Chapitre 16: L'Insubordonnée
« Ndara, qui était cet homme ? Vous l’avez appelé un nettoyeur. »
« Une vermine, un fléau, voilà ce qu’il est. »
La nuit est déjà bien avancée, fraîche et silencieuse. Le croissant de lune est haut dans le ciel d’encre, trônant au cœur d’une cour d’étoiles. Le désert semble s’adoucir sous son halo argenté, gardant ses secrets sous les couverts d’ombres impénétrables.
« Certes. Mais comment saviez-vous tous qu’il était dangereux avant son attaque ? »
« La réputation des Nettoyeurs les précède. »
L’ensemble du régiment est arrivé il y a plusieurs heures au point de repli, et un nouveau campement siège désormais sur le lit d’un lac asséché. Sa surface lisse et craquelée est dissimulée en contrebas de quelques reliefs rocheux, perdus dans un océan de sable. Les vestiges d’arbustes aux alentours sont les derniers reliquats d’une oasis il y a longtemps disparue.
« Réputation qui n’a pas atteint les oreilles d’Aanbid. Qui sont-ils ? »
Au loin, j’entends le murmure de conversations décomplexées, des rires et les feux qui crépitent. Un fumet alléchant fleurte avec mes narines, suggérant la tentation d’un repas chaud et réconfortant. Le dîner bat son plein. Mais je n’ai pas faim.
« Des mercenaires. Ils transgressent les Lois Guerrières pour les plus offrants, afin d’exterminer tous les survivants d’une bataille, civils ou non. Ils se cachent souvent parmi les victimes afin de surprendre les alliés potentiels qui chercheraient à secourir les vaincus. »
Les échos du moment de partage semblent provenir d’un autre monde, abstraits et insaisissables. A quelques pas de là, des bruits d’impact sourds et des cris étouffés noient tout signe de chaleur humaine. Ils ne laissent derrière eux que le froid minéral de la nuit. Je frissonne, mais je ne suis pas sûre que cela soit dû aux températures glaciales.
« S’ils en ont les moyens, ils exécutent eux-mêmes les bons samaritains. Sinon, ils infiltrent leur rang, rapportent leurs trouvailles à leurs employeurs, puis s’appliquent à saboter les efforts de sauvetage. Ils attendent alors patiemment que les renforts arrivent pour terminer le travail. »
Je fais les cent pas devant une cellule de toile un peu à l’écart, les nerfs à fleur de peau. Je parviens sans problème à ignorer les regards désapprobateurs des gardes à son entrée, me bloquant le passage. Mais je tressaille malgré moi à chaque gémissement, chaque pleur de douleur qui s’échappent de ses confins.
« Ces hommes ne respectent aucune institution humaine, et sont guidés par leur soif de sang. Les démons ont plus d’honneur que ces scélérats. Tu aurais dû le tuer quand tu en avais l’occasion. »
Je ne suis pas en désaccord avec ce postulat de Hava Ndara, offert quelques heures plus tôt. Mais un autre hurlement rauque transperce la nuit, et malmène le nœud fermement en place autour de mon estomac. Je serre les dents, refusant de perdre mon sang froid.
J’ai besoin de connaître le fin mot de l’histoire. Je ne trouverai pas le repos sans m’être assurée que cet assassin ne nous met plus en danger. Et ma chance fait que la personne pouvant me donner des réponses se trouve actuellement avec la source de mes inquiétudes.
C’est pourquoi, lorsque Maître Geloof m’a congédiée, je n’ai pas pu me résoudre à rejoindre la foule comme si de rien n’était. Encore hantée par l’adrénaline du combat, je me suis vite éclipsée pour savoir ce qu’il allait advenir de l’intru. Et j’ai vite trouvé ma réponse.
Je continue donc mon siège devant la cellule où se déroule son interrogatoire. Et bien que je ne cautionne pas la torture, loin de là, je refuse de me laisser intimider par la violence qui parvient jusqu’à mes oreilles. Cet homme est un meurtrier de peu de foi, en coalition avec les monstres qui ont massacré les miens. Il peut bien payer pour ses crimes avec ce qu’il sait.
