Chapitre 11 - Le café du Korab

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Deux mois après le meurtre.

Le juge d'instruction n'a pu qu’accéder à la requête de l'avocate de Van-Hecke. L'enquête n'avançant pas, le faisceau de présomptions désignant le Nordiste comme le suspect numéro un ne légitimait plus son maintien en détention provisoire. Louis est donc libre, bien qu'il lui soit interdit de franchir les limites du département. Il n'est cependant pas sorti d'affaire, à l'issue de l'instruction, si les investigations ne l'ont pas innocenté, il devra affronter ses juges et s'en remettre à la décision des jurés.

*


Maurin ne décolère pas, cette décision lui reste en travers de la gorge. Le flic expérimenté qu'il est, sait bien que la culpabilité d'un suspect ne se décrète pas, mais qu'elle se démontre. Hélas, comme trop souvent il a privilégié son intime conviction et est resté sourd aux signaux que lui envoyait son adjointe. Il doit changer de cap et s'ouvrir à d'autres scenarii. Son attitude est méritoire et démontre sa capacité d'autocritique. Il n'est pas simple pour le quinquagénaire qu'il est de mettre de côté son amour-propre et de venir demander conseil à sa benjamine. Stéphane est un homme honnête, il n'ignore pas qu'il doit revoir sa méthodologie. Il a demandé à Mélissa de le rejoindre dans son bureau.

— Nous piétinons Mélissa, ma pensée s'est trop focalisée sur la culpabilité de Van-Hecke. J'ai besoin de votre avis. Selon vous, y a-t-il de nouveaux axes à explorer ?

— Merci de la confiance que vous m'accordez, Stéphane. Je crois qu'il existe deux options qui peuvent nous permettre de faire avancer l'enquête. La première concerne Sophia. Nous devons la trouver, c'est impératif. Elle a été en relation avec la victime ainsi qu'avec celui qui demeure notre suspect numéro un. Tant qu'on ne l'aura pas interrogée, on ne saura rien des relations qu'elle entretenait avec Hasani et Van-Hecke. Son interrogatoire dira s'il faut charger ou disculper ce dernier.

— Pas facile de la tracer, il faut que nous mettions le paquet sur les réseaux sociaux. Quelle est votre deuxième option ?

— Peut-être avons-nous négligé le passé et les relations de la victime ? Il est possible que Costa ait eu des différends avec ses compatriotes. J'ai cru comprendre qu'il ne faisait pas l'unanimité au sein même de sa communauté.

— Les Albanais, bien que très actifs, sont une composante minoritaire dans la pègre locale. Ils ont leur QG dans un bar situé dans le quartier de la Belle-de-Mai. Le Korab, je crois. Il est compliqué d'y entrer sans se faire remarquer. Tous se connaissent, et, entre eux, ils parlent leur langue uniquement. Si nous débarquons à l'improviste, ils vont vite comprendre que nous sommes des poulets et on n'obtiendra rien d'eux.

— Comment faire ?

— Je suis en contact avec un indic qui les fréquente. Un Monténégrin qui a vécu en Albanie quelques années. Ce mec me doit un service. J'ai bien envie de l'appeler.

Maurin ouvre l'un des tiroirs de son bureau et en extirpe un vieux cahier Clairefontaine aux pages écornées. Il le dépose avec mille précautions sur son sous-main. Mélissa réprime un sourire, elle est en partance pour un voyage spatio-temporel au cœur du XXe siècle. Stéphane n'a pas remarqué le sourire attendri de sa coéquipière. Il tourne les pages nerveusement jusqu'à ce que son index désigne le nom qu'il cherche.

— Marko ! C'est lui.

L'inspecteur ne perd pas une seconde.

— Allô Marko ?

— Bonjour Stéphane, lui répond son interlocuteur, qu'est ce que je peux faire pour toi ?

— Tu as entendu parler de Costadino Hasani, un Albanais ?

— Tu parles du mec qui s'est fait buter il y a quelques semaines ?
— Oui, c'est de lui qu'il s'agit.

— Tu veux savoir quoi ?

— Je voudrais que tu te renseignes sur lui. Il faut que je sache s'il avait des ennemis.

