Chapitre 30
Il s’est passé tellement de choses après la lecture de ce carnet et en même temps si peu ? Novembre vient de pointer son nez, j’ai pu voir plusieurs fois Jude à l’hôpital, il devrait d’ailleurs sortir d’ici quelques jours, et je suis aussi allé au cimetière. J’ai déposé des fleurs sur la tombe de ma grand-mère, m’excusant de ne pas être venu depuis longtemps, et avec Reece, nous avons fait un tour du côté de la tombe de cette fameuse Margot.
Comme prévu dans le carnet, la tombe n’avait ni fleur ni plaque commémorative. Personne n’est venu depuis le début de l’année … simplement parce que Margot ne manque à personne.
Je ne sais toujours pas qui elle est, Reece non plus, mais venir ici nous a fait quelque chose. Comme si on venait de retrouver une amie de longue date. On ne savait pas trop quoi dire alors on s’est excusé. On lui a demandé pardon de l’avoir oublié et qu’on ferait tout pour nous rappeler d’elle et honorer sa mémoire comme il faut. Pour l’instant, on a simplement pu apporter des tulipes jaunes et je promets de venir aussi souvent que possible pour lui en ramener de nouvelles et veiller à ce que sa tombe soit le plus bel endroit pour rester toute sa mort.
Donc, de ce côté, des choses sont arrivées. Mais à part ça … rien. Nous sommes début novembre et je n’ai toujours pas pu parler du carnet à Riley et Nora. Je leur ai envoyés des messages, j’ai passé quelques soirées avec mon petit-ami seul à seul, mais ils sont tous énormément occupés. Si ce n’est pas Reece qui est en plein stage, c’est Riley qui part loin de la ville avec le boulot ou Nora qui passe ses examens blancs pour le bac.
Et dire que la fin de l’année se rapproche de plus en plus.
Heureusement, aujourd’hui est un jour férié, donc pas de boulot, pas d’école ou même de stage. J’ai donc organisé un rendez-vous chez moi pour quatorze heures tapante en leur interdisant d’être absent ou en retard.
Je regarde mon téléphone, il est quatorze heure moins le quart et j’ai l’impression que je suis assis à les attendre sur ce canapé depuis une éternité. Mes mains deviennent de plus en plus moites et mes jambes ne peuvent pas s’empêcher de tressauter. J’ai l’impression de revenir au tout début, lors de nos premiers rendez-vous tous ensemble, quand Riley était juste le mec que j’avais oublié et Nora la Chouette qui observait Reece à longueur de journée. Je ris à cette pensée. On en a fait du chemin depuis et pourtant, j’ai l’impression que l’on est encore tellement loin du but.
On frappe à la porte, treize heure cinquante. Au moins un qui ne sera pas en retard. Je me lève et pars ouvrir. Il y a peu de chances pour que ce soit Reece. Il aurait directement ouvert la porte. Alors Nora ou Riley ? J’ouvre la porte et me retrouve rapidement acculé. J’entends vaguement un claquement de porte mais j’en suis pas sûr. En fait, je ne m’en préoccupe même pas, bien trop occupé à savourer les lèvres de mon amoureux.
Ses mains autour de mon visage, il s’éloigne quelques secondes pour me souffler combien je lui ai manqué ces deux dernières semaines avant de revenir. Lui aussi m’a manqué. J’ai eu l’impression de ne pas l’avoir vu depuis des mois à cause de son boulot et de mes cours. Je laisse échapper un gémissement qui le fait rire tout contre mes lèvres. Je m’écarte de lui en haussant un sourcil.
— Donc, tu débarques, tu m’embrasses comme ça et tu te fous de moi en même temps ? Super le copain, c’est où le service après-vente ?
Il me regarde, les yeux écarquillés avant de se remettre à rire. Il s’approche à nouveau de moi et me tire par le t-shirt contre lui.
— Tu m’as manqué bébé, me répète-t-il. Et moi ?
J’essaye de résister mais sa proximité fait battre mon cœur beaucoup trop vite pour que je puisse me retenir plus longtemps.
— Bien sûr crétin, je réponds en l’embrassant à mon tour.
Je sens ses mains descendre le long de mon dos avant de passer sous mes cuisses pour me soulever. J’adore quand il fait ça. Les gens pourraient y voir un manque de virilité de ma part mais j’aime la manière dont nos corps s'emboîtent l’un contre l’autre, comme s’ils retrouvaient la place qui leur étaient destinées.
Il se met à marcher et s’assoit sur le canapé, me gardant toujours contre lui. Je ne sais pas exactement combien de temps on reste à s’embrasser mais je pourrais littéralement le faire pendant des heures.
