Chapitre 31
Le jour J.
Je pense qu’on peut l’appeler comme ça.
Le jour des révélations. Celui où nous allons partager nos découvertes et dieu sait que j’en ai fait quelques-unes. Elles nécessitent un œil extérieur et peut-être quelques informations supplémentaires que les trois autres ont sûrement, mais elles apportent déjà plus que ce qu’on a pu apprendre ces derniers mois.
Alors je trépigne d’impatience. Je tourne en rond dans mon salon comme il y a deux semaines lorsque Nora a ramené les livres. C’est comme une boucle qui se termine. Mais cette fois, pas question de me laisser distraire lorsque Riley arrivera et surtout, on ne s’émerveille pas devant les victuailles que va sûrement ramener Nora. J’ai même fait en sorte de me faire un déjeuner assez conséquent pour être sûr de ne pas être tenté par quoi que ce soit pendant notre réunion.
Bon, je vais aussi beaucoup faire jouer le mental hein ! Ne plus avoir faim n’est jamais suffisant pour m’empêcher de manger des choses que j’aime.
La porte d’entrée s‘ouvre et je vois entrer Reece, Riley et Nora, les bras chargés. Ils ont tous un air sérieux sur le visage. Eux aussi sentent que les prochaines heures vont être importantes et j’ai même l’impression qu’ils ont découvert des choses importantes … vraiment importantes. Ils montent directement dans la chambre, j’en profite pour boire un coup, de quoi me donner la force de surmonter tout ce qu’on va apprendre.
J’ai peur.
Et si ce qu’on avait vécu était pire que ce qu’on croyait ? Alors que je tiens mon verre d’eau, je sens mes mains trembler. Une sorte de pression contenue qui menace de s’échapper à n’importe quel moment. Je ferme les yeux et tente de me calmer avant de rejoindre les autres.
On me retire le verre des mains et un front se pose contre le mien. On reste immobile un moment avant que Reece ne me tire à sa suite vers ma chambre.
— Allons nous débarrasser de cette source d’angoisse. J’ai un transit pourri depuis qu’on a commencé à lire ces livres ! J’ai besoin de me détacher un peu de mes toilettes.
Je ris et le suis dans les escaliers. Mon meilleur ami a toujours la phrase parfaite pour détendre l’atmosphère et me faire sourire. Nous entrons dans la chambre et je me dirige instinctivement vers Riley qui m’attire contre lui. Il m’embrasse avant de passer sa main dans mes cheveux, comme pour me donner un peu de courage.
— On y est presque.
J’hoche la tête et récupère mes notes sur le bureau. On s’installe tous par terre ou sur mon lit puis on se regarde, chacun tenant entre ses mains un carnet de notes.
— Qui commence ? je demande.
— Ok, je le fais ! se propose Reece. J’ai quelques trucs sur l’origine de la Léthé. Je pense que ça peut être sympa de comprendre déjà d’où ça vient et comment ça fonctionne avant que vous ne racontiez ce que vous avez sur l’Alètheia !
On approuve tous les trois. Mieux connaître la Léthé nous aidera peut-être à faire la lumière sur quelques trucs que l’on a pas forcément compris … en tout cas, moi, il y en a.
— Alors, pour commencer, la Léthé n’a jamais commencé à cause de la dernière guerre !
— Comment ça ? Cette année encore au lycée il nous rabâche les oreilles comme quoi le gouvernement a tout fait pour préserver la paix ici !
— La guerre a servi de prétexte. L’un des livres que j’ai lu explique que le gouvernement aurait développé la Léthé bien avant et se serait servi de la Grande Guerre comme prétexte pour enfin la mettre en place. Il sentait le peuple se révolter de plus en plus contre les normes de la société. Pour lui, les gens commençaient à prendre trop de liberté. Ils aimaient différemment, ils vivaient différemment, ils pensaient différemment. En gros, ils étaient de plus en plus contre les décisions que le gouvernement prenait et des principes qu’il voulait inculquer. Alors les personnes les plus puissantes du pays ont engagé les meilleurs scientifiques pour trouver une solution pour asservir le peuple, le rendre beaucoup plus docile.
La Léthé … ils ont créé la Léthé pour nous rendre faible d’esprit et incapable de riposter face à leurs décisions. Ils l’ont fait pour se protéger de nous et non pas pour nous protéger. Je m’en doutais, mais en avoir la confirmation et apprendre que leur but principal était vraiment de nous rendre incapable de penser autrement que comme des parfaits toutous du gouvernement … ça ne rend la situation que moins supportable.
— Et tu as découvert comment fonctionne la Léthé ? lui demande Riley. Tu sais par quoi les scientifiques sont passés ?
— Ils ont utilisé l’invisible.
Mes sourcils se froncent d’incompréhension et je vois que Riley et Nora sont dans la même situation que moi.
— Les ondes, nous répond Reece. Le vrai nom de la Léthé est d’ailleurs l’onde de Léthé. Les scientifiques ont utilisé une certaine catégorie d’onde pour provoquer des amnésies chaque année.
— Les piliers de ferraille ! je réagis directement.
