Dédaignant la morsure brûlante de l’astre solaire et le vent soulevant le sable avec résilience, des soldats vont et viennent au trot sous mes yeux ébahis. Lourdement équipés et disciplinés, ils semblent débarqués d’un autre monde.

De nombreux messagers filent entre les masses, véhiculant ordres et directives. Les tentes sont mobilisées pour protéger du matériel et stocker du ravitaillement, tandis que des hommes aguerris s’entraînent aux sabres et au tir à la lisière de ma vision. Des patrouilles armées veillent à la sécurité à la périphérie du camp, comme dans l’attente d’une attaque.

Des créatures que je n’ai jamais vues parsèment la scène, certaines gigantesques. Elles sont maîtrisées par des dresseurs sans peurs, avant d’être harnachées et chargées d’équipements comme de simples bêtes de somme. D’autres sont soignées et nourries avec patience, tandis que des serres mobiles sont entretenues religieusement.

Aux quatre coins de la scène, je distingue avec effarement des antennes de relais, des éoliennes portatives et d’innombrables panneaux solaires. De nombreux engins motorisés rugissent sur le sable, prêt au départ ou revenant d’horizons inconnues. Les appareillages complexes sont révisés et ajustés avec nonchalance, comme si la crise technologique n’avait jamais eu lieu.

La zone, au creux d’une vallée de dunes, fourmille d’activités sous le ciel d’azur. La cacophonie qu’elle génère bourdonne dans mes oreilles avant d’être absorbée dans les reliefs et le sable doré.

Je suis époustouflée. Je reconnais la plupart des machines et animaux devant moi, grâce aux ouvrages que j’ai passé ma jeunesse à étudier. Mais jamais, au grand jamais je n’aurais imaginé les voir de mes propres yeux un jour. J’ai l’impression d’avoir débarqué dans le passé.

- Pas le temps d’admirer la vue, j’ai à faire ailleurs.

Je sursaute, tirée de ma contemplation bouche bée par un coup sec sur mes menottes. Je ravale mes protestations suite aux élancements douloureux dans mes bras et lui emboîte le pas. Je suis de toute façon bien incapable de quitter des yeux l’agitation autour de nous.

Nous redescendons des hauteurs sur lesquelles nous étions perchés, glissant souplement sur le sable pour augmenter l’allure. Sous l’insistance de mon geôlier, nous nous mêlons alors à la foule en pleine effervescence.

Toutes les personnes que je distingue sur notre chemin sont principalement des hommes. Parés dans une sorte d’uniforme variant selon les individus, ils portent fièrement deux larges étoles sur leur tunique blanche. L’une est du bleu profond des Dieux, riche et familier. L’autre est d’un rouge sombre inquiétant, qui me rappelle les teintes du sang une fois versé.

Au fur et à mesure de notre progression, un fait alarmant s’impose à moi : ils sont tous armés jusqu’aux dents. Sous les replis de tissus pigmentés, ceinturés le long des membres ou cinglés autour des hanches et du dos, chacun cache un arsenal qui me fait froid dans le dos.

Poignards, dagues, sabres luisent innocemment. Fusils d’appoint, revolvers, et grenades, si plus rares, font des apparitions suffisamment régulières pour rendre mes paumes moites. Les arcs et lances, si plus rudimentaires, ne sont pas moins menaçants, tous en parfaites conditions.

Un frisson angoissé me gagne. Je me sens plus que jamais à la merci du bon vouloir d’autrui.

Nous traversons un carrefour bondé sans pause, esquivant des chariots tractés par des Marmins et une paire de Yerkir derrière leurs soigneurs. Nous contournons un groupe dissimulé sous des capes clairs en lin quand je me sens observée, activant mes sonnettes d’alarmes.

Un homme, de l’autre côté de la voie passante, me dévisage d’un air mauvais. Sans me quitter des yeux, il porte une main bourrue sur la garde de son épée, et esquisse un pas dans notre direction. Mon sang ne fait qu’un tour.

Perturbée, je me cogne soudainement le nez contre un obstacle, et je retiens un bruit de surprise. Je viens de percuter Wai, qui s’est arrêté sans crier gare devant une file d’attente. Penaude, je me recule de ses parures éclatantes, remarquant que je lui arrive à peine à l’épaule en dépit de ma grande taille. Il ne semble pas avoir remarqué l’incident.

Je cherche la source de ma distraction discrètement, mais l’homme a disparu. Avant que je ne puisse m’en inquiéter, je suis traînée devant la queue d’un pas vif. Nous arrivons alors à un étale géré par deux femmes, qui procèdent à ce qui semble être une distribution de vivres.

