Chapitre 7 - La cour des raclées
Centre pénitentiaire d'Aix-Luynes, Louis Van-Hecke s'apprête à sortir du couloir. De la cour de promenade, un discret halo pénètre dans le bâtiment et diffuse un mince rai de lumière sur la file des détenus. Les candidats volontaires à la rituelle sortie vont bénéficier, une heure durant, du pauvre soleil empêché de briller par l'imposante enceinte de la prison. Les gardiens s'écartent, les hommes sortent. Le mirador projette son ombre menaçante sur le sol, tandis que les groupes se forment, ça et là. Lui reste seul, adossé au mur. Il se sait observé, chaque arrivant fait l'objet de ce traitement de la part des anciens. Ici, le français et l'arabe sont parlés majoritairement, mais parfois, d'autres résonances, d'autres sonorités se mêlent à ces deux langues. Van-Hecke allume une cigarette. Quatre mecs le fixent, ils ont l'air de parler de lui. L'un d'eux se détache des autres et s'approche.
— Tu me donnes une cigarette, lui demande-t-il avec un accent que Louis ne connaît pas ?
Il ne veut pas d'histoire et met la main dans sa poche pour sortir son paquet de Marlboro. Le poing de l'inconnu s'abat sur sa mâchoire. En quelques secondes, un attroupement s'est formé autour d'eux. Les deux gardiens ne peuvent intervenir, ils risqueraient d'y laisser des plumes. L'un d'eux appelle, de son talkie-walkie, pour réclamer des renforts. L'autre, sifflet à la bouche, redouble d'ardeur, striant sans discontinuer les oreilles des spectateurs. Il ne calme personne, au contraire l'excitation générale grandit.
Louis s'est déjà redressé, il sait qu'il doit se faire respecter. Il a boxé dans sa jeunesse et son coach lui promettait une belle carrière. Il ne donnera pas suite et laissera tomber le noble art dès l'âge des premiers flirts. Manifestement, il n'a pas tout oublié. Son poing cueille le menton de son adversaire, qui s'écroule. Les spectateurs vocifèrent, pariant sur l'issue de ce combat de coqs. L'un de ceux qui était avec son assaillant s'écrie.
— Vrasin atë, Arben.
Un autre renchérit.
— Hakmerremi, Costa, hakmerremi Costa.
Il poursuivent leurs encouragements en répétant : Arben, Arben, Arben. C'est sans doute le nom de leur compagnon.
Mais le dénommé Arben est en grande difficulté, alors il fait signe à Van-Hecke qu'il abandonne et lui tend la main. Quand celui-ci la saisit, l'autre lui décoche un violent coup de pied dans les parties. Le Nordiste met un genou à terre, Arben continue de lui latter la tronche sous les cris de la foule électrisée. Louis est rude au mal, il a appris à encaisser. Bien qu'à terre, il réussit à se saisir de la jambe d'Arben et l'entraîne au sol avec lui. Les deux roulent dans la poussière, soulevant un nuage qui s'élève et masque partiellement la scène. Pendant un court instant, le combat n'est plus que sonore. On entend les chocs, les cris de rage et de douleur. Quand l'âcre fumée s'estompe, Louis est assis sur son adversaire et le frappe encore et encore au visage. Son ennemi ne réagit plus, il est inconscient. Ses trois amis se jettent sur Louis, l'arrachent à sa proie et entreprennent de le rosser. Un cri s’élève.
— Oh, les Albanais, lâchez-le, sinon on va vous crever.
Aussitôt, c'est le chaos, le reste des détenus s'en prend aux amis d'Arben qui subissent la loi du nombre. C'est la curée, si personne n'arrête ça, il va y avoir des morts.
Enfin, les matons sont là. Ils ont déplié en hâte un tuyau et un jet d'eau surpuissant s'abat sur la meute de fauves enragés. Il est impossible à quiconque de résister. Tous s'éloignent ou s'abritent comme ils le peuvent.
Tous, sauf Louis et Arben qui gisent encore par terre.
