Chapitre 4: Le Jour d'Après

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« Je voudrais pouvoir dire que je sais ce que je fais, mais ça serait un mensonge. »

Allongée sur ma couche, je regarde le plafond de la tente d’où s’immisce la lueur de l’aube. Voici donc le jour nouveau que je ne pensais pas voir de mes propres yeux il y a encore quelques heures. Et pourtant, ce sont les premiers mots qui ont pris forme sur mes lèvres une fois consciente.

Pas de joie, pas de soulagement, pas de gratitude. Juste un froid constat, faisant pâle figure devant la réalité de ma situation.

Mes bras ramenés sur le côté m’élancent, engourdis et raides. Sans regarder, je peux voir la chaîne reliant mes poignets toujours menottés à un piquet dans le sable, quelques centimètres plus loin. Autour de moi se dessinent des coffres cadenassés et des sacs de toile dont j’ignore les contenus.

Si je me concentre, je peux sentir les protestations de la moindre éraflure, coupure et brûlure parsemant ma peau par dizaine. Elles pulsent au rythme lent de mon cœur, de mes inspirations encore laborieuses. Je n’ai plus l’impression que je vais partir en poussière au premier geste brusque, mais je suis lasse, épuisée. On ne peut tenir sur ses nerfs et l’adrénaline que jusqu’à un certain point après tout.

Et pourtant, je ne peux oublier la peur, la haine. Des éclaboussures de sang et de tripes sont probablement ancrées derrière mes paupières, là pour rester et hors de portée si je voulais m’en débarrasser. Les cris des miens m’habitent, et parfois je peine à entendre les voix qui ne sont pas les leurs.

Je ne peux oublier l’incertitude, la frustration quand leur leader, Dwin, m’a congédiée sans plus de cérémonie, remettant à plus tard ma sentence. Sans donner plus d’informations, il ordonna qu’on m’emmène en détention pour le reste de la nuit, avant de se détourner, ayant déjà mieux à faire.

Je suis hantée par la vision funeste de Wai, couvert de mon sang et le visage plongé à nouveau dans les ombres. Il m’éloigna en silence de la discussion qui repris là où je l’avais interrompue, pour me mener à une tente.

Je me rappelle l’indignation lorsqu’il me demanda de me déshabiller, craignant pour ma vertu. La mortification quand il me tendit avec impatience une tunique de rechange et un pain de savon sec. La méfiance quand il m’enchaîna sans un mot, avant de se retirer sans un regard en arrière.

Si l’épuisement me fit perdre connaissance avant même d’en tirer profit, personne n’en fut témoin. La terreur et l’habitude m’ont rappelée aux vivants à l’aurore de toute façon.

Je me redresse, inconfortable avec mon inactivité, même si personne ne me punira plus pour dormir au lieu de faire mes corvées. Ayant besoin de m’occuper les mains, je décide de m’atteler à ma toilette, faute de mieux. Avec des gestes prudents, je me saisis du pain de savon et entreprends de me délester de mes vêtements.

Rêches et en lambeaux, j’essaye de ne pas penser à la quantité de sang qui imprègne encore le tissu moite. Je tente d’ignorer que la majorité de ce sang n’est pas le mien, mais j’échoue. Une fois dans mes plus simples appareils, je fais fie du subtil tremblement agitant mes mains et me mets au travail.

Alors que je m’efforce de faire disparaître les vestiges de l’enfer des dernières 24h, un passage de main à la fois, mon esprit s’évade. Ma colère de la veille à l’encontre de mes hôtes me paraît bien ridicule à présent, mais ce qui est fait est fait : j’étais à peine saine d’esprit après la folie des événements, à quoi bon s’en appesantir ? En revanche, il me faut assumer les conséquences de cet égarement.

Offrir ma loyauté à de parfaits inconnus ? C’est chercher le bâton pour se faire battre. Et en échange de quoi ? D’une justice que personne ne peut raisonnablement promettre, ou d’une maigre chance de survie ? Quelle naïveté.

Même si aucune autre alternative que l’abandon ou la mort ne s’offrait à moi, je n’aurais pas dû promettre de prêter allégeance aux premiers venus. Pour ce que j’en sais, ils pourraient tout à fait être des meurtriers sans foi ni loi. Ou des mercenaires sans pitié et plein d’avidité. Peut-être même des voleurs sans scrupules, prêts à piller ce qu’il reste de la ville !

Mais qu’importe désormais, ce qui est fait est fait, mon destin est entre leurs mains.

