Chapitre 9 - L'inaudible audition
Il y a du monde autour du juge d'instruction en ce début d'après-midi. Outre le greffier, l'inspecteur Maurin et son adjointe, un expert de la Scientifique et l'avocate du suspect sont présents. Ne manque à l'appel que le suspect lui-même. Mickaël Boghossian, qui dirige les débats, l'interroge du regard.
— Il ne va pas tarder, Monsieur le Juge. Le transfèrement (2) est en cours, vous n'ignorez pas qu'il a été placé en cellule disciplinaire ? Les procédures de sécurité prennent plus de temps pour ce type de prisonnier.
— Non, je l'ignorais. Quelle en est la raison, Maître ?
Annick Bergeron narre les événements qui ont conduit son client à séjourner au mitard.
— Cela ne m'étonne pas, dit Maurin, il a déjà été condamné pour des faits de violence quand il habitait dans le Nord. Son profil est celui d'un bagarreur.
— Je vous prie de garder vos jugements personnels pour vous, nous sommes là pour parler de l'affaire Hasani et de rien d'autre.
L'inspecteur baisse la tête en signe d'assentiment, il sait qu'il doit se calmer pour ne pas braquer le magistrat inutilement. De toute manière, il est confiant, les nouvelles avancées du dossier vont démontrer que son instinct ne l'avait pas trompé...
Louis Van-Hecke, escorté par une paire de policiers, fait son entrée. On lui ôte ses menottes et il prend place entre ses deux cerbères, face au bureau.
Il salue brièvement l'assistance et l'entrevue commence. Mickaël Boghossian résume les faits qui lui sont reprochés ainsi que le cadre judiciaire dans lequel se poursuit l’enquête de police.
— Monsieur l'Inspecteur, en date du 11 mars, soit quatre jours après le meurtre, la mise en détention du suspect a été prononcée. En cette occasion, et au vu du dossier, j'ai délivré une commission rogatoire pour permettre la poursuite des investigations. Avez-vous du nouveau ?
Maurin n'aime pas ce jeune juge, il le trouve trop rigide, trop formaliste. Pourtant, il en a connu des auditions... Les prédécesseurs de Boghossian avaient une autre manière de mener les débats. Ils ne s'exprimaient pas avec ce ton ampoulé, et même s'il s'adressait à eux avec le respect qui leur était dû, ils étaient plus ouverts, plus chaleureux.
— Oui, Monsieur le Juge, dit-il en détachant chaque syllabe, nous avons du nouveau. Comme vous le savez, les données du portable de la victime ont été analysées. Nous n'avions pas eu l'opportunité d'en faire de même avec le téléphone du suspect car nous devions d'abord vérifier si celui-ci contenait d'autres traces d'ADN que celles de Van-Hecke. En effet, si un autre profil génétique avait été identifié, cela aurait semé un doute sur la culpabilité du prévenu. Je tiens à rappeler que l'accusé a déclaré que son téléphone avait été réintroduit chez lui, suite à l'effraction de son domicile. Effraction ayant eu lieu après son arrestation. Or, il s'avère qu'aucun autre ADN n'a été détecté par nos experts. Cela étant fait, nous avons donc pu contrôler les données de l'appareil de Van-Hecke.
Mélissa veux affiner les explications de son supérieur :
— Avant de parler du contenu de ce smartphone, précisons que l'ADN du suspect n'était donc pas présent, lui aussi, sur son propre téléphhone.
— Tiens donc, comment est-ce possible ?
— Nous avons demandé à Jacques Pellegrini, notre expert, d'assister à cette audition.
Les membres de l'assistance se tournent vers le policier de la Scientifique.
— Le support qui nous a été transmis était pollué. Plus exactement, il a été préalablement nettoyé à l'eau de Javel afin d'effacer les profils génétiques de ceux qui l'auraient manipulé. De ce fait, le téléphone n’était pas exploitable et nous n'avons pas pu réaliser les analyses qui nous ont été demandées.
— Ah, vous voyez, s'écrie Louis, on a voulu supprimer l'ADN de celui qui me l'a volé.
— À moins que vous ne l’ayez nettoyé à la Javel vous-même, lui rétorque Maurin.
— Mais bien sûr, Monsieur l'Inspecteur. J'ai voulu effacer mon propre ADN sur mon propre portable. Quel intérêt aurai-je eu de faire ça ? Si mon profil y est décelé, rien de plus normal. Si c'est celui d'un autre, je vous cite, « cela sème un doute sur la culpabilité du prévenu. » Donc ce n'est pas moi qui ai badigeonné mon smartphone à la Javel. OK ?
L'avocate jubile intérieurement, pour l'instant, son client se défend fort bien sans qu'elle n'ait à intervenir. Par précaution, elle fait signe à Van-Hecke de modérer ses propos. L'audition est loin d’être terminée. Mieux vaut ne pas froisser les susceptibilités.
Le juge relance Maurin.
— Que contient le téléphone du suspect ? Ses données révèlent-elles des informations pouvant relier Monsieur Van-Hecke à la victime ?
