Je laisse tout tomber à côté de moi et soupire. Oui j’ai peur. Mais de quoi ? D’oublier à nouveau mes sentiments et Riley ? Forcément. Mais il y a forcément plus parce que sinon je profiterais de chaque instant que j’ai avec lui avant les douze coups de minuit, comme la superbe Cendrillon que je suis.

Sauf que … j’ai peur de ce que je pourrais faire avec lui. Bon, j’ai déjà fait énormément de choses avec lui, on ne va pas se mentir, et pas qu’une fois, mais on s’est toujours refusé d’aller jusqu’au bout. Dieu que cette expression est idiote. Tout ce qu’on a fait lui et moi reste du sexe mais il y a une étape qu’on a refusé de franchir jusqu’à présent et j’ai toujours pensé que je la franchirai le jour de Nouvel An. Une sorte de nouvelle première fois sur fond d’apocalypse. Un peu comme ces personnages de romans ou de films qui pensent qu’ils vont mourir et se décident à avouer leurs sentiments à la personne qu’ils ont toujours aimée.

Mais il est bien là le problème. Ça m’effraie. Pas de le faire, mais d’oublier à nouveau cette « première fois ». Alors ouais, je pourrais à nouveau la vivre encore et encore. Certains rêvent sûrement de pouvoir revivre certaines de leurs premières fois, mais moi non. Je veux juste la vivre une fois avec le garçon que j’aime et en vivre d’autres après ça. Comme notre premier voyage à deux, notre premier appartement ensemble, et d’autres choses que les couples standards font.

Je crois que j’ai peur qu’il m’en veuille pour ça. Parce que lui attend sûrement ce moment. Peut-être que lui aussi, il attend ce jour pour qu’on couche ensemble.

Et c’est après avoir pensé tout ça que j’ai envie de me frapper la tête en me traitant d’imbécile. Je parle de Riley … mon petit-ami beaucoup trop parfait, pas d’un quelconque gars qui me forcerait à faire ce qu’il veut. Riley est loin d’être comme ça, pour chaque chose qu’on a pu faire ensemble, lui et moi, il a toujours été vigilant à ce que je sois consentant, à respecter mes envies autant que les siennes, à être sûr et certain que je me sente bien, à l’aise, etc. Alors de quoi j’ai peur ? Je suis en train de paniquer pour rien.

Je panique parce que je vais sûrement gâcher notre Nouvel An alors que, si ça se trouve, je vais l’oublier dans quelques heures, tout ce qu’on a fait n’aura servi à rien et je me retrouverai à nouveau sans Riley dans ma vie. Aujourd’hui est peut-être notre dernier soir ensemble et moi je suis là à broyer du noir.

J’attrape mon téléphone et y découvre plusieurs messages non-lus. Trop occupé à m’apitoyer sur mon sort, je ne l’ai même pas entendu ni même senti vibrer.

Le premier message est de Jude. Cette année, il a préféré faire Nouvel An à la maison et je le comprends. Même si, à première vue, ses symptômes de manque ont diminué, il reste très épuisé et il n’est pas à l’abri d’une pulsion qui le fera rechuter. C’est pour cela qu’il a préféré éviter toutes les fêtes auxquelles il était invité. Il me dit qu’il est fatigué et va aller se coucher. Il en profite pour me souhaiter en avance une meilleure année.

« Bonne année à toi Judie. Je te promets que l’année prochaine sera bien meilleure que cette année. Je prendrai toujours soin de toi même si tu oublies tout. Je t’aime frangin. »

J’envoie le message et passe à celui de Riley. Ses parents viennent de partir pour leur soirée du Nouvel An et je peux donc venir dès que je suis prêt. Je ne lui réponds qu’un simple ok. C’est donc officiel. Je serai seul avec mon petit-ami. Mes mains deviennent moites. Pourquoi est-ce que je suis comme ça ? J’ai déjà décrété que j’avais pas à paniquer comme ça mais je ne peux pas m’en empêcher.

Le dernier message est de Reece.

« Bonne année en avance Darling. La ligne va être saturée à minuit alors autant prendre de l’avance. En plus, je passe le Nouvel An avec ma sœur alors à minuit, je risque de paniquer en la voyant. Peu de chance pour que je pense à t’envoyer un message pour te souhaiter une bonne année. Je t’aime bébé et merci d’être toujours là. »

Étrangement, c’est ce message qui provoque le déclic. Reece va passer la soirée avec Nora, il sait qu’à minuit, il aura oublié leur lien de famille et ne verra en elle que la Chouette qui le traumatisait. Ça ne l’empêche pourtant pas de rester avec elle ce soir et ça, pour une simple raison. Elle est de sa famille, il l’aime et il veut passer le plus de temps avec elle. Et si j’arrêtais de m’apitoyer sur mon sort, je serais moi aussi déjà en train de profiter des dernières heures de l’année avec une personne que j’aime.

