Episode 6
Roxane
Voilà ! Le bateau est enfin arrivé ! L'escalier se déploie et les marins descendent en soulevant de grosses caisses. Mes affaires sont là-dedans : mes produits de beauté, mes nouveaux vêtements et accessoires, les derniers couvre-lits de chez Oddy & Puck et l'objectif Hiratek haute définition qui capturera chaque détail de mes futures mises en beauté.
Depuis six mois déjà, je prodigue mes conseils beauté à des milliers d'abonnés.
Tout a commencé l'été dernier, lorsque Walter Endrix, un jeune informaticien, plutôt mignon dans son genre, est venu passer quelques semaines sur l'île avec son vieil appareil argentique. Nous avons discuté, plus ou moins par hasard, durant une promenade sur la plage et il a insisté pour que je prenne la pose pour quelques séries de clichés. Il les a publiées dans sa revue amatrice et elles ont eu beaucoup de succès.
Après son départ, nous sommes restés en contact. C'est Walter qui a eu l'idée de me créer une chaîne Speccom et un blog associé. Il s'est occupé de la programmation, du design et il s'est engagé à couvrir les frais pendant un an, après quoi je pourrai continuer à gérer Roxiglam, si les recettes sont suffisantes.
Au vu de mon succès, j'ai commencé à investir dans de l'équipement professionnel.
Avant, je voulais devenir une célèbre chanteuse, comme Tamara Calsen. J'ai vite compris que ma voix criarde, même avec de puissants arrangements, ne me le permettrait jamais. Aujourd'hui, un autre rêve m'anime : percer comme étoile de la mode et défiler pour l'illustre Antonio Dergodi.
— Eh, regarde, y a Ad' qui nage là-bas ! s'exclame Nolwenn.
— Ça fait deux bonnes minutes que tu lui fais coucou, je crois qu'on a tous capté.
Adoria et moi n'avons pas grand-chose en commun : nous sommes les filles de Magnus Iunger et nous avons les cheveux blonds. Ça s'arrête là, je crois.
Adoria aime le sport. Moi, j'aime les garçons. Le temps que je passe à peaufiner mon allure, ma sœur le perd à taper dans un ballon. Pendant que je fais tout pour plaire, elle s'essouffle et transpire dans des vêtements trop amples. Et le comble dans tout ça, c'est que les garçons lui mangent dans la main ! J'ai du mal à comprendre.
Moi, je suis le genre de petit bout de femme qu'on a envie de protéger. Je fais attention à ma ligne et à ma façon de marcher : se tenir droite, balancer les hanches et mettre un pied devant l'autre. Ni trop lente, ni trop pressée. Juste ce qu'il faut pour en mettre plein la vue. De temps en temps, je secoue mes jolies boucles d'un geste de la main. M'avancer dans la lumière, ça leur donne de l'éclat et change leur blond foncé en un somptueux doré.
Je prends soin de mon visage. Ma peau est parfaitement lisse, mon maquillage discret : une couche de fond de teint, une touche de mascara, un peu de fard à joue et une pointe de gloss pour sublimer mes lèvres. Je m'assure toujours d'épiler mes sourcils : le regard, c'est important ! Moi, j'ai les yeux marrons. Comme du chocolat chaud, d'après ce que dit Nolwenn. Elle dit aussi que mes iris donnent faim. Dans un sens, je l'espère bien. Battre des cils, adresser à un inconnu un regard mystérieux, puis détourner le regard de façon dédaigneuse : et voilà l'arme ultime pour capter l'attention d'un beau vacancier ! Il faut bien tuer le temps...
Sean. Bryan. Ronaldo. Alex. Nikolaï. Friedrich. Paul. Marco. Sasuke. Anatole. Je n'oublie jamais le nom d'un garçon que j'ai embrassé. Chacun a son parfum, chacun a son accent. Il arrive même que je sois incapable de comprendre sa langue. Peu importe, tant qu'elle est suffisamment souple pour dompter la mienne.
Je lance un clin d’œil aguicheur à Zackary, un séduisant membre d'équipage. C'est sa troisième traversée avec le Transit. La dernière fois, nous avons partagé quelques fruits dans le solarium pendant que les gars prenaient leur pause.
Zackary. Un nom qui pourrait bien s'ajouter à ma liste...
