Chapitre 23
Dès que Riley est sorti de la douche, je l’ai supplié de me conduire jusqu’au Grand Hôpital. Je ne me suis jamais senti aussi paniqué et je pense que c’est l’un des pires sentiments que j’ai pu ressentir.
Lorsqu’il se gare devant l’hôpital, je ne l’attends même pas et fonce vers l’accueil. Je ne sais même pas où se trouve Jude et ils ne veulent rien me dire. J’attrape mon téléphone et appelle mon père. Réanimation … c’est quoi ce bordel ?
On m’indique enfin par où je dois aller et je ne perds pas une minute de plus. Lorsque j’arrive, mes parents sont devant la porte du service et semblent attendre. Dès qu’ils me voient, ils se précipitent sur moi.
— Pourquoi tu ne répondais pas ? crie ma mère. Ton frère va mal et toi tu disparais comme ça ? Son ami nous a dit qu’il a essayé de te joindre et que tu ne décrochais pas ! J’espère que tu as une bonne raison.
Mon père tente de la calmer pendant que ma culpabilité ne fait que grandir. Elle a raison, j’aurais dû répondre, j’aurais dû être présent. J’ai laissé mon petit frère se mettre en danger d’une façon que j’ignore et en plus de ça, je me suis disputé avec lui ce midi. Tout ça pour quoi ? Pour coucher avec mon copain ? Et le pire dans tout ça, c’est que je n’arrive pas à regretter ! J’avais besoin de ce rapprochement avec Riley mais pas au détriment de mon petit frère.
Il nous faudra attendre un bon quart d’heure avant qu’un médecin vienne nous voir. Il nous invite dans son bureau pour nous installer et commence son explication. Plus les mots sortent de sa bouche, plus l’incrédulité m’envahit.
— Comment ça une overdose ? s’exclame ma mère.
— Une overdose survient lors de la prise, en trop grande quantité pour l’organisme, de drogue.
— Je sais ce qu’est une overdose ! Ce que je veux dire c’est que mon fils ne se drogue pas.
— Je suis désolé madame mais les examens sont formels. Nous avons donc dû lui faire un lavage d’estomac. Pour l’instant, il est sédaté mais devrait se réveiller demain.
J’ai dû mal à y croire. Jude, se droguer ? On connait tous l’existence de la drogue mais réussir à s’en procurer m’a toujours paru impossible. Mais à première vue, voilà encore une chose que la Léthé a mal fait. Pourquoi ne pas supprimer tout simplement l’existence de la drogue ? A cause de ça maintenant, mon frère se trouve sur un lit d’hôpital.
— Il y a autre chose, n’est-ce pas ? demande mon père qui observe attentivement le médecin.
— Alors oui. Nous avons étudié le dossier médical de votre fils.
Le dossier médical ? Ça veut dire qu’il n’est pas supprimé chaque année ? L’hôpital le garde intact ? alors pourquoi certaines personnes meurent après la Léthé à cause d’un manque de soin ? Pourquoi ma grand-mère n’a jamais su qu’elle avait un cancer à moitié soigné ?
Il y a trop de questions qui se bousculent dans ma tête. Et en plus de ça, le médecin semble vouloir nous annoncer quelque chose de pire que la fait que Jude ait fait une overdose !
— Ce n’est pas sa première overdose. Il en a déjà fait une l’année dernière et nous soupçonnons qu’il l’ait oublié avec la Léthé. Il a oublié qu’il prenait des substances illicites et a dû en prendre lors de sa fête. Le problème est qu’une grande période de sevrage brutale fragilise tout autant la personne. Il suffit qu’elle recommence à se droguer pour que tout dérape et que l’overdose survienne.
Mon frère a failli mourir aujourd’hui et ça aurait pu être évité si seulement ses antécédents médicaux n’avaient pas été effacé de notre mémoire ? Cette société tue mon frère à petit feu et je suis totalement face à ça. Et dire qu’il voulait me parler à plusieurs reprises. Peut-être qu’il avait découvert tout ça ?
Non … je ne le pense pas. Ou en tout cas, je ne veux pas imaginer que mon frère ait pu risquer sa vie en connaissance de cause.
— Est-ce que vous avez vu des signes ces derniers mois qui montrent qu’il était en manque ? nous demande le médecin. Des insomnies, des tremblements, des nausées, des douleurs abdominales, de l’irritabilité ou encore une angoisse accrue ?
Et là je me sens mal. Ça fait plusieurs mois que j’ai la preuve devant mes yeux que mon frère ne va pas bien et je n’ai rien fait pour l’aider. Je me sens horrible. Je suis un frère qui ne mérite pas d’avoir Jude dans sa vie. Comment j’ai pu le laisser aller aussi mal ?
— Non, tout allait bien, répond mon père.
Je sens une colère sourde monter en moi. J’hallucine. Tout allait bien ? Non, justement, rien n'allait et ils étaient trop aveugles pour le voir.
