Chapitre 17: L'Anomalie
Je cligne des yeux. C’est une accusation à laquelle je ne m’attendais pas. Ma tête s’incline sur le côté, examinant son expression sous un autre angle. J’essaye de voir si son reproche cache autre chose, une deuxième lecture comme il semble le faire souvent. Mais son air sérieux, ses bras croisés patiemment devant sa poitrine éliminent cette possibilité.
- C’est pourtant l’une des premières choses que je vous ai dite quand j’essayais de vous convaincre de m’engager ?
Cette admission semble désamorcer sa posture impétueuse, mais ses sourcils restent froncés, agacé. Il ne dit rien un instant, passant manifestement les dernières heures en revue. Il tire alors une moue désabusée, sûrement pressé d’en finir avec cette journée interminable, et me demande avec lassitude :
- Je suis convaincu que tu ne l’as pas mentionné lors de ton entretien. Quand en as-tu parlé ?
Je hausse des épaules, mais je coopère, pressée de pouvoir poser mes propres questions.
- Le premier soir. J’ai déclaré être aguerrie aux Arts de la Guerre devant votre assemblée. Et pendant l’entretien. J’ai mentionné avoir vécu au Temple depuis l’enfance en tant qu’apprentie des Gardiens d’Aanbid.
Il continue de me regarder sans réagir, même quand j’ai fini de parler. Après un silence inconfortable, il s’enquiert, comme si je n’avais rien expliqué :
- Et ? C’est tout ?
C’est à mon tour de croiser les bras et de lui jeter un regard peu amène. Je commence à en avoir assez que l’on m’accuse de négligence. Avec une pointe d’impatience, je défends :
- Je ne vois pas comment j’aurais pu être plus explicite ! Je pensais juste que vous désapprouviez ma propension vers les métiers de la Mort. Vous ne vous êtes intéressés qu’à l’aspect académique de mon éducation et ses applications dans des tâches de support. Et honnêtement, peu m’importait, je n’allais pas faire la difficile !
Il a l’air de tomber des nues, et ses lèvres forment des mots que sa gorge refuse de prononcer. Ses bras semblent vouloir exprimer ce qu’il échoue à verbaliser, mais il se reprend à temps. Il me foudroie du regard, et avec sa contenance en place il insiste :
- De toute évidence notre ignorance sur les mœurs de la Cité Sainte nous a induit en erreur. Qu’étions-nous censés comprendre de tes postulats minimalistes ?
J’ignore son sarcasme et concède son point avec un soupir. Je précise donc avec plus de diplomatie :
- Les Gardiens ne sont pas de simples prêtres. Oui, ils sont garants de nos savoirs millénaires, mais ils sont surtout les protecteurs de la Cité. Leur prouesse guerrière est un héritage tout aussi important que nos textes sacrés.
Une sorte de réalisation horrifiée envahit le visage basané du militaire tout au long de mon explication. Lorsque j’évoque notre art martial traditionnel, il avale sa salive de travers, avant de s’exclamer, stupéfait :
- Attends une minute, tu es en train de me dire que tes Gardiens d’Aanbid font partie des Guerriers de la Foi ?
Surprise par sa véhémence, je fais un pas en arrière et confirme avec incrédulité :
- Evidemment ! Les Gardiens en sont les fondateurs et dirigeants !
Ses traits se ferment avec scepticisme, et il plisse les yeux. Je lève les bras vers le ciel, ne sachant ce qu’il attend de moi. Sa voix dégouline de doutes quand il m’interroge :
- D’après toi, Aanbid était donc à la tête d’une armée indépendante sanguinaire, pourtant réputée pour ne répondre qu’aux commandements moraux de notre religion ?
Je sers les dents pour résister à l’envie de l’injurier sans assaisonnements. Après avoir tourné sept fois la langue dans ma bouche, je réplique sur le même ton condescendant :
- Autrement, comment expliquez-vous le fait que la Cité a pu garder son territoire et son indépendance ? Et ce en dépit des nombreuses guerres qui ont secoué le pays depuis sa création ?
Jusqu’à aujourd’hui du moins, je pense avec une amertume renouvelée. Wai demeure estomaqué par cette information, et j’en viens à me demander ce que les Citoyens croient savoir sur la Foi et son histoire. Le secret et la restriction à l’accès de la Cité aurait dû leur mettre la puce à l’oreille. Survivre est un combat sans merci, surtout lorsque l’on défend des idéaux.
Je peux voir que Wai a digéré ma révélation, car sa mine est sombre à nouveau, de toute évidence contrarié. Ses longs doigts s’agitent sur ses avant-bras musclés, ses tendons dansent sous la fine peau de ses poignets. Il trépigne. Brusquement, il reprend la parole pour accuser avec aigreur :
- Je croyais que la Femme était l’incarnation de la Vie et du Renouveau sur terre. Vous bafouez vos propres enseignements ainsi ? En laissant vos femmes rejoindre une des sectes guerrières les plus dangereuses de nos contrées ?
Un tic agite le coin de mes lèvres. Mon tempérament s’enflamme à l’insulte envers mes Maîtres, mais ce n’est pas le propos. Ce n’est pas la première fois que j’entends ce discours, et ce ne sera pas la dernière. C’est aussi pour cela que je ne me suis pas avancée sur mes compétences dans les Arts de la Guerre. Il est difficile d’être légitime lorsqu’on est une exception, une anomalie.
Je m’efforce de garder une voix neutre et contrôlée pour réfuter ses insinuations :
- Rien ne sert de blâmer les trépassés, Colonel, vous vous méprenez. Les femmes ne sont d’ordinaires pas sélectionnées comme apprenti.