« Bonne année beau gosse. Appelle-moi lorsque tu auras tout oublié, je pourrai te raconter comment je me serais retrouvé chez un mec que je ne connais pas. Je t’aime et merci de m’avoir supporté encore une année. »

Je tape cette réponse le plus rapidement possible et attrape mes affaires. Je range précautionneusement le carnet que j’ai fini de remplir tout à l’heure, l’Alètheia dans ma poche et sors en courant de la cabane. Je dois aller chez Riley pour profiter le plus possible du gars que j’aime. Je lui dirai ce dont j’ai envie et je sais qu’il m’écoutera, parce que c’est ce qu’il fait à chaque fois. Je n’ai pas à paniquer avec lui parce que je sais comment il est et à quel point il se soucie de mes envies et de mes pensées.

Alors, je me dépêche. J’ai un garçon à retrouver et à enlacer, à aimer et à admirer jusqu’à la dernière seconde que l’on me donnera avant l’onde de Léthé. Je veux qu’il soit la dernière image que je verrai avant de tout oublier de cette année.

Je prends le premier bus mais les routes, enneigées, ne font que me ralentir. Alors je descends et je cours dans les rues, menaçant de tomber à chaque plaque de verglas qui croise ma route. Je jette de temps à autre un coup d’œil à mon téléphone pour voir l’heure qu’il est. Dix-neuf heures, ce qui me laisse environ cinq heures pour profiter du garçon que j’aime, à condition que j’arrive rapidement et entier chez lui.

J’ai bien dû être à deux doigts de chuter une bonne centaine de fois, mais me voilà, face à la porte de la maison de Riley. Sans même prendre le temps de reprendre mon souffle, je frappe. Une poignée de secondes plus tard, le beau visage de Riley apparaît à l'embrasure. Un énorme sourire prend place sur nos deux visages. Je crois qu’il a eu peur que je ne vienne pas … Je crois même qu’il a peur, tout court, parce que la manière dont il m’attrape par la main pour me serrer dans ses bras semble trop maladroite, pressée par le temps.

— Je … commencé-je.

— Je sais, me coupe-t-il. Je suis content que tu sois là. Je ne sais pas ce que j’aurais fait s’il avait fallu que je passe ce nouvel an sans toi.

— Est-ce que … est-ce que ça te dérange si on passe la soirée simplement dans les bras l’un de l’autre ? Je n’ai pas vraiment envie de faire quoi que ce soit. Je crois que j’ai surtout besoin de sentir que tu es avec moi.

— Je n’en demande pas moins.

Il verrouille la porte d’entrée et me conduit jusqu'à sa chambre. Je souris en voyant qu’il a déjà installé un pique-nique sur le sol de la pièce. Il m’invite à m’asseoir d’un côté et me montre tout ce qu’il a préparé. Il n’y a que des choses que j’aime et je me mets à manger avec plaisir. Mais pour dire la vérité, il aurait pu faire n’importe quoi, la simple attention me plait. Il s’est donné du mal pour notre dernière soirée de l’année alors que moi, j’ai failli ne jamais venir parce que j’avais peur. Et cette pensée finit par me rendre mal.

— Eh ! Ça ne te plait pas ? me demande Riley, soucieux.

— Si. Si, ça me plaît. Mais je ne mérite tellement pas tout ce que tu fais. Je ne te mérite même pas.

— Bébé, dis pas ça.

— Si ! J’avais peur de venir ! Riley, j’ai failli louper notre dernière soirée ensemble parce que j’avais peur !

— Ce n’est pas notre dernière soirée ensemble !

Il me crie ça et pourtant, je le vois dans ses yeux et dans sa voix. Il dit ça pour tenter de me rassurer, mais lui non plus n’en est pas sûr. Je vois ses mains commencer à trembler et la peur refaire surface chez lui. Je sens les larmes me piquer les yeux et je vois Riley dans le même état que moi. Pourtant, on ne bouge pas. On continue à se regarder droit dans les yeux en pleurant. On a l’air totalement misérable. Alors je finis par rire.

— On a l’air crétin comme ça, je lui dis.

