher et surtout pouvoir le retrouver. Mais on est début août … et je suis loin d’être un génie.
Vraiment très loin.
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