Chapitre 11: L'Infirmerie
- Très bien. En ce qui me concerne, je n’ai aucune objection à ce que tu rejoignes notre unité, sourit-elle, toute sévérité dissipée en éteignant l’encens.
Je respire librement à nouveau, sentant le brouillard qui éclipsait mes inhibitions disparaître avec les derniers relents de fumée. Le poids sur mes épaules s’allège imperceptiblement, mais c’est un progrès malgré tout.
La militaire rassemble efficacement son matériel, éteignant l’enregistrement. Mes gardes se relèvent silencieusement avant de saluer Wai, qui les congédie d’une main distraite. Incertaine de la suite, je reste assise, attendant des informations complémentaires. Elles me sont rapidement délivrées, sous la forme de quelques instructions de la jeune femme :
- J’ai envoyé ton dossier à notre centre médical, ils attendent désormais ta venue. Tu dois passer un bilan de santé pour nous assurer que ta condition physique est suffisante pour servir, mais une fois cette formalité accomplie, tu seras officiellement l’une des nôtres. J’espère travailler avec toi dans un futur proche.
Avec un clin d’œil complice, elle se lève, et je la suis, exaltée par la nouvelle bien qu’inquiète pour la visite médicale. Mais avant que je ne puisse m’y appesantir, je suis guidée vers une sortie que je n’avais pas vue auparavant, à l’opposé de là où nous étions rentrés et des postes de travail.
Le soleil a poursuivi sa route dans les cieux dehors, désormais à mi-chemin vers l’horizon du couchant. Les allées du camp sont à nouveau plus vivantes, les soldats exécutant leurs tâches et missions avant que le froid de la nuit tombe et paralyse leur efficacité. Je réalise alors que mes gardes ne sont nulle part en vue, et que l’on ne m’a pas restreinte. Curieuse, je jette un regard vers Wai sur mes talons, et il doit lire mes pensées car il annonce sans hésitations avec un haussement d’épaule :
- Tu as répondu de manière satisfaisante à nos questions, et nous n’avons plus de raison de douter de tes motivations grâce au Saty. Tu n’es plus considérée comme un risque potentiel, ergo : plus besoin de menottes.
Un sourire éclatant m’échappe, ravie d’être débarrassée de mes fers. Je m’efforce de le garder en place quand il continue, un rictus moqueur sur les lèvres :
- Mais tu n’es pas encore exempt de supervision. Les bleus se mettent toujours dans les pires situations si tu les laisses seuls.
Je m’apprête à rétorquer quelque chose, quand la lieutenante se racle la gorge. Je me retourne vers elle brusquement, les joues brûlantes. Je peux faire preuve de décorum, je le jure, mais cet homme a un don pour être désagréable, et cela ne devrait pas rester impuni. Avec un petit rire, elle salue le colonel soudainement impassible pour se retirer.
Mais avant de partir, elle s’incline devant moi, sa main sur le cœur avant de déclarer d’une voix peinée :
- Atalia i Woestyn, je suis sincèrement désolée pour ce qui est arrivé à Aanbid, et je voulais te présenter toutes mes condoléances. J’espère que nous pourrons rendre justice à ton peuple, et que ta bravoure sera récompensée parmi nous.
***
La différence est immédiate. Maintenant que je suis libre de mes liens, la traversée du campement n’est plus aussi oppressante. La présence omniprésente de guerriers armés jusqu’aux dents est moins inquiétante quand on se sait dans le même camp après tout. Si j’attire encore des regards, ils sont désormais curieux sans être hostiles, ouverts au lieu de méfiants. Et si Wai continue de m’ignorer, je suis tout autant gagnante, même si je dois le suivre à la trace comme une enfant.
Bien que ce soit déjà la troisième fois que je déambule dans les allées de tentes et les différentes infrastructures de toiles et de bois, je ne parviens toujours pas à me repérer. J’essaye de prendre le plus d’informations possibles sur ce qui m’entoure, mais l’endroit est aussi sommaire qu’il est bien conçu : Tout est en excellent état, chaque élément à sa place pour une raison, mais rien ne trahit celle-ci vu de l’extérieur. C’est aussi fascinant que perturbant à contempler, comme errer dans une foule sans pouvoir distinguer le moindre visage.
Heureusement pour mon esprit mal acclimaté aux lieux, nous arrivons déjà à notre prochaine étape. Ou du moins c’est ce que je suppose lorsque Wai s’engouffre sous une lourde tenture en matière isolante avant de disparaître, sans se retourner pour s’assurer que je lui emboîte le pas.
A l’intérieur, l’ambiance est tamisée et silencieuse. La température y est fraîche et accueillante comparée à la chaleur accablante de l’après-midi. Quelques personnes discrètes vont et viennent entre des partitions en perles de bois, séparant des nattes où se reposent pour le moment deux hommes fiévreux. Ils n’ont pas l’air blessés ou trop mal en point, j’espère donc qu’ils ne souffrent que de simples coups de chaud.
Une guérisseuse passe près de nous, vêtue de bleu céruléen, et nous fait signe de patienter avant de s’éloigner. Elle s’agenouille auprès de l’un d’eux pour lui faire boire une gorgée d’eau, puis entreprends de changer le linge sur son front. Je remarque alors qu’au chevet de chaque couche se trouve un coffret contenant du matériel de soin : des bandages propres, des crèmes, des outils de sutures, de quoi faire des attelles et bien plus que je ne vois pas depuis l’entrée. Efficient en cas d’urgence, mais très couteux en matériel.
A ma gauche, un bureau et deux soldats gardent l’accès d’une haute malle renforcée, très semblable à celle assemblée dans la tente des femmes. En examinant son contenu, j’écarquille les yeux. Entre les poudres, onguents, pilules et différents remèdes, je distingue de larges gourdes de cuir épais, hermétiquement fermées. Beaucoup de gourdes.