— C’est toi qui a commencé à chialer, me répond-il en riant à son tour.

Il se lève et s’installe sur le lit. Il tapote doucement à côté de lui et d’un signe de tête m’invite à venir m’installer. Je ne perds pas un instant avant de m’allonger à mon tour. Face à lui, j’observe son visage comme si c’était la dernière fois. Et ça peut l’être effectivement.

— Je t’aime, je chuchote comme si c’était un secret.

— Je t’aime.

Et je m’installe entre ses bras.

— J’ai peur de t’oublier, toi et toutes ces choses qu’on a faites, je lui avoue. J’aimerais que l’année prochaine, on puisse vivre de nouvelles choses, de nouvelles premières fois. J’aimerais qu’on voyage, qu’on sorte manger dehors rien que tous les deux, qu’on finisse par se prendre un appartement une fois que moi aussi je travaillerai. C’est nian-nian, mais j’aimerais bien avoir une vie comme ça. Comme …

— Comme les autres ?

— Hum … Comme n’importe quel couple, je complète. Mais si on s’oublie à nouveau, ce sera impossible. Parce qu’il faudra tout recommencer, à nouveau. Et encore, on n'est même pas sûr d’arriver à nouveau à ce niveau de notre relation. On n'est même pas sûr de s’aimer à nouveau.

— Jamie, bébé, regarde-moi.

Je lui obéis et me retrouve happé par son regard.

— On s’aimera. On pourrait bien s’oublier à nouveau voire oublier toute notre vie, on s’aimera encore et encore. Parce qu’on s’est déjà aimé une première fois, une seconde fois et même une troisième. Alors on s’aimera une quatrième fois. Moi en tout cas, je t’aimerai. Que ce soit quatre, dix ou cent fois, je sais simplement que je t’aimerai.

Il ponctue chacune de ses phrases par un baiser et je ne peux que recevoir chaque mot, chaque je t’aime et chaque baiser tel qu’il me les offre.

— Alors quoi qu’il arrive, moi aussi, je t’aimerai, je réponds après son dernier baiser. Quatre, dix ou cent fois, je t’aimerai aussi.

— Tant mieux, dit-il simplement.

Il serre à nouveau son étreinte et cette fois-ci, nous ne parlons plus. Mon visage à quelques centimètres du sien, je reviens à ma contemplation précédente. Je regarde ses yeux, essayant d’ancrer dans ma mémoire la teinte exacte de ses iris. J’admire la courbe parfaite de son nez et de ses lèvres et retrace du regard la ligne de sa mâchoire. Je dépose quelques baisers sur ses lèvres. Juste en surface. Il ferme les yeux mais n’approfondit pas le contact, juste ses mains dans mon dos et ses doigts glissant sous mon pull.

Je ne sais pas combien de minutes ou d‘heures passent mais elles sont douces et j’aimerais qu’elles ne s’arrêtent jamais. Ou plutôt, qu’elles s’arrêtent maintenant et n’atteignent jamais la journée de demain. Si je pouvais figer cet instant, je le ferais.

Une sonnerie vient interrompre notre moment. Riley se met à soupirer et ses mains quittent ma peau le temps d’attraper son téléphone.

— J’ai mis un réveil cinq minutes avant minuit. Je ne savais pas ce qu’on ferait et … j’ai pensé que puisqu’on se souviendra pas l’un de l’autre jusqu’à ce qu’on ait pris l’Alètheia, il serait préférable qu’on ne soit pas dans une position …

Il n’a pas vraiment besoin de finir sa phrase pour que je comprenne. Dans cinq minutes, on ne se souviendra pas de l’autre, ce sera déjà un choc de voir un inconnu face à soi. Mais si en plus de ça, cet inconnu et nous sommes nus ou, comme maintenant, dans les bras l’un de l’autre, le choc pourrait être plus rude. Alors je me redresse, suivi de Riley. On s’installe en tailleur, l’un face à l’autre. Je ne peux pas m’empêcher de l’embrasser une dernière fois.

D’un baiser qui a un goût amer. L’amertume d’un adieu que l’on ne désire pas.

D’un baiser qui a un goût salé de larmes que l’on ne peut retenir.

D’un baiser au goût de tristesse.

D’un baiser au goût d’amour.

Je romps le baiser et ferme les yeux. Je veux que ma dernière image de lui soit celle de notre baiser. Et j’attends.

Une église se met soudain à sonner. La nouvelle année est là. J’ouvre les yeux et sursaute. Où est-ce que je suis ?

Et qui est ce gars avec moi ?