Mais je ne peux me voiler la face : j’ai beau détourner les yeux, son sang souille autant ma tunique que les mains de ceux qui œuvrent pour obtenir ces informations. Je resserre l’étole bleue autour de mes épaules, et continue de creuser une tranchée avec mes allées et venues nerveuses.
Finalement, ma patience est récompensée. Wai émerge enfin de la tente. Malheureusement, il a l’air furieux et me foudroie du regard lorsqu’il remarque ma présence.
Je déglutis. Je ne suis pas sûre de ce que j’ai fait cette fois-ci pour attiser sa colère, mais c’est le cadet de mes soucis. C’est lui qui a demandé à me voir une fois le campement installé, et je ne fais qu’obtempérer, même si j’ai un agenda. Intimidée mais têtue, je me force à aller à sa rencontre :
- Colonel Suiwer, Woestyn au rapport.
Il plisse les yeux devant mon ton procédurier, mais ne dit rien. Il m’adresse un signe de la tête m’invitant à le suivre, puis se détourne sèchement. Il s’engouffre alors dans les allées silencieuses à grande foulée, disparaissant à une intersection. Je lui emboîte le pas, déjà familière avec cette routine.
Je suis en revanche surprise lorsqu’il m’entraîne subitement dans une tente vide sans ménagement, avant de refermer la tenture derrière lui. La pénombre retombe alors sur nous, nous plongeant dans une cécité artificielle. Même les sons de la nuit semblent se taire, et nous nous retrouvons coupés du reste du monde.
Ce qui n’est pas vraiment rassurant. Après un instant, je distingue vaguement les contours d’une zone de couchage dans l’obscurité, et à mes côtés, sa silhouette perdue dans les ombres. La situation me rappelle notre rencontre, il y a tout juste 24h de cela. Dieux que cette journée est longue.
Une lanterne prend vie au-dessus de ma tête, dissipant les ténèbres d’une lueur fugace. Des avant-bras cerclés d’anneaux d’or s’abaissent du luminaire, avant de disparaître dans les manches de l’uniforme blanc du militaire. La seule couleur visible est son étole rouge sang.
Il me refait alors face, l’air sombre et irradiant de mécontentement. Ses yeux noirs luisent sous le halo de la flamme, et je comprends que je vais me faire passer un savon.
- Qu’est-ce que tu n’as pas compris dans « Ne fais rien de stupide » et « Ne jette pas ta vie au feu » ?
Je me redresse sensiblement. Il n’a pas levé la voix, mais je me sens châtiée par l’exaspération qui transpire de ses mots. Je resserre mon emprise sur la soie de mon étole, et répond, faussement détendue :
- Je n’ai pas strictement désobéi.
Son expression me fait vite comprendre qu’il n’est pas dupe, et que je n’allais pas m’en sortir si facilement. Avec une grimace, je précise :
- Je ne pouvais pas rester passive quand Maître Geloof était en péril devant moi. Je ne pouvais pas laisser quelqu’un d’autre être blessé. Je sais que je n’aurai pas dû prendre les devants, mais…
Il me coupe d’un geste irrité, insatisfait par mes explications. Sans ménagement, il assène d’une voix sans appel :
- Epargne moi tes excuses. Pensais-tu réellement que nos soldats n’avaient pas de protocole en place pour ce genre de situation ?
Frustrée par le sermon, je tente malgré tout de défendre mes actions :
- Si nous avions attendu l’intervention des snipers, il aurait eu le temps de lancer un signal de détresse sur sa balise GPS avant d’être maîtrisé ! Notre présence aurait été compromise, et…
- Tu n’en sais rien ! Tu as eu de la chance que personne n’ait été tué pour te protéger !
- Je sais me battre ! Je voulais aider !
