Episode 1

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Nolwenn

Les aiguilles tournent sur l'horloge. Tic. Tac. Tic. Tac. Je me retourne sur le matelas. Mes yeux se perdent dans le plafond ; ils sont ouverts, mais je ne vois plus.

Tout à coup, je suis petite. Je suis assise sur le tapis du salon, dans l'obscurité. Papa est enfoncé dans son gros fauteuil, sa pipe fumante coincée entre les lèvres. Les flammes qui dansent dans l'âtre se reflètent dans les verres ronds de ses lunettes. Je me souviens de ce soir-là.

Seuls les crépitements du feu et le bruit sourd du pendule brisaient le silence de la nuit. Ce soir-là, Papa était fatigué. Avant l'heure du coucher, alors que mes sœurs avalaient le médicament quotidien, j'ai réussi à échapper à sa vigilance. Je savais que le cachet me donnerait sommeil. Je voulais jouer encore. La pilule magique fourrée au fond de ma poche, je me suis glissée comme une ombre sous l'escalier, recroquevillée entre les marches les plus basses et le gros meuble de Jongzu. Mes sœurs ont regagné leurs chambres avec les paupières lourdes. Moi, je suis restée là, à jubiler sur place de ma petite rébellion. Papa n'avait pas de doute : il venait de nous raconter notre histoire du soir ; le médicament ferait le reste. Il a soufflé une bouffée de fumée et, tout en se raclant la gorge, s'est dirigé dans le laboratoire. La porte s'est refermée sur lui.

Papa a toujours détesté qu'on traîne près de son labo. Eugénie l'aide souvent dans ses expériences : elle le suit sur la côte et ils s'amusent à capturer dans des bocaux un tas de bestioles visqueuses pour les analyser. Eugénie prend ces choses-là très à cœur. Je ne comprends pas pourquoi. Traquer de drôles de poissons et des mollusques biscornus, moi aussi ça m'amuse. Les prélèvements et les calculs, par contre, c'est beaucoup trop compliqué. Et c'est loin d'être amusant. Mais même si Eugénie est très intelligente, Papa ne la laisse pas rentrer dans le laboratoire. Quand nous étions petites, il nous interdisait d'en approcher la porte. Il y avait plein de flacons, d'instruments fragiles, de produits dangereux. C'est ce qu'il répétait.

Ce soir-là, j'ai avancé à pas de loup vers la porte interdite. L'occasion était trop belle. J'ai collé l'oreille contre le battant. D'abord, je n'entendais rien. Le silence complet. Rien que le crépitement des flammes. Immobile, je fixais les bûches qui se consumaient dans la cheminée. Le pendule cognait. Les minutes s'écoulaient lentement. Puis, petit à petit, à mesure que le feu s'éteignait, il m'a semblé voir plus clair. Ce n'était pas comme en plein jour, mais chaque meuble dans la pénombre prenait un relief particulier. Le monde paraissait différent. Les sons que j'entendais devenaient de plus en plus distincts, multiples. À travers l'épaisse porte, je percevais soudain un incroyable boucan : la verrerie, un objet posé sur le plan de travail, le frottement du gant sur la blouse, la respiration lente de Papa, le léger crissement de sa semelle contre le sol rugueux. Tous ces bruits existaient depuis toujours, mais c'est la première fois que je les entendais. À ce moment-là, j'étais fascinée par la puissance de mon ouïe, quoiqu'un peu agacée par ce brouhaha. Et puis j'ai su, à un moment donné, à l'écho de ses pas, que Papa s'était éloigné.

Alors j'ai poussé la porte. Je me suis faufilée dans le laboratoire. Et j'ai vu. J'ai vu tout un monde de machines étonnantes et d'alambics complexes s'étendre devant moi. Alors que les pas de Papa revenaient vers sa table de travail, je me suis glissée en dessous. C'est la seule fois de ma vie que je l'ai vu à l’œuvre. En fait, je ne voyais rien, mais j'entendais chaque geste avec une telle précision que cela revenait au même. Il grognait. De toute évidence, la potion bizarre qu'il essayait de mettre au point lui donnait du fil à retordre. Je brûlais d'envie de lui demander de quoi il s'agissait. Ma curiosité était si vive que j'ai plaqué mes deux mains sur ma bouche. Sinon, une question serait sortie sans prévenir. Et là, sur ma joue, mes doigts ont senti quelque chose : une sorte de fibre rigide. Quelque chose qui n'était pas moi, accrochée à ma peau. Dès que je l'ai frôlée, elle a propagé un fourmillement intense dans ma joue. J'ai poussé un petit cri.

Papa s'est penché sous le bureau. Bien sûr, il m'a trouvée. J'avais honte. J'avais peur. Ses yeux se sont faits tout gros. Difficile de dire s'il était en colère ou simplement inquiet. D'un geste vif, il a saisi une fiole posée sur le plan de travail et m'a forcée à avaler tout le liquide qu'elle contenait. Le goût, c'était le même que celui des pilules magiques. Dégueu ! L'effet a été similaire : je me suis endormie sur-le-champ.

Tic. Tac. Tic. Tac. Le plafond est là, à nouveau. J'enfouis ma tête dans l'oreiller. Ce souvenir refait souvent surface, sans véritable raison. C'est une sorte de fantôme familier qui revient me hanter quand ça lui chante. Parfois, je me demande si c'était un cauchemar. Je n'en ai jamais reparlé. Papa ne m'a même pas grondée.

Mr. Sprinkles bondit sur le lit en poussant l'un de ses petits roucoulements. Son pelage brun et tacheté luit sous les rayons du soleil. Il fait beau dehors, même les rideaux ne stoppent pas la lumière. Je soupire, tandis que le chat vient frotter son museau humide contre mon visage. Je laisse mes doigts glisser entre les poils de son dos. Mr. Sprinkles est un gros matou, dont la fourrure égale en douceur celle d'un ours en peluche. Je l'ai trouvé en forêt, il y a deux ans, ramené à la maison et il ne m'a jamais quittée depuis. Il était déjà gros, à l'époque. À force de vivre sous notre toit, il est devenu dodu. Mr. Sprinkles n'est pas un chat comme les autres. Il est un peu sauvage et disparaît parfois dehors pendant des jours. Il a vécu seul dans la jungle quand il était plus jeune. À part moi, il ne laisse presque personne l'approcher. J'ai toujours eu un truc avec les félins. Je les adore et, souvent, il me le rendent bien. Mais lui, c'est autre chose. Il y a ce lien particulier entre nous, comme si d'une certaine façon nous étions connectés.

Il s'étend sur le lit et, en appuyant son dos contre moi, me pousse un peu vers le rebord. Je me redresse.

— Tu as raison, Sprinky. Il est temps de se lever !

La maison est silencieuse, l'après-midi déjà bien entamée. Tout le monde doit déjà être dehors. L'été touche à sa fin. Bientôt l'île se videra de tous les vacanciers. Comme chaque année, les derniers jours où la foule anime la côte ont une saveur particulière. Je m'empresse d'enfiler mes vêtements, mes patins, et je file hors de la chambre.

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