— Alors Darling, tu m’avais pas prévenu que c’était journée bécotage. Je ne serais pas venu sinon.
Je sursaute et vois près de la porte d’entrée mon futur ex meilleur ami qui me regarde avec un énorme sourire aux lèvres. Je vais le tuer ! Je regarde vite fait l’heure. Quatorze heure. Il pouvait pas arriver en retard comme d’habitude ?
— Eh oui, désolé de vous interrompre mais va falloir ranger vos baguettes de sourciers si elles sont sorties et nous aider. Riley, je sais pas combien de livres vous avez choisi avec Nora mais ça pèse une tonne. Heureusement qu’elle a eu la bonne idée de tout mettre dans des valises à roulettes mais les marches à l’entrée de la maison sont de trop pour le coup !
Et il ressort sans pression, comme s’il ne venait pas de nous surprendre Riley et moi en train de nous embrasser sur le canapé. Enfin, plus exactement nous embrasser de manière si torride que j’en ai encore des coups de chaud. Heureusement, ma baguette de sourcier, comme dit Reece, n’a pas eu le temps de trouver une source d’eau, ça m’évitera de me taper trop la honte face à mon meilleur ami et face à Nora qui, à première vue, est donc devant la maison.
Je me lève, très vite suivi de Riley, et sors retrouver les deux autres. Et là, j’hallucine tout simplement en voyant les quatre valises qui les entourent.
— Quatre ? je m’écris.
— En vérité, trois. J’ai ramené une valise de remontants, avoue Nora.
Elle a l’air gêné alors que c’est la meilleure idée du monde. Je le lui dis en criant de joie avant de la rejoindre pour l’étreindre. Elle aussi m’a manqué mine de rien. On s’est envoyé quelques messages depuis la dernière fois qu’on s’est vu mais ce n’est jamais pareil. Puis, le carnet a beaucoup joué. J’aurais perdu une amie l’année dernière, sauf que je ne m’en souviens plus, alors je veux protéger mon amitié avec Nora de la même manière que je veux réserver les liens que j’ai avec les garçons.
On s’installe dans ma chambre. Même si mes parents ne doivent pas rentrer avant ce soir, je ne veux pas tenter le diable en restant dans le salon à la vue et au su de tous. Je ferme la porte de la chambre à clé, au cas où je n’entendrais pas l’un de mes parents arriver. On ouvre les quatre valises amenées par Nora et je gémis de bonheur en apercevant les paquets de bonbons et de gâteaux et les boissons qu’elle a ramené. Elle a vraiment pensé à tout et surtout, ce qui me touche, c’est que je vois qu’elle a pensé à chacun d’entre nous en prenant ce qu’on préfère. Je la serre vite fait dans mes bras en lui disant qu’elle est la meilleure puis continue à aider à déballer les valises.
Il y a vraiment une montagne de livres. Je ne sais même pas comment on va faire pour tout lire avant la fin de l’année ! Et puis, par quel livre on commence ? D’instinct, je me tourne vers Riley. Avec un peu de chance, il est en train de nous pondre un planning de lecture !
— Wow, je l’entends dire à côté de moi.
— Quoi wow ? je réagis. C’est Nora et toi qui avez choisi tout ça ! Fais pas le mec surpris !
— Mais je m’attendais pas à autant ! Comment on va faire pour tout lire ?
— Ah nan ! Je comptais sur ton super cerveau pour l’organisation ! je geins.
— On pourrait … d’abord parler du carnet … propose Reece, un air grave sur le visage.
Il a raison. Il faut se débarrasser de ce qu’on a déjà appris. Autant annoncer dès maintenant que nous trois, Reece, Riley et moi avons été amis avec une fille morte et depuis totalement oublié ! Autant dire à mon petit ami que ça fait bien deux ans que nous avons commencé à sortir ensemble et que c’est donc la seconde fois que l’on oublie nos sentiments. J’essaye d’expliquer tout cela calmement mais l’énervement monte très vite.
Je sens la main de Riley serrer la mienne et me tirer contre lui. Reece prend la suite des explications alors que je me blottis un peu plus contre Riley. J’écoute les battements de son cœur et finis par me calmer. Je pense que jamais je n’arriverai à parler de tout cela de manière normale, sans me mettre dans tous mes états. Plus j’apprends des choses, plus j’ai l’impression qu’on m’a volé une partie de ma vie de plus en plus grande.
— Et … il y a une semaine, j’ai trouvé une lettre de moi à moi.