Je peine à croire ce qui se trouve devant moi : il doit y avoir des douzaines de litres d’eau sur ces étagères !
C’est une chose de comprendre les exigences en eau que nécessite un tel détachement d’hommes en plein désert, mais une autre de constater la richesse incroyable que cela implique. Même dans une cité réputée pour ses sources comme Aanbid, je n’ai jamais vue autant d’or liquide stocké au même endroit. Et ce n’est que l’infirmerie. Je n’ose imaginer à quoi ressemble l’inventaire des vivres, qui doit subvenir aux besoins de centaines d’individus sur de longues périodes de temps. Je commence à réaliser l’ampleur des moyens dont jouit l’armée, à des années lumières du quotidien des populations civiles.
Je suis tirée de mes réflexions quand une figure familière émerge d’une séparation en bois avant de s’approcher.
L’Invité de la veille, noyé dans ses toges traditionnelles bleues et dorées, avance vers nous d’un pas léger en dépit de son âge apparent. Sa démarche aérienne renforce son image de vieux sage vénérable, et je baisse les yeux avec respect comme on me l’a appris. Ses lèvres fines s’étirent en un sourire accueillant une fois à nos côtés, perdues dans une fine barbe blanche contrastant avec sa peau brune. Chauve sous son turban cyan, ses yeux d’ardoise sont sereins alors qu’il nous couve du regard. Il n’arrive qu’à mon menton en taille, tout rabougri et fripé en apparence, mais je me sens petite en sa présence intemporelle.
- Miss Woestyn, bienvenue parmi nous.
- Je suis reconnaissante, Honorable Invité.
Il ne me laisse pas m’incliner comme les mœurs le demandent, me faisant signe de me tenir bien droite, menton levé. J’obtempère, un peu décontenancée, le laissant détailler ma haute silhouette de haut en bas avec un air impénétrable. Après un instant de silence, ses traits trahissent … de la tristesse ? Je dois mal voir. Il soupire, puis reprends la parole :
- Mon nom est Wys Geloof, je suis le Responsable Santé sur le régiment du Général Dwin. Je suis ici en tant que médecin, et non comme représentant des Dieux, donc ne fais pas de cérémonies avec moi. Je suis ici pour m’assurer de ta bonne santé de corps et de cœur, pas pour te juger ou te dire quoi penser.
Je ne suis pas sûre de comment réagir. Même si la demande se veut humble et dans une volonté de pragmatisme, je ne connais pas cet homme. Je veux croire en la sincérité de son professionnalisme, mais j’ai toujours dû me méfier des Invités et leurs caprices divins. Ma meilleure protection contre leur inconsistance a toujours été le protocole, les simagrées simulant du respect, poudre aux yeux d’humains avec la folie des grandeurs.
Mais cet homme, si apaisé, au regard si doux, m’inspire une paix que je n’ai jamais rencontré chez des serviteurs de la Foi, hormis mes propres Maîtres. Je suis donc mise à mal par sa demande, ne sachant quel instinct croire. Dans le doute, je hoche la tête sans rien dire, et garde le regard au sol en attendant la suite.
Je le sens secouer la tête devant mon absence de réponse, mais ne commente pas. A la place, il s’adresse à mon chaperon :
- Jeune Wai, cela fait bien longtemps que tu n’es pas passé à l’infirmerie.
- En effet, Maître Geloof. Ma jeunesse et ses bienfaits me protègent encore de la plupart des maux qui taraudent les Hommes.
Cela semble amuser l'ancien, sa moue peu dupe visible derrière sa main plissée et craquelée.
- Si tu le dis. Mais puisque tu es là, je veux que tu voies un de nos guérisseurs. Ndara ! Saphed !
Sa voix ne s’élève pas, mais son effet est instantané. La jeune femme de tout à l’heure se relève du chevet de son patient tandis qu’un homme grisonnant se redresse de sa paillasse où il pressait une poudre violacée dans un mortier. Les deux soigneurs s’approchent calmement, laissant à peine le temps à Wai de protester la commande du doyen, qui ne le regarde plus.
- Saphed, peux-tu examiner le Colonel Suiwer et vérifier que ses constantes sont normales ?
Le quarantenaire aux traits secs et tirés incline la tête, avant de tendre le bras vers une table d’examen derrière une autre partition en bois à notre droite.
Sachant pertinemment qu’il n’allait pas y échapper, Wai accepte son sort avec résignation et se tourne dans la direction indiquée. Mais il prend le temps de me jeter un regard peu amène, comme si j’étais la cause de tous ses malheurs terrestres. Je ne parviens pas à retenir un petit sourire en coin devant son désarroi. Je lui adresse un petit geste négligent de la main, l’invitant à ne pas se faire prier. Sa réaction est immédiate : il lève les yeux au ciel pour implorer une quelconque force supérieure de lui octroyer la patience de me tolérer, avant de s’éloigner d’un pas altier.
Je laisse échapper un petit rire léger, avant de le ravaler brusquement lorsque je surprends les visages curieux du médecin et de la guérisseuse devant l’échange silencieux. Je toussote pour reprendre contenance, tandis que Geloof annonce la suite de mon programme avec neutralité :
- Ndara va te prendre en charge pour l’examen corporel, si tu veux bien la suivre.
Je déglutis. C’est le moment que je redoutais. C’est le moment où tous mes efforts peuvent être ruinés, indépendamment de ma volonté et mes mérites. Ne pouvant m’empêcher d’en avoir le cœur net, je demande avec une voix sourde :
- Qu’est-ce que l’examen physique implique exactement ?
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