— C’est ça ! En fait, c’est pas juste de la ferraille d’un temps passé et qui ne sert plus à rien. C’est de là que viennent les ondes au Nouvel An ! Ils ont été construits bien avant la Grande Guerre. Le gouvernement a fait croire à une expansion du réseau de communication, puis après la guerre, ils se sont excusés de leurs constructions en expliquant qu'elles avaient été trop dégradées par les combats qui se sont déroulés autours et qu’elles ne serviront finalement à rien.
Simplement un mensonge supplémentaire à rajouter à la longue liste du gouvernement.
— On sait quels types d’ondes ils utilisent ? demande Riley.
— Des ondes électromagnétiques à première vue. On ne sait pas à quelle fréquence ou quelle puissance, mais assez fortes pour perturber l’activité électrique du cerveau humain. Mais d’après les bouquins que j’ai lus, certaines personnes sont toujours à la recherche d’un moyen de neutraliser cette onde. Ils disent qu’ils auraient réussi à contrôler l’Alètheia mais pas les effets de l’onde de Léthé. Mais je n’en sais pas plus que ça. Ces livres étaient vraiment centrés sur le côté physique du phénomène.
C’est peu si on considère qu’on sait la nature de la Léthé mais qu’on reste incapable de savoir comment elle fonctionne exactement pour la contrer. Cependant, on en sait aussi plus sur l’hypocrisie de notre société. On ne peut peut-être rien y faire mais si l’un d’entre nous avait encore des œillères quant à l’amas de mensonges que représente notre gouvernement, il ne les a plus désormais. Nous sommes tous les quatre bien trop conscients, maintenant, de la face cachée de notre monde.
— Ah si, reprend Reece. Il y a quelque chose qui apparaît dans plusieurs passages. Ça ne nous aidera en rien, je vous préviens, mais je pense que vous devez le savoir. … Les Limbes existent vraiment.
Les limbes ? Ça me dit quelque chose mais je ne vois pas quoi. Je réfléchis un court moment avant que ça fasse tilte dans ma tête. Mais oui ! Les Limbes ! Ce refuge pour les personnes qui ont tout oublié lors de la Léthé et surtout, qui ont totalement été oubliés par leur entourage. Alors comme ça, elles existent réellement ?
— Il paraît qu’il existe des centaines de villes dans tout le pays et que le plus grand n’est pas loin de chez nous. Ils sont introuvables pour quiconque ne connaissant pas exactement leur emplacement.
— Mais comment les personnes qui ont tout oublié font pour y aller ? lui demande Nora.
— Il y a des personnes qui surveillent les environs et font remonter tout ça aux Passerelles.
— Les Passerelles … ceux même qui autorisent l’entrée dans le marché noir ? je fais remarquer.
— Bingo Jamie. Ces Passerelles là ! Je ne sais pas à quoi ressemblent les Limbes mais à première vue, le QG de ceux qui gèrent tout ça doit être balèze. Parce qu’il y a du monde qui se réfugient là-bas et que pour gérer le marché noir, leur système électrique doit être monstrueux.
J’aimerais tellement rencontrer les personnes qui travaillent dans les limbes, savoir ce qu’ils font exactement, comment ils le font surtout et puis, pourquoi pas, pouvoir aider les gens à mon tour en travaillant là-bas en tant que bénévole. Mais encore faut-il que je me souvienne de tout cela l’année prochaine. C’est pour ça que c’est à notre tour de dévoiler ce que l’on a appris sur la Léthé et surtout pour le coup, à propos de l’Alètheia. Notre seule moyen, à première vue, d’échapper à une nouvelle amnésie de grande envergure.
— Bon, qui se lance ? je demande à Riley et Nora.
Finalement, je suis le premier de nous trois à parler. J’ai des informations assez générales alors j’espère simplement qu’ils pourront compléter ce que j’ai trouvé.
— Alors l’Alètheia est personnelle, je commence. Il est vraiment fabriqué sur mesure pour chaque personne à partir de nos trois ans. C’est pour ça que l’on a aucun souvenir datant d’avant cet âge-là. Ils ont tous été effacés. La seule chose qui reste dans l’esprit d’un bébé, c’est sa famille proche. Je pense qu’il y a trop de facteurs qui entrent en jeu pour que ce soit effacé. Les sons, les images, les odeurs, le toucher … Il semblerait que chez un enfant de moins de trois ans, l’affectif joue énormément sur les souvenirs. Mais il n’y a pas d’explications prouvées scientifiquement.
Est-ce qu’avoir la réponse à ce mystère pourrait faire avancer les choses ? … A bien y réfléchir, oui. Si ça se trouve, lorsqu’on est bébé, notre corps sécrète une hormone particulière qui protège le cerveau des ondes de Léthé … ou alors à cet âge-là, ces ondes ne peuvent pas atteindre la zone du cerveau où se trouvent les souvenirs. Je n’en sais rien en fait. Je suis totalement nul en biologie, je ne sais même pas si cette zone a un nom ni comment fonctionne un cerveau humain.