— Absolument, Monsieur le Juge et nous avons trouvé un numéro identique sur le répertoire des deux appareils. Il s'agit des coordonnées d'une certaine Sophie Ducreux, plus connue dans le milieu de la prostitution sous le nom de Sophia. On peut dès lors imaginer que le conflit qui opposait Van-Hecke à la victime concernait cette personne. Hasani a déjà été condamné pour proxénétisme et le casier judiciaire du suspect n'est pas vierge...
— Je tiens à apporter une précision, le casier judiciaire de mon client fait mention d'une seule condamnation, une simple rixe. Rien ne permet d'affirmer qu'il ait, de près ou de loin, un quelconque rapport avec une affaire de prostitution.
— Merci, Maître, pour cette précision. Pourriez-vous nous dire Monsieur, quelle est la nature de la relation que vous entreteniez avec la dénommée Sophia ?
— Le type de relation qu'on entretient avec une femme qui exerce cette profession, j'étais un client, point !
— Comment se fait-il que vous ayez son numéro dans la liste de vos contacts ?
— Avec Sophia, il nous arrivait de parler, c'était une chouette nana. Les aléas de la vie ont dû l'obliger à se prostituer, il suffit parfois d'une mauvaise rencontre. Nos conversations me faisaient du bien et à elle aussi, je crois, alors un jour nous avons échangé nos 06.
— Vous la voyiez souvent ?
— Vous savez, je ne suis pas un habitué de cette pratique, mais la solitude me pèse et j'ai certains besoins... J'ignore comment on peut séduire une femme. Je n'ai jamais su draguer et je suis plutôt réservé. Sophia est une très jolie fille...
Maurin l'interrompt.
— Arrêtez votre char, Van-Hecke, vous êtes jeune et beau garçon. Généralement, un type de 1 mètre 80, à l'allure athlétique, brun aux yeux bleus de surcroît, ça plaît aux dames.
— Je perds une grande partie de mes moyens face à une femme. J'ai toujours peur de ne pas être à la hauteur.
— Nous ne sommes pas en séance de psychanalyse, rétorque Mélissa, regardez au tour de vous. Vous voyez un divan ?
Cette remarque a le mérite de détendre l'atmosphère, le juge en profite pour réorienter les débats.
— Madame Lebrun, l'inspecteur et vous-même, avez-vous enquêté sur madame Ducreux ?
— Son numéro n'est plus actif, mais en contactant les opérateurs de téléphonie, nous avons pu localiser une adresse située dans le 9e arrondissement, aux alentours du boulevard Michelet.
— Je connais cette adresse, c'est là que Sophie et moi allions quand je la sollicitais.
— Monsieur Van-Hecke, vous parlerez quand je vous interrogerai. Continuez, madame ?
— Nous nous y sommes rendus et avons vérifié les noms sur chaque porte pour localiser son appartement. Son patronyme n'était pas affiché. Alors nous sommes montés jusqu'au dernier étage, lorsque le bruit d'une porte claquée et celui d'une cavalcade nous ont obligés à redescendre. Nous avons poursuivi le fuyard sans réussir à le rattraper. L'immeuble est équipé d'un système de surveillance vidéo. En visionnant les images, nous avons vu la silhouette du fugitif.
— Son visage était-il visible ?
— Non, Monsieur le Juge. Il portait une cagoule et une écharpe masquait son faciès. Nous avons néanmoins déterminé qu'il s'agissait d'un homme, son l'allure générale ne laissait aucun doute à ce sujet.
Maurin, un moment mis à l'écart, poursuit.
— La porte de l'appartement du premier étage était restée entrouverte. Nous sommes entrés, mais ce studio était désert et ne comportait aucun élément de nature à nous aider dans nos investigations. La seule chose que nous avons trouvée, c'est ce carnet. Ils ne comportent que des chiffres pouvant être des sommes d'argent et des dates inscrites sur les mêmes lignes.
L'inspecteur tend le calepin au juge, qui après l'avoir brièvement examiné le remet au greffier.
— Conservez-le, il sera utile à la rédaction du procès-verbal d'audition. Quelqu'un, a-t-il quelque chose à ajouter ?
— Et comment. Le téléphone de Van-Hecke a révélé une autre information.
— Laquelle ?
— La nuit du meurtre, son appareil a borné une demi-heure avant l'assassinat. Et vous savez où ? Dans le périmètre de l'Ange bleu. Voici une information intéressante. Non ?
— Mon client a déclaré que son téléphone lui avait été dérobé et restitué à son domicile suite au cambriolage. Il s'avère que ledit téléphone a été préalablement nettoyé à l'eau de javel. Alors, certes, il s'agit là d'une information intéressante, mais pas vraiment pour l'incriminer.
— Y a-t-il eu des appels au moment où a été constaté le bornage ?
— Oui, un seul, mais cet appel n'a pas abouti et l’appelant n'a pas laissé de message.
— À qui était-il destiné ?
— À la mère du suspect.
— Et vous croyez vraiment que j’appellerai ma maman à 2 h du matin ?
