Episode 2

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Eugénie

Le raisonnement scientifique est un procédé canonique, à la portée de tous. Il se base sur un constat, ou une proposition tenue pour vraie, duquel on tire une série de déductions dans une suite logique. Ainsi, la conclusion à laquelle on aboutit peut être comprise comme vérité. Tout ce que la science exige, c'est de la rigueur. Chaque phénomène a une traduction mathématique, pour qui veut bien se donner la peine d'apprendre les formules et de les appliquer aux situations.

J'ai toujours aimé la fiabilité d'un tel raisonnement ; la certitude que, quelle que soit la direction qu'emprunteront mes calculs, ils aboutiront nécessairement à un résultat, dût-il être remis en question. J'espère un jour trouver une méthode, un procédé ou une loi physique qui révolutionnera ce que l'on sait du monde, qui permettra à l'humanité de mener une vie moins rude, mieux optimisée. Rien d'autre ne mérite que j'y consacre mon existence. Cependant, faute de savoir pour l'heure à quelle invention je me vouerai, j'expérimente sans relâche.

Outre l'ambition de marquer l'Histoire aussi mémorablement qu'Einstein ou Pasteur, ma soif de découvertes a été rigoureusement entretenue et sans cesse ravivée par Magnus. Davantage qu'un père, il est pour moi le modèle du scientifique exemplaire.

Évidemment, Magnus Iunger, l'éminent chercheur en biologie sous-marine, n'est pas notre père biologique à mes sœurs et à moi. « Mes sœurs », façon assez aberrante, par ailleurs, de désigner celles avec qui je ne partage pas un soupçon d'ADN. Notre tuteur ne s'en est jamais caché. Quand bien même j'en aurais douté, ses cours de génétique m'auraient fourni des preuves suffisantes.

Mes sept sœurs et moi avons grandi dans l'archipel d'Agnakolpa, au milieu de l'océan Pacifique. Il comporte douze îles et notre maison se trouve sur l'une des moins peuplées : l'Île des Nootaks – une dénomination étrange qui, comme celles de nombreux lieux d'Agnakolpa, serait issue d'une vieille langue indigène, quasi morte depuis des siècles. Personnellement, je pense qu'il serait bon d'en changer. Des mots dont on a oublié le sens le plus élémentaire n'ont plus leur place dans nos bouches. Néanmoins, les habitants de l'Île d'Elthior, mégalopole flottante du vingt-deuxième siècle, entendent conserver les noms qui sonnent couleurs locales : c'est plus vendeur, disent-ils.

Le tourisme est un secteur majeur, qui fait vivre plus de la moitié de la population de l'Archipel. L'Île des Nootaks en est probablement l'exemple le plus frappant. Chaque été, les vacanciers assaillent les cabanes qui bordent la côte Est. Le reste de l'année, l'île n'abrite plus qu'une poignée de pêcheurs qui résistent au développement dans leur petit village du Nord. Malgré les quinze kilomètres de forêt vierge qui nous séparent, ils sont le seul groupe d'humains que nous pouvons appeler « voisins ». Cela dit, ils se sont toujours montrés froids envers nous, comme s'ils considéraient le laboratoire de Magnus comme une menace pour leurs coutumes.

Le laboratoire. Voilà précisément quel a été le catalyseur de ma vocation scientifique. Magnus interdit à quiconque d'y pénétrer – ce qui risquerait, prétend-t-il, de mettre le désordre dans ses précieuses recherches. Même moi, son assistante, je dois me contenter du laboratoire mobile que nous emmenons en mer et des nécessaires de chimie qu'il m'a généreusement offerts.

Longtemps, j'ai œuvré auprès de lui, convaincue qu'il finirait par m'accorder le droit sacré de l'accompagner au sous-sol. Du haut de mes dix-huit ans, je peux me targuer d'avoir contribué à la découverte d'une vingtaine d'espèces aquatiques. J'ai mis en évidence par moi-même les propriétés de treize d'entre elles. J'ai remporté cinq années d'affilée le concours Sciences Junior de Nuevatlanta.