Finalement, je retrouve ma peau dorée, exempt de poussière, de sable et de sang séché. Je ne peux rien faire contre les cicatrices, les hématomes et les plaies mais je me sens déjà plus humaine. Sous mes côtes, là où devrais siéger une énorme balafre, je ne distingue qu’un pansement d’argile brun, épousant parfaitement ma peau. Je ne comprends pas ses vertus, mais c’est vraisemblablement ce qui m’a sauvé la vie la nuit dernière.

Inconfortable avec ce qu’il cache, je me détourne rapidement. Je dompte rapidement ma crinière noire et bouclée, juste assez pour la rendre négociable, et me rhabille avec le change au pied de ma couche.

Il s’agit d’une ample robe blanche en bazin et d’un pantalon akarbey clair. L’attirail est sobre, et étrangement à ma taille ; je me demande s’il y a d’autres femmes dans le campement que celle que j’ai aperçu hier soir. Enfin, je me résous à remettre mon voile par précaution, ainsi que mes souliers.

Ce faisant, je soupire, songeant à ce qui m’attend. Quel prix suis-je prête à payer pour venger mes précédents maîtres ? Quelles folies seront de trop avant de devenir le monstre que l’on m’a toujours accusée d’être ?

Je finis par me rallonger, ne sachant que faire d’autre. Mes paupières retombent, lourdes à nouveau, et je ne suis pas sûre de vouloir lutter contre leur poids. Leurs longs cils entravent ma vue derrière le foulard de soie qui caresse mes pommettes, et je me sens divaguer.

Ai-je le choix, de toute manière ? Qu’est-ce qu’il m’attend, en dehors de ce sort sanglant ? Le désert aurait ma peau… Aucune famille, aucun clan ne voudrait d’une femme incapable de se marier… Interdite de travailler pour subvenir à mes besoins... Et si mon secret devait être révélé, alors je...

-Réveille-toi !

Je sursaute lorsqu’un tapotement insistant malmène ma cheville. Je me recroqueville sur moi-même, avant de rouvrir les yeux, et remarque que le soleil est plus haut dans le ciel. J’ai dû me rendormir. Et si je veux me reprocher le fait de ne pas avoir senti quelqu’un approcher, je suis vite distraite par ce que j’entends au loin.

La rumeur d’une foule, des moteurs en bataille, des coups de feu.

Je suis instantanément inquiète, et ma tension ne fait que croître lorsque je vois Wai me toiser depuis le pied de ma couche. Je remets mon voile en place devant mes yeux, et m’assois. Je m’efforce d’attendre silencieusement ses ordres, passive, pour affecter une docilité qui n’a rien de menaçant.

Cela fonctionne, son expression orageuse se déride légèrement et sa voix est moins abrasive quand il ajoute :

- Il est l’heure.

J’inspire profondément, avant de m’extirper des étoffes. Sans un mot, je tends mes poignets vers le piquet, l’invitant à me détacher. Avec un petit regard en coin dubitatif, il s’exécute, et je prends ce temps pour le détailler à la lumière du jour.

De courtes mèches d’ébène s’échappent hasardeusement de son turban indigo, mais son visage halé est à découvert. Ses pommettes sont hautes et ses sourcils charbonneux. Ses yeux noirs sont froids, plus aiguisés que des lames. Il est très grand, et ses habits amples cachent mal la grâce de ses mouvements, leur puissance contenue. Une sorte d’intensité l’entoure, et je sais reconnaître un homme perpétuellement sur ses gardes quand j’en vois un.

Définitivement un guerrier. Assurément dangereux, si je peux en croire les nombreuses dagues cachées sous les différentes couches de tissus. Les muscles et le sabre que je distingue lorsqu’il se saisit de ma chaîne ne présage rien de bon.

Lorsqu’il se tourne à nouveau vers moi, je baisse la tête, et me lève à sa suite avant qu’il ne puisse tirer dessus. Mes membres protestent, mais tiennent bon. S’il a l’air surpris de me trouver stable sur mes deux pieds, il ne commente pas, raffermit juste sa prise sur ma laisse improvisée. Il nous emmène alors en dehors de la tente d’entrepôt où j’ai passé la nuit.

Eblouie par le soleil éclatant, je ne comprends pas immédiatement ce que j’ai sous les yeux. Et quand l’information prend enfin sens, je les cligne avec incrédulité. En face de moi, un peu en contrebas, se déroule un spectacle incroyable : en plein désert, sous une chaleur qui allait croissante, s’étale un véritable corps militaire !

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