Il fronce des sourcils à nouveau, confus par les contradictions que je lui offre. Je me mords la lèvre, cherchant une formulation qui ne trahisse pas la raison derrière le non-sens qu’est ma vie. Après quelques secondes, je poursuis :
- Vous le savez déjà ; je suis orpheline et les Maîtres Gardiens m’ont épargnée une vie d’esclave. Sans autre choix acceptable, ces hommes ont consenti à m’élever, de la seule manière qu’ils connaissaient : comme un soldat des Dieux.
Il ne dit rien dans un premier temps, les yeux fixés au sol avec obstination. Il n’aime pas ce qu’il entend. Avec un autre soupire, je me sens obligée de défendre une décision qui n’a jamais été mienne :
- Ce n’était pas conventionnel, mais c’est la meilleure chose qui me soit jamais arrivée. Je leur en serais éternellement reconnaissante, même s’ils m’ont appris à tuer pour ne pas avoir à me tuer.
Cela ne paraît pas l’apaiser. Alors qu’il me dévisage, quelque chose s’agite dans ses yeux, avant de s’éteindre, comme s’il renonçait mi-pensée. Mais je ne baisse pas la tête, je n’ai pas honte de ce que je suis devenue pour survivre. Il fait claquer sa langue, déplaît, et finit par dire :
- Si tu avais fait profil bas, cela n’aurait pas eu d’importance. Mais après le spectacle que tu as donné cette après-midi, je ne peux pas ignorer ce que tu viens de révéler.
Une nouvelle vague d’indignement me gagne, et je ne peux m’empêcher de réagir avec affront :
- Et quoi ? Vous ne voulez pas d’une tueuse dans votre armée ? Ce n’est pas compatible avec votre image de marque, vos lettres de noblesse, vraiment ?
Il balaie mon irascibilité comme on écarte des insectes ennuyeux, distraitement et avec mépris. Son expression se verrouille, et sa voix prend une tonalité glaciale, distante :
- Tout le monde sait que tu as brisé la nuque de ce nettoyeur après lui avoir tenu tête, seule et désarmée. Les rumeurs vont vite. La plupart des soldats se méfieront de toi.
Je secoue la tête avec dédain. L’opinion publique est le cadet de mes soucis. Heureusement, il n’attend pas de commentaires de ma part avant de continuer, toujours impassible :
- D’ordinaire, les quartiers et dortoirs sont divisés par genre. Mais personne ne te fera confiance avec nos femmes sachant que tu as été élevée comme un homme. Avec ta nouvelle réputation de violence, tu seras probablement tenu à l’écart des deux sexes.
Je demeure silencieuse quelques secondes. Mais je ne parviens pas à rester de marbre devant ce nouvel état de fait, étrangement familier. Tremblante, le barrage sur mes émotions cède.
J’éclate de rire. Un rire désabusé, rauque, sans humour. Un rire qui emplit l’espace de ses échos absurdes, cascade sur nos silhouettes incrédules, avant de disparaître entre les grains de sable à nos pieds.
Incapable de redessiner un masque de neutralité sur mes traits hilares, je finis par répondre, mes lèvres encore figées en un sourire moqueur :
- C’est tout ? Grand bien vous en fasse ! Si ce n’est que ça, je garderai mes distances volontiers. Rassurez-vous, je ne voudrais pas mettre quiconque mal à l’aise avec ma présence dépravé.
L’officier devant moi ne semble pas sensible à l’insignifiance de la situation. Au contraire, la légèreté avec laquelle je traite son avertissement jette de l’huile sur le feu de son sérieux. Il reprend la parole comme si je m’étais tue :
- Ta place dans l’unité de support est compromise. Par précaution, le général voudra t’assigner à la rotation combattante, femme ou non.
Je lève les yeux au ciel, décidemment peu affectée par ce qu’il annonce. Je ne résiste pas l’envie de me mettre au garde à vous, avant de demander :
- Très bien mon colonel. Autre chose que je devrais savoir ?
Une ombre passe dans ses yeux d’obsidienne, et un vent soudain emporte mon insolence.
En un instant, son buste cintré de rouge a envahi mon espace personnel. Je suis sur la pointe des pieds, suspendue par une main de fer autour de mon col. J’écarquille des yeux, choquée par la facilité avec laquelle il a passé mes défenses. Il me surplombe encore d’une bonne tête, et me toise avec un détachement qui me fait frissonner. Je déglutis, mais me force à rester immobile. Comme une proie, crache mon subconscient.
La largeur de ses épaules me dissimule à la lumière comme une éclipse, et j’ai l’impression de disparaître dans les ténèbres de son étreinte mortelle. Je me sens impuissante, et ridiculement petite. Mes poings se resserrent. Je m’astreins à rester calme, en dépit de la peur qui m’enserre la gorge lorsqu’il rapproche son visage du mien.
Je sens son souffle brûlant glisser le long de ma tempe, avant de murmurer à mes oreilles :
- Tu as signé ton arrêt de mort, petite sotte. Si tout ça n’est qu’une excuse pour mettre fin à tes jours, je te le ferai regretter, crois-moi.
J’expire, relâchant la tension dans ma poitrine. Ces menaces ne sont rien, seul le résultat compte. Mes cartes ne sont pas puissantes, mais si j’ai un atout, c’est bien celui-ci. Je suis prête à tout. Je sais ce que j’ai à faire. Je peux le faire.
Quand il recule et que nos regards se croisent, je ne réponds pas immédiatement. A travers mon voile tâché de sang, il tente de déchiffrer la vérité de mes intentions. Mais si j’en crois sa grimace exaspérée, mon sourire narquois le distrait efficacement, et mes pensées demeurent miennes.
Avec nonchalance, je chantonne :
- Bien compris mon colonel.
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