— Jude allait très bien, continue ma mère. Je ne vois pas comment ça a pu arriver.
— Mais, vous allez arrêter de raconter toutes ces conneries ? je crie en me levant.
— James, surveille ton langage.
— J’en ai rien à faire de mon langage maman ! Jude était malade ! Plusieurs fois il a eu des nausées, son humeur changeait en moins de deux secondes. Mon dieu, sa copine l’a quitté parce qu’elle le trouvait trop irritable ! Tous les signes étaient devant nous et vous n'avez pas été fichu de les voir ! Et moi … je suis le pire !
Je sens les larmes monter et je pense qu’il y a très peu de chance pour que je parvienne à les retenir.
— Je suis pire que vous parce que moi je les ai vu ces signes ! Mais j’ai pas été fichu de comprendre que ça allait vraiment mal. Et dire qu’il a essayé plusieurs fois de me parler ! Il a dû sentir que quelque chose n’allait pas ! C’est de ma faute !
Et je craque.
Je sors du bureau, n’ayant aucune envie que mes parents ne me voient pleurer. Je marche dans les couloirs sans regarder vraiment où je vais. Du moment que je m’éloigne le plus possible d’eux, c’est tout ce que je souhaite pour le moment. On a peut-être détruit la vie de mon frère parce qu’on ne voulait s’occuper que de nos propres affaires. Je m’en rends compte, mais le fait que mes parents nagent en plein déni me rend furieux.
Au détour d’un couloir, je sens des bras m’entourer et une main se poser derrière ma tête pour une étreinte rassurante. Je n’ai pas besoin de lever les yeux pour savoir qu’il s’agit de Riley. Je ne pensais pas qu’il m’attendait toujours mais je suis heureux que ce soit le cas. Tout de suite après, une paire de bras encercle ma taille par derrière et une tête se pose entre mes omoplates.
Reece. Je ne sais pas comment il a su mais il est là, pour moi, pour Jude. Entouré d’eux deux, je me sens un peu mieux. Je m’en veux toujours énormément, j’ai encore peur mais je ne suis plus seul.
— J’ai appelé Reece, j’ai pensé que ça te ferait du bien, chuchote Riley près de mon oreille.
— Si nous étions autre part, je t’aurais embrassé, je lui réponds. Merci de l’avoir appelé. Et merci d’être venu, je rajoute en posant une de mes mains sur celles de mon meilleur ami.
— Je serai toujours là pour toi.
La voix de Reece est un peu cassée. Je me décolle un peu de Riley pour me retourner et vois les yeux rouges du métisse. On se regarde intensément avant que je ne sente les larmes piquer à nouveau mes yeux. Mais cette fois, je ne me retiens pas. Pas devant eux. Je laisse cours à mes pleurs et me réfugie dans les bras de Reece, une des mains de Riley caressant ma nuque pour me réconforter.
— Comment va ton frère ? Me demande Reece.
— Je ne sais pas. Il n’est pas réveillé. … Reece, je l’appelle piteusement en recommençant à pleurer. Il a fait une overdose … et il en a déjà fait une l’année dernière sauf qu’on a tout oublié ! Et là … il était souvent malade cette année, toi-même tu l’as remarqué … c’étaient des signes de manque dû à un sevrage forcé ! C’est de ma faute !
— Oh Jamie ! Tu ne pouvais pas le prévoir !
— Si ! Il a essayé de me parler plusieurs fois, même aujourd’hui, mais à chaque fois je lui disais d’attendre parce que j’avais pas le temps. Si j’avais pris un peu de temps pour mon petit frère, il n’en serait sûrement pas là.
— Dans ce cas, on est tous coupables. Moi aussi je savais qu’il était souvent malade. Riley aussi. Tes parents aussi. Sa copine ou ex-copine aussi. Ses potes du lycée aussi. Tout le monde et pas seulement toi.
— J’ai tellement peur pour lui.
Mes larmes redoublent d’intensité. Je n’arrive vraiment pas à y croire. Je dois être dans un cauchemar … ou alors c’est moi qui suis dans le coma et je vois des images qui sont fausses. Je préfèrerais. Même si cela signifierait plusieurs choses, comme le fait que Reece ne soit peut-être pas à côté de moi ou que je ne sois pas en couple avec Riley, je préfèrerais être dans le coma à la place de Jude. Mais je sais que ce n’est pas le cas. On ne peut pas souffrir autant autre part que dans la réalité.
Rien n'est pire que la réalité.
Une fois que je suis à peu près calmé, je repars en direction du bureau du médecin. J’ai beau sentir encore cette colère au fond de moi, je ne peux pas simplement partir. Jude a besoin de moi, et si je n’ai pas su être un bon frère jusque-là, je vais me rattraper. Pour ça, je dois savoir ce que je peux faire pour l’aider. Pour commencer, lorsqu’il sera réveillé et qu’il pourra sortir, est-ce qu’il rentrera chez nous ? Je ne sais même pas s’il existe un médicament pour les personnes qui consomment de la drogue. Je suis démuni face à la situation.