Il s’oublie et fait un pas vers moi, taisant mes protestations puériles par sa simple présence. Je baisse les yeux malgré moi. Il siffle alors, le doigt pointé sur mon cœur :
- Tu es une bleue, et encore convalescente ! Tu as mis ta vie et celle des autres en danger, désobéi aux ordres directs de ton supérieur, tout ça pour quoi ? Pour te sentir utile ?
Un silence mortifié répond pour moi. Je presse mes lèvres ensemble, honteuse de mon impulsivité. Mais mes pensées chantent le même refrain en boucle. Je ne pouvais pas rien faire. Je ne pouvais pas prendre le risque de devenir le témoin d’autres morts inutiles. Je ne pouvais pas courir, filer sans m’arrêter, et laisser les autres payer le prix de ma…
Je prends plusieurs inspirations tremblantes pour reprendre contenance, chassant les fantômes qui embrouillent mon jugement. Je déglutis, et concède tout bas :
- J’ai été imprudente et irréfléchie, je le reconnais. Je comprends que je n’aurais pas autant de chance la prochaine fois. Mais je suis reconnaissante que tout le monde soit sain et sauf en dépit de mes erreurs.
Je suis surprise par la main sèche encerclant le pansement sur mon avant-bras, et je laisse s’échapper un son de détresse au contact forcé. Je relève les yeux pour lui demander ce qu’il lui prend, mais je suis tenu au silence par l’intensité de son regard sur moi, implacable.
Pour la première fois depuis le début de cette conversation, il hausse le ton :
- Sain et sauf ?! Et qu’en est-il de tes plaies rouvertes, de ces nouvelles blessures qu’il a fallu panser ?
Je reste sans voix, ne sachant que dire. Je n’ai écopé que d’égratignures, j’ai dû mal à concevoir où est le problème. Les bandages pourront être nettoyés et réutilisés, donc ce n’est pas une question de ressources. Mon incrédulité le fait grincer des dents, avant de s’exclamer :
- Bon sang Atalia, je ne peux même pas te faire confiance avec ta propre sécurité ! Comment suis-je censé te confier celles de tes coéquipiers ?
Voyant ma confusion persister, il me relâche avec un grognement de frustration et recule d’un pas. Avec une grimace que je ne déchiffre pas, il me tourne le dos pour reprendre son souffle et ses distances, visiblement encore en colère. Il passe une main agitée dans ses courts cheveux d’ébènes, aplatis par le turban qu’il ne porte plus.
Je contemple l’échange que nous venons d’avoir. Je suppose que je peux voir sa logique : si je laisse un ennemi me blesser, je perds en efficience et prends le risque de mettre en danger ceux qui comptent sur moi. Avec un soupir, je murmure d’une voix douce, comme pour apaiser une bête agitée :
- Je serai plus prudente à l’avenir.
Il ne réagit pas à ma concession, reste de dos. Il passe sa main sur son visage avec lassitude, comme s’il était exténué. Et peut-être qu’il l’est, qui sait ? Cet homme est un parfait inconnu, en dépit de la familiarité de nos interactions.
Curieuse de ses motivations, j’ose lui demander, toujours à voix basse :
- Mais pourquoi es-tu réellement en colère ? Je suis nouvelle, je suis amenée à faire des erreurs en pensant bien faire, tu l’as dit toi-même après mon entretien. Quel est le vrai problème, derrière mes actes ou ma stupidité ?
Je distingue ses épaules se contracter, pris de cours par ma question. Il reste muet un instant, comme incertain de la démarche à suivre. Il semble contempler ses options. Je m’apprête à l’interroger davantage, quand le jeune homme se redresse brusquement, toutes hésitations disparues. Il remet en place sa contenance d’une main de fer, endossant son attitude sans peurs et sans reproches avec une facilité que je ne suis pas sûre de lui envier.
Quand il se retourne vers moi, il ne reste aucune trace de ses émotions précédentes sur son visage froid. Comme si les dernières minutes ne s’étaient jamais passées. Il ignore mes questions, et demande fermement de sa voix d’officier, autoritaire :
- Pourquoi nous avoir dissimulée le fait que tu sois une guerrière ?
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