Chapitre 6: La Carte
Une main lourde s’abat sur mon épaule alors que je passe la toile de l’entrée, et je retiens une grimace de douleur. Je jette un regard peu amène à Wai, mais je fais vite bonne figure devant les deux gardes qui nous toisent à moins d’un mètre de là. Si je suis surprise de les voir s’incliner devant lui avant de nous libérer le passage sans un mot, je n’ai pas le temps de m’en appesantir.
Je suis guidée sans ménagement entre des bureaux de liaison et leurs occupants. La circulation est fluide grâce à des allées de tapis, mais l’espace est surchargé. Nous devons esquiver les allées et venues des messagers et d’officiers, pressés et nous écartant sans ménagement.
L’activité et la ferveur qui nous entourent sont intimidantes, et je ne me sens pas à ma place.
Nous nous approchons d’un large espace circulaire au centre de la tente, qui est actuellement le berceau d’une forte agitation. Plusieurs tables sont rassemblées en un grand îlot et sont prises d’assaut par une dizaine d’officiers en plein débat.
Ce véritable conseil de guerre semble en désaccord sur une marche à suivre. Les interventions, appuyées des nombreux documents à disposition, sont parfois houleuses, voir véhémentes. Les disputes se déroulent sous les yeux attentifs de hauts gradés en retrait, dont le colosse de la veille.
A notre arrivée, les hommes taisent leurs conversations, jusqu’à ce qu’un silence dissonant envahisse l’espace. On m’examine froidement, le calme à peine perturbé par le murmure des agents postés aux radios autour de nous. Puis, sans avertissement, ils se remettent tous en mouvement comme si de rien n’était.
Les soldats rassemblent leurs rapports sous le bras, ne laissant rien à la portée de mes yeux avides et indiscrets. Ils sont ensuite congédiés, et se retire sans perdre plus de temps pour vaquer à leurs autres missions. Rapidement, la zone est désertée, laissant seulement quelques secrétaires aux extrémités de la place centrale, deux gardes derrière moi et un corps d’officiers installés autour de leur chef.
Celui-ci reporte son attention sur moi et je me redresse inconsciemment : si sa posture ne trahit rien de ses attentes ou intentions, il ne s’agit pas là d’un homme que je peux me permettre de sous-estimer. Personne ne survit en tant que guerrier dans le désert en gardant son innocence, surtout pas en tant que meneur, et certainement pas jusqu’à un âge aussi avancé.
Pas question de baisser ma garde devant lui, alors que son regard pénétrant me transperce de part en part.
D’un mouvement étrangement gracieux pour son imposante stature, il se lève et se rapproche de nous d’un pas maîtrisé, et je le suis des yeux avec trépidation. Son visage barbu se fend alors d’un grand sourire affable qui attise ma méfiance à son égard.
- Que l’astre de ce nouveau jour te soit clément, Atalia, me salue-t-il respectueusement, le dialecte utilisé trahissant sa naissance dans une des castes supérieures. « Comment vont tes blessures ? »
- Et que votre soif soit satisfaite, je réponds sur le même ton, complétant la formule en inclinant la tête en avant, décidée à faire une meilleure impression que la nuit dernière. « Je vais bien mieux, grâce à votre protection. Ma fièvre est tombée, mes plaies se referment et je ne crains plus de leur succomber. »
- … Tu as l’air de dire vrai, tu n’as pas besoin d’aide pour te dresser devant moi. Cela est bon à entendre, me dit-il mais il n’a pas l’air de le penser. Peu importe. « Approche toi donc de la table, j’ai quelques questions auxquelles j’espère obtenir des réponses. »
Après un regard furtif vers Wai qui garde ma chaîne fermement dans ses mains, me défiant silencieusement de tenter quelque chose de stupide, je m’exécute avec tout juste un hochement de tête coopératif.
Une carte gigantesque de Jurkam s’étend devant moi, imposante dans ses détails et la qualité de ses calligraphies. Toutes les principales principautés sont représentées et agrémentées d’annotations : les terres d’oasis de Hyusis et les mines d’Arevmutk à l’Ouest, extrêmement riches grâce à leurs ressources naturelles.
Les gigantesques plaines de Parz, perpétuellement balayées par les vents, s’ouvrant sur le delta fertile de Kyank, avant de se jeter dans la Mer Morte de Namak plus au Sud. Les fiers reliefs de Lerrnayin au Nord, surplombant le pays. Le territoire impérial de Shaha et ses plaines agricoles généreusement irriguées, qui trône au centre du parchemin.
