Chapitre 10 - Le bouquet de Sophia

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Un mois après le meurtre, quelque part en Haute-Provence.

D'un pas paisible, elle chemine sur le sentier. C'est devenu un rituel, tous les matins elle part respirer l'air vivifiant du plateau. La nature n'a pas encore exprimé toutes les facettes de son exubérance, mais, çà et là, des signes de son renouveau se manifestent. La citadine qu'elle est ne s'est pas aperçue que ses chaussures de sport, aux tons criards, foulent un tapis de thym mêlé d'herbes sauvages. Elle tente de s'en extraire pour préserver la plante aromatique qu'elle paye un bon prix au supermarché de la grande ville, mais il y en a partout. Elle rit de son ignorance et patauge gaiement au cœur de ces bouquets aux capiteuses senteurs. Elle en cueille un toupet et le porte à ses narines. Tiens, c'est étonnant, il lui renvoie les effluves de son parfum préféré : Ange ou Démon de Givenchy. La belle a vécu à Marseille la totalité de sa jeune vie et ses rares escapades dans les collines remontent à sa prime enfance, lorsque, juchée sur les épaules de son père, elle découvrait l'indicible splendeur du Massif des calanques.

De ces temps heureux, elle a tout oublié, un coup de massue a tout fait exploser. Elle n'oubliera jamais ce jour maudit où, à la sortie de l'école maternelle, ni son père, ni sa mère n'étaient là pour la serrer dans leurs bras. À leur place, la directrice de l'école, Madame Magallin et un policier municipal l'attendaient. La fillette n'osa rien dire quand l'enseignante l'étreignit, et, la voix baignée de sanglots, lui annonça la terrible nouvelle. Elle ne comprenait pas ce qu'elle lui racontait. Ça veut dire quoi quand on a cinq ans « ils ne reviendront plus, là où ils sont, ils te regardent et ils t'aiment, il faut que tu sois courageuse » ? La voiture, après une embardée, s'était encastrée dans la roche blanche bordant la route du Rove. Ses parents étaient morts sur le coup. La gamine, en état de sidération, séjourna durant trois mois dans un service hospitalier pour enfants. Au début, elle pensait que les adultes qui l'entouraient lui mentaient. Comment concevoir l'inconcevable ? Elle voyait bien que la vie continuait autour d'elle. Les autres petites filles avaient toujours leur papa et leur maman. Pour quelle raison ses parents ne reviendraient pas ? Le concept de la mort n'a aucune résonance à cet âge et c'est heureux. Ce sont les immenses chagrins jalonnant nos existences qui nous font prendre conscience que tout a une fin, même la vie. Les jeunes enfants, comme la plupart des adultes, ne ressentent le vide et l’effroi qu'au moment du premier deuil...

La petite fille n'avait plus de parents proches, alors les services d'aide sociale à l'enfance la placèrent, à Marseille, dans une famille d'accueil. Ensuite, ce furent déracinements sur déracinements, déménagements sur déménagements. Les familles qui l'accueillirent ne la maltraitaient pas, certaines d'entre elles tentèrent même de lui apporter un peu d'amour, mais quelque chose était cassé et les fugues se succédèrent jusqu'à ce que sonne l'âge de sa majorité.

L'évocation des souvenirs douloureux a provoqué un accès de mélancolie. Des larmes opalines baignent son beau visage et ses grands yeux noirs en amande se sont habillés de cristal.

Le long du sentier, un mince filet d'eau s'écoule, des touffes de primevères ont colonisé les parois de la ravine. Ses mains cueillent les fleurs. Un bouquet aux teintes ocrées mâtiné de mauve et de reflets blanchâtres apparaît peu à peu.

Il est l'heure de rentrer, son chéri l'attend et la patience n'est pas son point fort. Elle active le pas et redescend vers la vallée. Au loin, la petite maison qu'ils ont louée pour fuir leur passé se dessine derrière un bosquet d'oliviers. On dirait un tableau de Cézanne.

— Regarde, mon amour, je t'ai cueilli des fleurs. Elles sont superbes, je vais les mettre dans un vase.

Il est avachi dans un fauteuil en osier, la mine renfrognée, le regard noir. Lorsqu'elle se penche pour l'embrasser, il balaie d'un revers de bras le bouquet qu'elle lui tend et lui hurle dessus.

— Putain, Sophia, j'en ai ras le cul de cette pacoule (3). Ne viens pas m'emmerder avec tes fleurs.

La jeune femme ramasse les fleurs sans piper mot. Dans son esprit, son beau prince charmant est en train de perdre des points et un sentiment de révolte se fait jour. Elle ne va pas supporter ce traitement très longtemps.

Les hommes devraient savoir qu'on peut tout demander à une femme amoureuse, à condition de ne jamais la décevoir...


(3) Pacoule : mot utilisé dans le sud par les citadins pour désigner, avec mépris, le monde rural.

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