Je sursaute et quitte les bras de Riley. Reece ne m’a pas parlé de cette lettre. De quoi est-ce qu’il parle ? Il sent mon regard mais fait en sorte de ne pas le croiser. Ses mains s’entortillent dans tous les sens et je sens qu’il ne va pas bien.
— Elle était dans la cabane où on est allé Jamie et moi. J’y suis retourné la semaine dernière, quelque chose me poussait à y aller à nouveau. Et j’ai trouvé une lettre, coincée derrière une photo de Margot et moi. Mais j’ai eu le courage de la lire qu’hier soir. Elle disait que Margot était spéciale pour moi, que sa perte était un déchirement bien pire que si on m’arrachait un membre. Et je parle aussi de moi, de ce que je ressens, de ce qui actuellement me fait me sentir anormal. Mais je me préviens moi-même que je ne peux en dire trop dans une lettre de peur qu’elle soit lue par quelqu’un d’autre. Alors je dis seulement deux choses. Je ne suis pas comme les autres mais je ne suis pas non plus comme Riley et James, et que ce que je ressens dans mon cœur et ce que je ressens dans mon corps sont des choses bien distinctes et peuvent prendre des orientations différentes.
— Tu veux dire, je commence.
— Je crois que je parle d’orientation sexuelle et d’orientation … amoureuse ?
— Romantique, nous dit Nora avant de fouiller dans les piles de livres au sol. On parle d’orientation romantique. Riley a choisi des livres qui parlent de ça, il voulait pouvoir poser des mots sur la nature de votre relation.
Je me tourne vers Riley, les yeux écarquillés. Je ne pensais pas que ce détail pouvait compter pour lui … parce qu’en réalité, je ne savais même pas que le type de relation que nous avons portaient un nom … et, par conséquent, qu’il existe des livres qui en parlent. Pourtant, la pile que fait Nora doit compter trois quatre livres sur le sujet. J’en attrape un au hasard. « Aimer et désirer sans modèle unique » … pourquoi pas ?
Je commence à le feuilleter et tombe sur des mots que je ne connais pas. Homosexualité … Asexualité … Alors, à première vue, ils disent que notre société est calquée sur le modèle de l’hétérosexualité, donc le fait de ressentir une attirance sexuelle envers une personne de sexe ou de genre opposé, et de l’hétéro romantisme, soit le fait d’être attiré de manière romantique par des personnes de sexe ou genre opposé. Nous serions dans une société hétéronormée et le reste serait très mal accepté, au point d’être ajouté à la liste des choses à supprimer lors de la Léthé.
Wow.
C’est … violent en fait. Surtout lorsque je vois le nombre d’orientations sexuelles ou romantiques qui existent … pourquoi ne vouloir en considérer qu’une seule d’entre elles comme étant normale ? Déjà, la normalité, qu’est-ce que c’est ? C’est comme dire que je suis blanc et donc normal mais que Reece, étant métisse, était anormal … alors qu’en fait, il est juste différent de moi et ça ne change rien à la personne qu’il est. Est-ce qu’on peut détester quelqu’un pour sa couleur de peau ? Est-ce que c’est une chose que la Léthé efface dans l’esprit des gens ? Peut-être qu’elle fait au moins une bonne chose chaque année !
Je continue ma lecture et tombe sur une page qui m’intéresse. La Pansexualité. Autrement dit, le fait d’être attiré sexuellement, de désirer une personne sans distinction de son genre ou de son sexe. Lire cette définition provoque quelque chose de bizarre dans la partie supérieure de mon corps. Comme si quelque chose se remplissait … et je sais ce que c’est. C’est cette partie dans mon cœur et dans ma tête qui contient mon identité. Mon nom, mon âge, mes goûts … et maintenant mon orientation sexuelle.
Je lève la tête et découvre que Riley est dans le même état que moi. Lui aussi vient de se découvrir au travers du livre qu’il a feuilleté. Assis juste à côté de lui, je lui montre rapidement ce que j’ai trouvé. Je le vois parcourir les lignes des yeux avant de sourire et de me montrer sa propre découverte.
Bisexualité. Le fait d’être attiré sexuellement par les personnes du même sexe ou d’un sexe ou genre différent. Donc … les hommes et les femmes ? Ces livres parlent énormément du sexe et du genre mais je dois avouer ne pas comprendre la différence entre les deux. Alors je continue ma lecture.