La Contrée d’Or, dans toute sa gloire. Et tous ses oubliés.
Je reconnais les coordonnées correspondantes aux lieux et des références à la navigation céleste, et ne peux m’empêcher d’admirer la rigueur relative du document en face de moi.
- Aurais-tu l’amabilité de placer Aanbid sur cette carte Atalia ? Me demande Dwin derrière moi en me tendant une barre de graphite.
J’acquiesce sans un mot en me saisissant de l’outil, m’efforçant de détendre mes épaules malgré la présence d’un ennemi potentiel dans mon angle mort. Alors que je lève mes mains liées au-dessus du parchemin, mon corps se fige avant que le graphite puisse apposer une marque lisible.
Des cris stridents résonnent dans ma tête, condamnant ma trahison et envahissant mes pensées. Des cris un peu trop semblables aux pleurs de désespoir et d’horreur des civils massacrés la veille.
Je dois me faire violence pour juguler les souvenirs, fermer les yeux pour prendre une lente inspiration, tremblante. Adoptant une attitude similaire à celle utilisée avant un duel ou une prière afin de retrouver le calme, je rouvre les yeux. Je verrouille mes émotions encombrantes et me concentre sur ce que je dois faire si j’espère apaiser l’âme des trépassés.
Déterminée à convaincre ces étrangers de mon utilité, je demande d’une voix monotone :
- Devrais-je indiquer l’itinéraire du passage sécurisé pour parvenir aux Portails ? Dans la mesure où la cité a été conquise, les tunnels menant aux sources qui surplombent la ville peuvent également vous intéressez, d’un point de vue stratégique.
Je ne me retourne pas mais je peux presque sentir l’échange de regards dans mon dos, le silence lourd de sens. Si la situation n’était pas si funeste, j’aurais été voracement satisfaite de mon petit effet.
- Si tu le peux, je te prie de le faire, jeune Atalia.
J’entends ce qu’il ne dit pas, il est dubitatif. De la véracité de mes informations ou de ma capacité à lire une carte correctement, je ne suis pas sûre. Sans attendre davantage, je baisse à nouveau le graphite sur la surface souple et me mets au travail, oubliant le reste.
Très rapidement, je me saisis d’une boussole et d’un compas par soucis d’exactitude, marmonnant dans ma barbe alors que je passe mes connaissances de la région en revue pour ne rien oublier. Mobilisant mes mains, j’opère distraitement quelques calculs nécessaires au repérage des lieux en respectant les bons rapports d’échelle de la carte.
En quelques instants, les repères clés pour parvenir à Aanbid y sont figurés. En annotations, leurs coordonnées sont aussi données en fonction des constellations du voyageur, les plus utilisées en navigation.
Dans un souci de lisibilité, mais surtout perdue dans ma lancée et ma tâche, je demande un parchemin pour joindre des indications supplémentaires. Je suis décidée à fournir les outils nécessaires pour la réussite d’une reconquête, même illusoire. Je veux récapituler les étapes du périple et les pièges à éviter, ainsi que les défenses principales de la cité. Je m’empresse de noircir la page que l’on me tend sans me préoccuper de l’assistance.
Dans un sursaut d’incertitude et de méfiance, j’ai cependant décidé d’écrire avec l’alphabet n’shan dans une langue morte. Ainsi, même si je romps mon serment au secret dans l’esprit, je m’assure que seuls des notaires destinés au pèlerinage dans la Cité Sainte puissent me lire. Il sera de leurs responsabilités de transmettre ou non l’information, et de fait, trahir la tradition.
Après quelques minutes où pas un mot n’est prononcé hormis le chant du charbon entre mes doigts, je viens à bout de mon idée et m’immobilise, lâchant un soupir incrédule à la vue de tout ce que j’ai écrit. Mais je refuse de me laisser submerger par la honte à nouveau, et me retourne vers mes geôliers pour voir ce qu’ils attendent de moi ensuite.
Je ne m’attendais pas aux expressions qui me font face. Malgré leur contenance et les efforts qu’ils exercent pour la maintenir en place, j’arrive à lire la surprise dans les yeux de Dwin et Wai, la stupéfaction sur le visage des officiers restants, scrutant mon travail avec beaucoup de scepticisme et étonnamment, d’espoir. Je fais une moue, incertaine de ce que je suis censée déduire de leur réaction. Luttant pour rester respectueuse, je demande :
- Autre chose, Messires ?
Annotations