À cet instant, la police, appelée en renfort, investit l'arène. Sa présence est indispensable. Il faut bien une demi-heure pour apaiser tout le monde et faire réintégrer leur cellule à la majorité des détenus. Ceux qui restent sont les blessés. Les trois Albanais, Arben et Louis. Le plus touché d'entre eux est incontestablement Arben !
Direction l'infirmerie. Les deux combattants, particulièrement atteints, doivent rapidement recevoir des soins. Louis porte les stigmates de la bagarre. Par chance, il n'a rien de cassé, bien que ses yeux au beurre noir et sa mâchoire déboîtée laissent entrevoir le traitement qu'il a subi. Pour Arben, les choses sont plus sérieuses. Son nez est fracturé, mais surtout, son visage est en bouillie. Van-Hecke, fou de rage devant la traîtrise de l'Albanais, s'est acharné sur lui. Une fois les plaies nettoyées, les soignants soupçonnent d'éventuelles fractures. Une ambulance l’évacue vers l'hôpital le plus proche. Louis est dans de beaux draps...
Louis Van-Hecke est placé au mitard. Cette mesure disciplinaire est injuste, mais il a causé trop de dommages. Tout bien considéré, c'est préférable. Les amis d'Arben lui feraient volontiers la peau. Là, au trou, il est protégé.
Ses tempes lui font mal, les coups de pieds qu'il a reçus quand il était au sol ont été décochés latéralement. Par réflexe, ses bras recouvraient sa face. Les chocs encaissés ont donc heurté les deux côtés de son crâne. Pour l'heure, une forte migraine le met au supplice. Il n'a pas la force de penser à ses malheurs. C'est heureux, car le sort s’acharne sur lui depuis quelques jours.
*
Quelques heures plus tard, les fauteurs de troubles sont entendus par les instances disciplinaires de la prison. Arben ne peut être présent, mais ses trois amis sont là. Besnik, Dritan et Krenar font face à Van-Hecke. Le directeur de l'établissement pénitentiaire mène les débats.
— Alors, Monsieur Louis Van-Hecke, quelle est votre version des faits.
Le Nordiste lui raconte ce qui s'est passé.
— Vous êtes en train de me dire que vous avez été agressé. Mais pour quelle raison.
— Je n'en sais rien, je ne connais pas ces mecs, j'ignore même la langue dans laquelle ils s'expriment.
— Ils sont Albanais.
Le regard de Louis est interrogatif.
— Je ne connais pas d'Albanais.
Les complices d'Arben nient les faits, selon eux, c'est leur ami qui a été pris à partie. Il n'a fait que se défendre et c'est au moment où ils ont vu Van-Hecke s'acharner sur lui qu'ils sont intervenus pour lui sauver la vie.
— Les autres détenus croyant que nous étions quatre contre un seul ont foncé dans le tas, dit Dritan.
— Ils nous ont roués de coups alors que nous voulions simplement protéger Arben, ajoute Krenar.
— Vous avez vu dans l'état où se trouve notre frère, conclut Besnik.
— Demandez aux autres, pas aux Albanais, ils diront la même chose que moi, proteste Louis.
Quelques protagonistes seront interrogés. Aucun ne se souvient de ce qui s'est passé, personne n'a rien vu ! La loi de la prison est ainsi, on ne dit rien aux matons. Cette omerta risque de coûter très cher à Van-Hecke.
*
Demain, le suspect doit rencontrer l'avocate commis d'office : Maître Annick Bergeron. Elle assistera son client devant Monsieur Boghossian, nommé juge d'instruction de l'affaire du meurtre dont il est soupçonné. De nouveaux éléments sont venus enrichir le dossier d’accusation.
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Annick Bergeron a vingt-neuf ans, ses parents font partie de la petite bourgeoisie marseillaise. La famille habite un appartement du Boulevard Périer. Dans son entourage, on ne jure que par le travail et la méritocratie. Pas de passe-droit, on doit faire ses preuves. C'est exactement ce qu'Annick tente de faire depuis trois années, acceptant de défendre ceux qui n'ont pas la chance de pouvoir s'offrir les services d'avocats reconnus. Il ne fait aucun doute qu'un jour un cabinet d'avocats l’enrôlera, car elle est méthodique et patiente. Ce n'est qu'une question de temps.
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