Il y a tellement de termes, la sexualité et le romantisme sont des spectres avec tellement de possibilités, tellement de diversité que notre monde me paraît encore plus terne à présent. Je ne sais pas comment les auteurs de ces livres ont réussi à sauvegarder toutes ces connaissances, mais elles sont la couleur qu’il manque à notre société. Une société qui détruit des vies en se contentant de ses propres normes. Combien de personnes transgenres sont obligées de continuer à vivre en se définissant par un genre qui n’est pas le leur ? Combien de personnes sont sorties avec une personne du sexe opposée à cause de la pression sociale que l’on nous met alors qu’elles sont homosexuelles, homoromantiques, asexuelles ou aromantiques et encore plein d’autres orientations sexuelles et romantiques.
Ces livres sont fascinants mais ils sont aussi une preuve supplémentaire que notre monde est à sa déchéance.
Je jette un coup d’œil à Reece en espérant qu’il a lui aussi trouvé des réponses. Il est plongé dans sa lecture lorsque je vois ses épaules tressauter. Il lève la tête et je vois qu’il essaye de retenir ses larmes. Mais des larmes qui semblent bien plus douces que celles qu’il a pu verser ces derniers temps.
Nora prétexte une envie pressante alors que Riley annonce aller chercher des verres pour les boissons. Je les remercie du regard avant de me rapprocher de mon meilleur ami.
— Hey, je lui dis doucement.
Pour toute réponse, il me tend son livre. Je décide alors de lui tendre le mien à la page de la pansexualité avant d’observer le livre qu’il m’a donné. Je vois qu’il a corné deux pages et m’empresse de les consulter.
Asexualité. Fait de ne pas ressentir d’attirance sexuelle pour n’importe quelle personne. L’idée même d’avoir des relations sexuelles avec quelqu’un peut amener au dégoût à défaut de l’indifférence.
Je tourne la page jusqu’à la seconde cornée.
Demi-romantique. Fait de ne ressentir d’attirance romantique envers une personne qu’après avoir développé avec elle un lien émotionnel important. Elle ne ressent pas d’attirance primaire, autrement dit, via les informations que nous livrent instantanément une personne, comme leur odeur ou leur voix. Elle fonctionne suivant l’attirance secondaire, une attirance qui se développe avec le temps et la création d’un lien émotionnel.
— Demi-romantique ? j’ose lui demander.
— Oui … au début, moi aussi j’ai pensé que j’étais aromantique mais … Il faut que je t’avoue quelque chose. La lettre que j’ai trouvée … elle m’a laissé penser que si la mort de Margot m’a aussi touché, c’est peut-être que j’avais développé des sentiments romantiques pour elle … elle avait l’air tellement proche de nous que j’aurais facilement pu ressentir finalement quelque chose pour elle …
— Donc … tu es asexuel … et demi-romantique.
— Donc, dit-il à ma suite, tu es pansexuel.
On se regarde avant d’être pris d’un fou rire incontrôlable. Quelque chose se libère définitivement en nous. Un manque disparaît et c’est comme si une nouvelle liberté apparaissait. Celle de savoir enfin qui nous sommes et de l’accepter, de l’assumer. Sauf qu’en réalité, on devra le cacher. Pansexualité, demi-romantisme, asexualité … ce sont des mots que l’on ne pourra jamais utiliser en dehors de cette chambre ou de quelconques endroits où nous sommes sûrs de ne pas être écoutés.
J’aimerais pouvoir rencontrer d’autres personnes comme nous. Des personnes queer comme le disent ces livres. Je veux que toutes les sexualités et tous les genres soient normalisés. Je veux vivre dans un monde où je me sentirai protéger et apprécié tout en étant moi-même. Une société où personne n’aurait peur de s’assumer et de se dévoiler au grand jour à n’importe quelle personne croisant sa vie. Je souhaite qu’un jour cela soit possible.
En attendant, on a passé tout l’après-midi à lire les livres qui ne parlaient pas de la Léthé. Apprendre à se connaître autrement était, à ce moment-là, plus important que le reste. Il fallait que l’on puisse être enfin en paix avec nous-même, avec ce que nous sommes pour envisager trouver des solutions pour les vrais problèmes que nous avons … à savoir, trouver comment ne pas perdre toute la mémoire lors de la prochaine Léthé.
Chacun est reparti avec une pile de livres à lire. J’en ai gardé aussi un bon paquet et mes mains tremblent désormais d’impatience à l’idée d’en apprendre enfin plus sur le phénomène qui a gâché une partie de ma vie. J’ai quelques jours pour les lire et ensuite, on se reverra tous les quatre pour en parler. Et j’ai bien l’impression que ce jour-là sera celui que l’on attend tous.
Annotations