— Et un point très important, je rajoute. L’Alètheia a une durée de vie limitée. Elle doit être prise moins d’un mois après sa fabrication.
— Il y a des risques à la prendre plus tard ? demande Reece.
— Il paraît que les souvenirs peuvent être altérés. Le mieux est de prendre le traitement le plus rapidement possible pour avec des souvenirs intacts. Dans le mois suivant, il peut manquer certains détails mais après ça, des souvenirs entiers peuvent manquer. Il y a même des suspicions de déformations lorsque la capsule de l’Alètheia est abîmée.
— Et un de vous trois a trouvé comment ils récupèrent les souvenirs ?
— Les oreilles, lui dit simplement Nora.
Les oreilles ? … Oh oui ! On en avait déjà entendu parler une fois lors de nos premières lectures, mais je ne sais toujours pas ce que c’est et à première vue, Reece non plus n’en sait rien. Riley, lui, fouille dans ses notes. Il a dû trouver des informations sur ce sujet et, le connaissant, il les a rassemblées sur une seule et même page. Il farfouille ses carnets de notes avant de trouver la page qu’il cherche.
— Les oreilles, s’exclame-t-il. Ce seraient des machines qui liraient les souvenirs dans l’esprit des gens. Il y aurait un système d’électrode placé au niveau de la tête de la personne et l’injection d’un stimulateur de mémoire. Et hop, alors que les souvenirs défilent dans son esprit, la machine les récupère pour les condenser en une gélule d’Alètheia.
— Elles sont appelées oreilles parce qu’elles écoutent, complète Nora. Elles entendent tout ce que nous avons vécu en une année, tous nos plus grands secrets, les meilleurs comme les pires. Elles auraient pu être les confidentes, mais à première vue, le gouvernement devait vouloir un nom qui ne laisse pas vraiment penser à une machine. Elle ne laisse même penser à rien en vrai.
— On dirait les vieilles colporteuses du village, celles qui entendent toutes les rumeurs et qui savent tout sur tout le monde, se moque Reece sûrement pour rendre les choses moins effrayantes.
Parce que si j’avais déjà peur au début, là je suis encore plus effrayé. Parce que plus les minutes passent et plus ce que j’apprends à quel point ce gouvernement et ses inventions sont bien plus intrusives que je ne le pensais. Une machine a été inventée pour lire nos souvenirs et les trier et surtout, tout ceci est effacé de notre esprit. On nous vole des souvenirs tout en faisant en sorte qu’on finisse par penser qu’il s’agit simplement d’un phénomène magique, voire totalement naturel.
— Mais, je finis par demander, comment cette machine peut savoir quels souvenirs elle doit retirer ?
— Il doit y avoir une programmation particulière, me répond Riley. Tout dépendra de la manière dont les Oreilles captent les souvenirs. Si c’est à base d’images, il y a peut-être un système de reconnaissance visuelle. Par exemple s’il y a une personne malade, le souvenir doit être effacé, s’il voit deux personnes du même sexe s’embrasser, pareil. Ça peut aussi fonctionner par capteur émotionnel. Si la machine ressent une émotion négative comme la tristesse, la colère, le deuil et encore d’autres, il sait qu’il doit supprimer le souvenir en rapport avec cette émotion.
Ça me laisse perplexe. Une machine peut-elle être aussi intelligente ? Si c’est le cas, personne ne s’est jamais dit qu’à force de les rendre performantes, elles pourraient finir par gagner en puissance et prendre le contrôle ?
— Du coup, qui la manipule ? je continue. Je doute qu’on y fasse la queue et hop voilà c’est fait, on oublie qu’on l’a fait et tout va bien dans le meilleur des mondes !
Personne ne répond. J’entends le bruit des pages du carnet de Riley que l’on tourne rapidement. Nora en fait de même et Reece prend mes livres pour feuilleter les tables des matières au cas où je serais passé à côté de quelque chose.
— Et si, commence Nora, c’était ces petites mains dont parlaient le livre qu’on a lu la dernière fois ?
— De quoi tu parles ? intervient Reece en fronçant les sourcils.
— Des petites mains ! On a vu ça dans un livre, il y a plusieurs mois, dans les premiers livres qu’on a lu ! Mais … je crois que tu n’étais pas là ! Attendez voir …, marmonne-t-elle en tournant les pages de son carnet le plus vite possible. Là ! « Les confessions changent d’oreilles et les petites mains s’activent afin que tout soit prêt pour le jour J. ». On sait maintenant que les Oreilles sont les machines qui extraient nos souvenirs pour les mettre dans l’Alètheia. Mais du coup, les personnes qui les manipulent doivent être ces petites mains !
— Ça parait logique, j’admets, bien que toujours perdu.
— Tu as bien dit petites mains ?
— Oui, pourquoi ?
— Des petites mains ? Tu es sûre ?
Je me tourne vers Reece. Ce n’est pas forcément son genre de demander à ce qu’on répète plusieurs fois le même mot. En plus de ça, je sens que tout son corps s’est tendu comme si ce qu’il … Non … Impossible.
— Je connais une petite main, lâche-t-il alors, le visage fermé et les dents serrées.
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