Quinze ans, c'est la majorité légale depuis la Grande Guerre ; depuis que l'Armée de l'Union a jugé qu'il s'agissait d'un bel âge pour enrôler de jeunes recrues. Mais la guerre était presque gagnée, quelques années déjà avant ma naissance. Les rares combats se poursuivent dans les bastions du Désert, loin de notre océan. Quinze ans, c'est donc l'âge depuis lequel je participe chaque année au Prix Cosmos qui se tient en avril à Elthior. Cette année, mon générateur biologique a frôlé le podium. Si j'avais eu accès au laboratoire, j'aurais remporté haut la main le premier prix !

Lorsque Magnus a refusé de me laisser y pénétrer, j'étais tellement en colère que j'ai momentanément cessé de lui adresser la parole. Passé le concours, j'ai résolu de changer mon mode opératoire.

À l'évidence, gagner légitimement le droit d'entrer dans le laboratoire m'est impossible. Toutes les excuses derrière lesquelles se cache Magnus ne sont que des prétextes. J'en ai atteint la certitude. En réalité, il se réserve égoïstement le fruit de ses recherches : une découverte qu'il aurait mis à jour et dont il refuserait d'instruire le commun des mortels. Parce qu'il entend demeurer un génie, il ne permettrait pas même que sa fille le surpasse.

C'est ainsi que malgré moi, alors que je l'ai toujours admiré, j'ai fini par me considérer comme sa rivale. Avec ou sans la clé de son laboratoire, je suis déterminée à remporter le premier prix du prochain concours. Il suffirait d'isoler quelques gènes de tylodina energeia...

Un grand fracas retentit dans l'escalier. Je sursaute.

Nolwenn vient de dévaler les marches, ses patins à roulettes aux pieds. Elle est toujours si bruyante ! Parfois je regrette d'avoir aidé Magnus à mettre au point ces maudits patins. Quand il les lui a offerts, elle les a tout de suite adoré, au point de ne presque plus les enlever. À force de crapahuter sur la plage et dans la jungle, elle a fini par bousiller les roulettes. Nolwenn était si affligée que Magnus lui a confectionné sur mesure des patins tout-terrain. Je l'ai assisté, parce que j'espérais encore à l'époque que la bonne volonté serait mon laissez-passer pour l'antre de sa science.

— Coucou Eugén' ! lance-t-elle en déboulant dans le salon.

Je déteste ce surnom. Je soupire.

— Bonjour, Nolwenn.

— Qu'est-ce que tu fais plantée devant la porte du labo ?

Elle me fixe avec ses grands yeux verts, la tête inclinée et le sourire aux lèvres. Un gros sparadrap lui décore le nez.

Nolwenn est quelqu'un d'exaspérant. Nous avons le même âge mais elle, c'est une enfant. Elle pose tout le temps des questions, comme une enfant. Elle est capricieuse, comme une enfant. Et elle ne pense qu'à s'amuser. C'est à cause d'elle, d'ailleurs, que Magnus a installé un code d'accès sur la porte du laboratoire. Si elle n'était pas rentrée dedans étant petite, si elle n'avait pas fait je-ne-sais-quelles bêtises au milieu de travaux importants... La plupart du temps, elle m'agace.

— Occupe-toi de tes affaires, ça me fera des vacances !

Sans demander son reste, Nolwenn s'élance à travers le salon et bifurque dans le hall pour sortir. Depuis la fenêtre ouverte, je la vois dévaler la colline. Ses longs cheveux châtains, noués dans une queue haute, flottent dans le vent. Elle est complètement inconsciente ; pas étonnant qu'elle passe son temps à se blesser !

Mon attention se reporte sur la porte du laboratoire. Tout le monde est sorti, à présent. Je suis seule à l'intérieur. Magnus est allé au port pour réceptionner notre convoi mensuel. Je suis seule, face à la porte qui me résiste depuis dix-huit longues années.

Deux-cent-soixante-treizième tentative. Comme chaque fois, je sens mon cœur palpiter jusqu'à ma jugulaire. Je connecte mes lunettes holopad au boîtier. Les combinaisons défilent à l'intérieur des verres. À chaque nouvelle tentative, les simulations expresses du logiciel de décryptage réduisent de beaucoup les possibles codes à quatre chiffres. Chronomètre enclenché, j'interromps la liaison au bout de quinze secondes. Passé ce laps de temps, il y aurait trop de risques que l'intrusion soit repérée.

Je m'en remets au prochain mot de passe dans la liste du simulateur. Je compose les chiffres sur le clavier. Je retiens mon souffle. Un claquement résonne. Le verrou de la porte s'est débloqué.

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