Curieuse, je tends le cou mais Wai s’interpose pour échanger quelques mots rapides avec la plus âgée des deux matrones. L’air sévère, ses cheveux sont clairsemés de gris sous son foulard, et elle porte une tunique bleu marine plutôt austère.

Sentant mon intérêt, elle me jette un regard à la dérobée avant de disparaître dans la tente derrière elle avec une moue indéchiffrable. Je m’efforce d’ignorer l’attention que nous attirons quand elle resurgit, les bras encombrés de sachets libellés et d’une gourde en cuir brun.

Wai s’en saisit rapidement avec quelques mots de remerciement puis reprends sa route. Il m’entraîne à sa suite, nous éloignant du regroupement et des regards insistants, pas vraiment amicaux. Si les gens que nous croisons sourient en apercevant mon gardien, leurs visages se ferment et se font méfiants quand ils m’aperçoivent.

Les étrangers n’ont pas l’air d’être les bienvenus… A moins que ce ne soient les menottes. Les criminels ne sont jamais bien populaires après tout, même si je ne sais toujours pas ce que j’ai fait de mal cette fois-ci.

Nous nous arrêtons quelques instants plus tard, dans l’ombre d’un panneau solaire à l’écart. Il se retourne finalement pour me faire face, et me dépose ses paquets sur les bras sans ménagement. Je l’interroge du regard derrière mon voile, hésitante quant à ce que je suis censée en faire.

- Petit déjeuner, annonce-t-il obligeamment d’un ton neutre. Eau, protéine en barres, glucides en flocon et vitamines en gelée.

Devant ma moue peu convaincue, son impassibilité se craquelle et j’aperçois enfin l’humain qui se cache derrière. Son visage se fend d’un grand sourire révélant ses dents blanches, ses yeux étincèlent de malice. Je suis choquée par la candeur enfantine de cette expression jusqu’à ce qu’il ajoute, avec une satisfaction un peu sadique :

- Bon appétit.

Et sans attendre de réponse, il reprend sa route en me tirant derrière lui. Agacée, je marmonne que je préfère son masque professionnel, parce que son vrai visage est insupportable.

Peu enthousiaste mais subitement affamée devant la possibilité de me sustenter, j’examine le contenu des sachets en essayant de ne rien renverser. Je plisse les lèvres devant les barres de viande séchée, les étranges céréales soufflées et une compote informe et incolore.

C’est infâme, mais je dois admettre qu’il y a tout ce dont j’ai besoin pour récupérer mes forces. Je me force donc à tout finir, non sans mal, puis me rince la bouche en avalant goulument l’intégralité de la gourde d’eau. Avec un hoquet un peu nauséeux, je soupire malgré tout de contentement.

La sensation de la peau tendue sur mon estomac plein et ma gorge lubrifiée lorsque je déglutis est mon nouvel hymne à la vie.

Ma transe contemplative ne dure pas bien longtemps. Alors que nous passons par des chemins de traverse moins fréquentés entre les tentes, je repense à tout ce que je viens de voir et m’interroge.

Les caravanes de marchands qui parcourent toutes contrées, jusqu’aux quatre coins du continent, n’ont jamais besoin de tels moyens. Ils se contentent généralement de la protection qu’offre leurs tuniques et de quelques mercenaires, et s’en sortent plutôt bien.

Bien qu’hostile en bien des points à la survie de l’homme, le désert a toujours été praticable avec les préparations nécessaires. Et les bandits ou bêtes féroces, aussi nombreux et meurtriers soient-ils, ne justifient pas un tel arsenal. J’ai vu plus de richesses matérielles ces dernières minutes qu’au cours de toute mon existence. Qui sont ces hommes ?

Je suis tirée de ma confusion quand nous arrivons à destination.

Nous nous tenons devant la tente la plus volumineuse du campement, en hauteur comme en superficie. Blanche comme le reste, elle est parsemée de relais et de câbles. Au vu du trafic qui l’entoure, ce lieu semble avoir un rôle clé dans la machinerie bien huilée de ce détachement.

J’inspire profondément. N’attendant pas que Wai me fasse signe d’avancer, je m’engage d’un pas décidé vers l’entrée, prête à faire face à ce qui m’y attend. J’essaye de ne pas penser à ce que suggère la présence de ces hommes armés sur les terres saintes, avec des technologies aussi avancées.

Je ne veux pas imaginer ce qu’il adviendrait de moi si j’ai bien affaire à une armée aux bottes des Héritiers.

NdA: Si les termes en italique bloquent vraiment la compréhension, je créerai un glossaire réunissant les illustrations des créatures et éléments nommés.

Mais ils seront dans tous les cas détaillés ultérieurement dans l'histoire.

Bonne lecture