— Ce que dit mon client est sensé. S'il essayait de joindre l'un de ses contacts à cette heure-là, c'est qu'il y avait une urgence. Dans ces situations, si la personne ne répond pas, on lui laisse un message ou on lui envoie un texto. Or, il n'a rien fait de tout ça.
Mélissa est perplexe, tous les éléments à charge ne constituent pas des preuves irréfutables. Tout est interprétable. Le Juge semble en être conscient, cette affaire qu'il croyait bouclée va nécessiter un examen plus approfondi.
— Quelqu'un, a-t-il quelque chose à ajouter ?
— Nous avons les résultats des tests ADN de la carte bancaire du suspect.
— Je suis tout ouïe.
— Monsieur Pellegrini va nous apporter ses lumières à ce sujet.
— Une carte de crédit n'est pas le support idéal pour un prélèvement et une analyse génétique. L'ADN ne s'y fixe pas avec netteté et ne se conserve pas dans les meilleures conditions, répond l'expert. Quand la matière à étudier est organique, tel le sperme ou la salive, il est aisé de reconstituer le profil d'un individu. Il s'agit d'un ADN, dit nucléaire, qui permet de lire les séquences répétitives et les variations inter-individus. Il code la quasi-intégralité du génome. Ce type d'ADN identifie à 99,99 % n'importe quel être humain. Or, la matière que nous avions à disposition était tout autre. D'infimes échantillons à peine exploitables ont été contrôlés. Ils étaient incomplets et, même s'ils ont révélé une partie des gênes du suspect, ils sont insuffisants pour l'identifier.
— Tout ceci est certes passionnant, dit le Juge, et nous vous écouterions encore très longtemps si nous n'avions pas, les uns et les autres, des emplois du temps bien remplis. Que doit-on déduire de vos propos ?
— L'analyse a montré un ADN mitochondrial et non nucléaire. Il ne comprend pas les fameuses séquences répétitives qui constituent la signature génétique d'un individu. Nous avons certes des séquences communes avec l'ADN du prévenu, environ 25 %, mais d'autres plus floues ou altérées qu'on ne peut rattacher à son profil. Si un ADN mitochondrial peut disculper une personne, quand l'analyse des suites structurées ne sont pas compatibles avec celles du suspect, en revanche, il ne peut l'accuser, car il n'est pas une preuve irréfutable.
— Et comment expliques-tu ces 25 % comparables avec l'ADN de Van-Hecke, s'insurge Maurin ?
— Je ne l'explique pas Stéphane, je peux juste suggérer quelques hypothèses. Par exemple, cela peut être un mélange des ADN du suspect et d'une ou plusieurs personnes qui auraient manipulé sa carte bancaire. Ou, peut-être, a-t-on affaire au profil génétique incomplet d'un parent ?
— Tout ça pour ça ?
Le juge se tourne vers le greffier, pouvez-vous nous faire un récapitulatif de l'audition de ce jour ?
Celui-ci s’exécute et donne lecture de la séance.
— En résumé :
Concernant le téléphone de Monsieur Van-Hecke, il faut noter qu'il reprend le même contact que l'un de ceux de la victime. Il s'agit du numéro Madame Sophie Ducreux, alias Sophia, prostituée de son état. Ce téléphone a borné la nuit du meurtre dans les proches environs du bar l'Ange Bleu. Il ne révélait aucune trace d'ADN, car il avait été nettoyé à l'eau de Javel auparavant.
L'appartement de Madame Ducreux a été perquisitionné par l'inspecteur Stéphane Maurin et son Adjointe Mélissa Lebrun. Rien de vraiment concluant n'est ressorti de cette visite, si ce n'est la découverte d'un calepin reprenant des informations chiffrées et datées. Il est impossible en l'état d'en déterminer la nature. Lors de cette visite, un individu s'est enfui sans qu'il ne puisse être appréhendé. Les images vidéos désignent un individu de sexe masculin dont le visage n'a pu être identifié.
La relation qu'entretenait le suspect avec la dénommée Sophia n'était pas uniquement d'ordre sexuel. Selon les déclarations de Monsieur Louis Van-Hecke, on pourrait l'assimiler à un lien amical.
Enfin, la carte bancaire du suspect n'a pas apporté la preuve irréfutable qu'elle avait été utilisée en dernier lieu par le suspect lui-même. On y a trouvé des traces d'ADN ne permettant pas de dessiner à 100 % le profil génétique du prévenu.
— Je remercie tout le monde de sa présence et de sa participation. En l'état des choses, l'enquête de police se poursuit sous mon contrôle.
— Vous noterez monsieur le Juge que rien n'apporte la preuve de la culpabilité de mon client. Nous n'avons qu'un faisceau de présomptions. Aussi, je demande que soit étudiée très rapidement la remise en liberté de Monsieur Van-Hecke.
— Ce faisceau de présomptions est si dense qu'il ne me paraît pas opportun de donner suite à votre requête. Désolé Maître. L'audition est terminée.
(2) Terme juridique : action de transférer un prisonnier.
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