Episode 3

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Cerise

Nolwenn descend la colline à toute allure en direction de la plage. D'un revers de la main, j'essuie la sueur qui perle sur mon front et lui fais signe. J'empoigne à deux mains l'arrosoir rempli et verse doucement l'eau sur les fruits du potager. Nolwenn ne m'a pas vue. Elle se rend sans doute au port. Papa est là-bas, lui aussi. Le bateau y arrive tous les mois, à date fixe, pour nous livrer tout ce dont nous avons besoin. De la nourriture, principalement. Et du matériel de recherche. La livraison mensuelle est aussi l'occasion de renouveler sa garde-robe, ainsi que de s'accorder quelques petits caprices. Notre père a toujours aimé nous gâter. Je suppose que c'est sa façon à lui de nous dire : « Je suis désolé de travailler autant, mais sachez que je vous aime. »

Généralement, tout le monde profite de l'occasion : Nolwenn s'invente le besoin urgent d'un nouveau gadget, Roxane fait valoir la nécessité absolue de posséder le dernier objet à la mode, Eugénie commande de quoi parfaire le petit laboratoire qu'est devenu sa chambre, Emma demande des livres, toujours plus de livres pour élargir son monde, Luna enrichit sa collection de vêtements gothiques, et Adoria trouve toujours bien de quoi intensifier encore ses entraînements. Faustine et moi-même sommes les seules à ne jamais manifester de désir particulier. Il m'est arrivé une ou deux fois de demander à Papa de m'acheter des graines venues de loin, pour faire pousser de nouvelles plantes dans la serre. Mais les résultats n'ont pas souvent été à la hauteur de mes espérances. Le climat d'Agnakolpa est peu clément. Les espèces qui ne sont pas taillées pour résister à la chaleur pesante et à la moiteur ambiante n'ont aucune chance de s'y épanouir ; aussi je préfère cultiver les plantes endémiques. En se promenant un peu dans la forêt, on découvre toujours une nouvelle variété.

Je repose l'arrosoir vide et passe la porte de la serre. Il fait frais à l'intérieur. Les jets d'eau abreuvent les plantes. On n'entend que le cliquetis des gouttes sur le sol et les gazouillis d'un oiseau, perché quelque part dans un arbre. Sur une bande de sable, à l'ombre d'un pommier, les ancolies flétrissent. Déjà leurs fleurs se fanent et leurs tiges se dérobent. Ces fleurs-là viennent d'Europe, où elles poussent en forêt. Ici, même dans la serre humide et tempérée, elles refusent de germer et, lorsque l'une d'elles daigne enfin montrer ses bourgeons, sitôt éclose, elle se laisse mourir. À chaque fois que je regarde ces fleurs dépérir, je pense à celle qui, sur cette île, éprouve le plus grand mal à s'épanouir : ma sœur Luna.

Luna est grande, Luna est svelte, ses longs cheveux profondément noirs et incroyablement lisses. Elle a le visage fin, la peau pâle et ambrée et les pommettes qui rougissent à tout-va. Loin de la faire passer pour mièvre, l'empourprement souligne ses yeux bruns et perçants. Ces yeux qui, toujours soigneusement bordés d'un épais trait de crayon noir, sèment partout où ils se posent des regards brûlants. Sous l’œil droit, un grain de beauté foncé vient ponctuer sa joue. Luna sourit, par habitude. Mais personne ne s'y trompe : c'est un sourire absent, un sourire las et triste. La seule chose qu'il exprime, c'est son trouble intérieur. Ma sœur porte un chagrin dont le nom, étrangement, rappelle les fleurs qui devant moi agonisent : c'est la mélancolie.

— Cerise, tu es là ?

La porte de la serre claque. Je reconnais la voix d'Emmanuelle et me détourne du parterre. Elle s'avance sur l'allée principale. Fidèle à elle-même, elle scrute les alentours, sans doute à la recherche de l'oiseau qui zinzinule.

Le soleil infiltre la verrière et fait pleuvoir sur Emma ses rayons mielleux. Ma sœur s'arrête à mi-chemin et me sourit. Son visage noyé dans la clarté, je ne distingue que ses yeux malicieux. Les pupilles se contractent dans le vert de ses iris. Quelques mèches dégringolent des deux chignons qui maintiennent ses cheveux, tirés sur son crâne. Le long des tempes, celles qui ont échappé à la brosse flottent dans la lumière qui balaye les mèches brunes de ses reflets dorés.

Je viens à sa rencontre.

— Tu as besoin de moi, Emma ?

— Je m'apprêtais juste à aller faire un tour. Ça ne te dirait pas de m'accompagner ? Tu pourrais peut-être trouver de nouvelles plantes en chemin.

Je connais Emmanuelle. Cette promenade cache davantage qu'une simple cueillette.

— Laisse-moi juste le temps de prendre une pelle et quelques pots.

Je me précipite sur l'établi, au fond de la serre, et entasse mon matériel dans un sac-à-dos.

— Dis-moi, Emma, où est-ce qu'on va, au juste ?

Son sourire s'élargit.

— J'ai quelques questions à poser aux pêcheurs. Il n'y a qu'à suivre la piste qui traverse la jungle. On ne se balade presque jamais par-là, il y a sûrement un tas de fleurs qui ne font pas encore partie de ta collection.

— Ne cherche pas d'excuse, va. Tu sais tout aussi bien que moi que c'est une mauvaise idée. Les pêcheurs ne nous aiment pas, ils nous le font bien comprendre. Allons-y.

Je glisse le sac sur mon épaule, saisis le bras de ma sœur et l'entraîne en-dehors de la serre. Rien ne sert d'essayer de la raisonner. Quand Emmanuelle se met une idée en tête, il est impossible de l'en détourner. Ma sœur est têtue, mais je ne peux pas l'en blâmer. Il y a parfois du bon à ne pas lâcher l'affaire. Lorsqu'elle se pose une question, Emmanuelle obtient toujours une réponse satisfaisante. Sans sa patience à toute épreuve, de nombreux objets égarés ne seraient jamais revenus entre nos mains.

Nous descendons la colline tranquillement. Le vent se lève. La chaleur se fait moins pesante.

— Où sont les autres ? m'enquis-je.

— Papa est allé au port avec Roxie. Nono vient d’émerger ; elle a dû les rejoindre. Eugén' est restée à la maison : trop occupée pour prendre l'air. Ad' joue au tennis avec les frères Dalton. J'imagine que Luna entretient comme il faut sa solitude du côté des falaises. Et puis Faust... Tu la connais. Elle a dû disparaître à l'aube et on devra attendre qu'un monstre la poursuive ou qu'une mauvaise idée lui traverse la tête pour savoir où elle est.

Un petit rire m'échappe. On ne sait jamais à quoi s'attendre avec Faustine, quelle mouche peut la piquer...

Nous voilà arrivées à la lisière de la forêt. Le sentier se déploie devant nous. D'un pas décidé, nous entamons la traversée en direction du village de nos lointains voisins.

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