— Tu sais, les Albanais sont méfiants, ils n'aiment pas trop les questions.

— Encore moins si lesdites questions sont posées par les flics. C'est pour cette raison que je te demande de m'aider et d'aller boire un café au Korab.

— Je vais me faire griller si je fais ça.

— À toi de voir si tu préfères être grillé auprès d'eux ou de moi, Marko. Dois-je te rappeler ce que tu risques si notre collaboration s'interrompt subitement ?

— Tu dois pas me menacer tout le temps Stéphane, je t'ai toujours aidé et je vais encore le faire.

— Alors fais-le vite car le temps presse.

— Tu veux ces renseignements pour quand ?

— Demain.

— Putain, t'as aucune pitié.

— Mais si, mais si. Alors je compte sur toi ?

— Je ferai tout mon possible.

— C'est exactement ce que j'attends de toi, Marko. J’espère ton coup de fil demain matin.



*

Le soir même.

Le Korab est bondé lorsque Marko pénètre dans l'atmosphère enfumée du troquet. Des arômes d'arabica et d'anis flottent dans l'air tandis que des accents aux sonorités balkaniques peuplent le brouhaha. Une dizaine de tables meublent cet espace, elles sont toutes occupées ! Au comptoir, s'agglutinent des grappes humaines qui consomment Raki sur Raki à grands renforts de clameurs et de bruit. Pourtant, dès que Marko apparaît, un silence pesant s'installe. Le pauvre Monténégrin ne sait plus où se mettre. Heureusement, le patron le reconnaît et l'interpelle en albanais.

— Oh Marko, comme je suis heureux de te voir. Ça faisait un moment que tu ne venais plus.

— Moi aussi, je suis content mon ami. Justement, je me suis dit la même chose et me voilà.

Les clients semblent apaisés et les conversations ont repris de plus belle. Marko, face au zinc s'est assis sur un tabouret de bar. Il parle avec le patron.

— Alors mon vieux Djemal, comment vont les affaires.

— Pas plus mal que si ça allait mal, comme on dit ici.

— Tant mieux pour toi mon ami, car les temps sont durs.

— Ne m'en parle pas, on a encore perdu l'un des nôtres récemment.

Marko feint la surprise.

— Je ne suis pas au courant, qui c'est ?

Djemal le sonde du regard, habituellement, son ami est toujours bien renseigné. Marko note le changement d'attitude du barman.

— J'ai dû rentrer au pays, mon père avait un problème de santé. Je ne suis revenu qu'avant-hier.
L'Albanais hoche la tête.

— C'est pas trop grave ?

— Non, il s'est fait une grosse entorse à la cheville. Il ne pouvait plus rien faire. En ce moment, c'est la période où on taille les oliviers, j'y suis allé pour donner un coup de main ? C'est tout.

— Ah tant mieux, tant mieux. Costa, il s'agit de Costadino Hasani.

— Hein quoi ? Le Monténégrin fait mine de ne pas avoir compris.

— Costa, c'est lui qui est mort.

— Mais je le connaissais, qu'est ce qui lui est arrivé ? Il était jeune, ce mec.

— Il s'est fait planté devant un bar de l'Opéra. Je ne suis pas surpris, il voulait tout trop rapidement, il n'a pas dû respecter les codes...

— On sait qui l'a buté ? La police a arrêté son tueur ?

— Les flics ont serré un gars, mais il l'ont relâché dernièrement.

— Ça me fend le cœur Djemal ! Mets-moi un Raki mon ami et trinque avec moi, je ne sais pas boire seul.

Leurs verres s'entrechoquent. L'alcool aidant le courant passe et les confidences arrivent tout naturellement sans que Marko ne les provoque...



*


Le lendemain.

— Allô Stéphane, j'ai du nouveau concernant ton affaire.

— Parfait, tu veux passer à mon bureau pour qu'on en discute ?

— Non, je préfère ne pas me faire remarquer dans les environs. Il y a dans vos locaux autant e flics que de bandits... Ça te va dans une heure ? Devant le monument des rapatriés d'Algérie sur la Corniche ? Tu sais ce truc en forme d'Hélice ?

— Oui, je connais l'endroit. On se voit là-bas. À tout à l'heure.