Riley et Reece sont avec moi. Je leur ai demandé de rester et de ne pas me laisser seul. Je ferai en sorte de me faire pardonner mais je ne me sens pas la force de retrouver le médecin et mes parents sans soutien. Et je sais qu’avec mon copain et mon meilleur ami près de moi, tout ira mieux.
Je retrouve difficilement le bureau, tous les couloirs se ressemblent. Il aura fallu que je respire un bon coup et que Riley demande le chemin à un brancardier pour que nous arrivions à bon port. Mes parents ne sont plus là. Est-ce qu’ils sont partis voir Jude ?
— Je peux vous aider ? me demande le médecin.
— J’étais … ici avec mes parents … Je … je suis désolé d’être parti de la sorte.
— Ne vous inquiétez pas, vous n’êtes pas les premiers à partir sur un coup de tête.
Un coup de tête … c’est surtout pour éviter d’en mettre un à mes parents que je suis parti. Mais j’opine simplement avant de lui demander s’il sait où ils sont et surtout, si par hasard, ils étaient partis voir mon frère.
— Les visites ne sont pas encore autorisées. J’ai dit à vos parents que l’hôpital les préviendrait lorsque ce sera possible.
— Et … pour la suite ? Qu’est-ce qu’il lui arrivera après, lorsqu’il se réveillera ?
— Je ne pense pas pouvoir vous en parler. Vos parents …
— Vous avez bien vu ? je commence. Il faut qu’on soit tous au courant pour aider mon frère. Surtout s’il revient bientôt à la maison ! Qu’est-ce qu’on doit prévoir pour lui ? Est-ce qu’il y a des trucs qu’on doit lui interdire ?
— Très bien, soupire le médecin. Je vous le dis pour que vous puissiez vous préparer. Si vous voulez que votre frère s’en sorte, il ne devra pas rentrer chez vous. Il existe des centres pour aider les personnes souffrant d’addiction comme votre frère. Et si vous voulez pas que l’année prochaine, il ne se produise la même chose que cette année, à savoir une récidive, il faut qu’il termine sa cure cette année. J’espère que vous comprenez ce que j’essaye de vous expliquer.
Et comment que je comprends. Mon frère doit guérir avant la prochaine Léthé si on veut espérer qu’il ne refasse pas une overdose. Comme ma grand-mère et son cancer, si la nouvelle année passe sans qu’il ne soit guéri, il ressentira à nouveau le manque, il refera encore une overdose mais cette fois-ci, rien ne nous garantit qu’il y survive. Je pense même qu’une troisième overdose lui serait fatale.
— Quand pensez-vous que je pourrai le voir ?
— Lorsqu’il sera réveillé, une batterie d'examens lui sera passé puis nous le transférerons dans un autre service, vous pourrez le voir à ce moment-là. Je pense qu’il se réveillera demain. Si tout se passe bien, d’ici vingt-quatre heures, vous pourrez aller le voir. Vos parents ont déjà signé l’autorisation pour le transfert.
— Vous avez dit « si tout se passe bien » … est-ce qu’il peut y avoir des complications ?
— Je vais être sincère avec vous. La drogue altère l’organisme du consommateur et peut dégrader certains organes. Même avec son dossier complet, nous ne savons pas depuis quand il se drogue. A son arrivée à l’hôpital, notre principale préoccupation était de traiter la détresse respiratoire et les problèmes cardiaques qu’engendrent l’overdose. Il a passé des examens nécessaires mais non approfondis. La prochaine étape est de savoir à quel point son corps a subi d’effets secondaires. Ses vaisseaux ont peut-être été durement touchés. Son cerveau aussi. Je préfère vous le dire. Votre frère peut s’en sortir … mais il y a aussi de très fortes chances qu’il puisse vivre avec des séquelles permanentes qui ne disparaîtront pas avec la Léthé.
Lorsque je sors de l’hôpital, je suis incapable de penser correctement. Tout s’embrouille dans ma tête et je n’ai qu’une envie, m’effondrer quelque part pour pleurer ma peine. Jude n’est pas sauvé. L’overdose est maîtrisée mais le corps de mon frère n’est toujours pas guéri. Je ne sais pas combien de temps ça prendra pour qu’il aille totalement mieux, mais il n’a que quatre mois pour ça … et personne ne sait à partir de quel moment il pourra sortir de l’hôpital.
C’est d’un coup comme si un minuteur était au-dessus de nos têtes.
Il ne me reste que quelques semaines pour ne plus oublier l’homme avec qui je sors. Mais désormais, il ne me reste plus que quelques semaines pour aussi m’assurer que mon frère puisse être sauvé.
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