*



Ce mois de mai est précoce, les températures flirtent avec les trente degrés en cette fin de matinée. La plage des Catalans est déjà en mode estival, tout comme celle des Prophètes. Stéphane aime cette ambiance d'été avant l'heure. Le littoral se pare de couleurs vives et de rires d'enfants. Des odeurs de crèmes solaires et d'arômes floraux flottent dans l'air. Maurin aurait du mal à changer d'univers. Sa ville, c'est sa seule famille, elle est exubérante, parfois insupportable par ses excès, mais touchante par tant d'autres côtés.

Ses pensées ont failli lui faire oublier le lieu de son rendez-vous. Stéphane freine brusquement, provocant un concert de klaxons ponctués de quelques noms d'oiseaux. Il s'engage sur le parking et se gare à côté de la rutilante BMW de ce cher Marko dont les seuls revenus officiels sont ceux du RSA.

— Jolie Bagnole, l'ami !

Le Monténégrin ne relève ni l'ironie, ni le sous-entendu.

— Tu veux qu'on parle de notre affaire à l’intérieur ?

— Non, je préfère t'offrir l'hospitalité et le confort de ma modeste Mégane. Ce n'est pas que je sois insensible à la Deutsche Qualität mais, vois-tu, certaines odeurs d'argent sale me dérangent dans l'exercice de ma profession.

— Comme tu voudras, Stéphane.

L'indic délaisse son bolide et pénètre dans l'habitacle de la Renault.

— Qu'as-tu à m'apprendre sur les éventuelles relations inamicales de Costadino Hasani ?

— Tiens-toi bien, je vais te parler d'une histoire de cœur.

— Je ne te savais pas sentimental.

— Costa avait bien un différend avec un Albanais, mais il s'agissait d'une vieille rivalité amoureuse qui avait commencé dans son pays. Il aimait une jolie brune. Edlira et lui devaient se marier et vivre heureux dans leur village proche de Durrës, une ville importante d'Albanie. À cette époque, il n'avait pas le projet de s'expatrier. Depuis l'enfance, il avait un ami, un type qu'il considérait comme son frère, Jani. Le problème, c'est que sa future femme n'était pas insensible au charme de Jani et la réciproque existait aussi, bien qu'il ne le montrait pas. La suite, tu peux la deviner. La belle a rompu avec Costa en espérant vivre avec celui qu'elle désirait. Dans les Balkans, les affaires d'honneur se règlent dans le sang et Jani a eu beau promettre à son ami qu'il n'avait pas cédé aux avances de la jeune fille, Costa lui en a voulu à mort.

— Qu'est-il arrivé ?

— Jani s'est exilé en France. S'il était resté au pays, il aurait dû se battre et peut-être tuer son ami. Il est parti pour éviter ça. Le caractère de Costa a changé, il est devenu méchant et se sentait humilié. Hasani n'imaginait plus son avenir en Albanie. Il est parti pour la France. Le hasard a voulu qu'il atterrisse à Marseille, où vivait Jani.

— Comment as-tu pu obtenir toutes ces confidences ?

— Je connais bien Djemal, le patron du Korab. Nous avons bu à la mémoire de Costa et il m'a tout raconté. J'ai dû payer quelques tournées de Raki...

— Ne compte pas sur moi pour te régler la moindre note de frais, la police fait partie de la longue liste des parents pauvres de l'administration.

Le deux hommes rient.

— Est-ce que les deux rivaux se sont vus en France ?

— Djemal m'a dit que c'était Jani qui lui avait raconté cette histoire. Peut-être que les ex amis se sont croisés, mais il ne le sait pas.

— Où est-ce que je peux trouver Jani ?

— Il s'agit d'un mec qui n'a jamais fréquenté le milieu. Il était mécanicien en Albanie, il a réussi à trouver un emploi chez le concessionnaire Renault de La Valentine.

— Tu ne m'as pas donné son nom de famille.

— Jani Elezi. Tu verras, c'est un grand brun.

— Tu as bien dit, « c'est un grand brun » ?

— Oui. Pourquoi ?

— Pour rien Marko, je voulais être sûr d'avoir bien entendu.

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