Papa discute avec le vieux Sancho, capitaine de l'embarcation. Il s'est toujours occupé de nos livraisons, je crois. À force de le voir débarquer tous les mois, les cales chargées de nouvelles surprises, j'ai fini par le considérer comme un genre de papy gâteau.
Le vieux marin s'avance vers moi et ma sœur. Nolwenn lui bondit dessus et reçoit en gage d'affection une grande tape dans le dos. Elle trépigne d'impatience sur ses patins à roulettes :
— T'as ramené quoi, tonton ?
— Tu l'sais déjà, nan ?
Sancho se frotte la barbe poivre et sel et jette un œil malicieux aux caisses que ses hommes déchargent derrière lui. Nolwenn se lance à la poursuite des matelots qui, sous la direction de notre père, portent les colis sur le chemin de la maison, aidés d'une douzaine d'automates à roulettes.
Le vieux capitaine s'avance vers moi pour me saluer à mon tour. Ses grandes mains me saisissent les épaules, sa bedaine me cogne le ventre et il claque deux grosses bises sur le bas de mes joues. Papa lui lance d'un air faussement sévère :
— Fini de draguer, vieux fripon ! Va aider tes marins !
Sancho laisse échapper un rire gras et s'éloigne, partant prêter main-forte à ceux qui s'affairent autour du bateau. Au même moment, sur le pont, s'avance une inconnue : une jeune femme de taille moyenne et de solide constitution. Le genre de nana qui fréquente régulièrement une salle de sport, mais dont les courbes féminines ont gardé le dessus sur la masse musculaire. Ses hanches sont marquées, sa poitrine généreuse, même si son visage anguleux et ses clavicules apparentes lui filent un air de dure à cuire.
Elle a le teint drôlement pâle – à croire qu'elle n'a jamais pris le soleil ! – et d'épais cheveux noirs relevés en queue haute grâce à une pince autour de laquelle s'enroule soigneusement une natte fournie. Une coiffure trop élaborée pour son allure détachée et son pas traînant.
L'inconnue porte un t-shirt noir uni et une veste en imper jaune, idéale pour la saison des pluies. Une lanière de cuir sertie de pointes métalliques entoure son cou robuste. Un genre de collier pour chien. Une autre chaîne pendouille en-dessous, avec une plaque gravée. Je connais ce genre de collier ; Papa aussi en a un, qu'il ne porte plus depuis longtemps.
Je lui demande :
— C'est qui ?
— Aucune idée, hausse-t-il les épaules. Probablement une touriste.
— La saison des pluies va bientôt commencer...
— Il y a des gens à qui ça plaît, mystérieusement. Tu n'as jamais aimé la pluie, toi. Mais je me rappelle, quand vous étiez petites, ça n'empêchait pas tes sœurs d'aller jouer dehors.
Papa surveille les matelots du coin de l’œil.
— Je vais aller leur donner un coup de main, décrète-t-il en se retroussant les manches.
Restée seule sur le quai, je quitte le port sans plus prêter attention à la mystérieuse passagère du Transit. Peut-être que Zackary saura me dire qui elle est...
Je longe la côte en direction de la plage. Le chemin traverse une arche, creusée dans la falaise. Me voilà de l'autre côté, devant le terrain de tennis. Les frères Dalton ne sont plus là. Sans doute ont-ils déjà regagné le lotissement pour boucler leurs valises. Un peu plus loin, Adoria sort de l'eau. Ses longs cheveux raides, blond platine, dégoulinent sur ses épaules musclées. Elle a la silhouette carrée d'une nageuse, une poitrine ronde et ferme qui me fait baver de jalousie. Putains de seins en poires... Ce que la vie est mal faite !
Adoria rassemble sa chevelure et l'essore négligemment sous mes yeux.
— Elle est bonne ! lance-t-elle. Enfile ton maillot et fonce te baigner, Roxie !
Je secoue la tête.
— Le sel qui colle, les poissons visqueux, très peu pour moi !
Adoria hausse les sourcils et se dirige vers le terrain où elle a laissé ses affaires. Je lui emboîte le pas. Pendant qu'elle frictionne vigoureusement ses mèches claires dans sa serviette de sport, je l'interroge :
— Tu as parlé à Ray ?
— Bah oui, comme tous les jours.
— Tu sais ce que je veux dire, Ad'. Tu es sa meilleure amie. Toi, il t'écoute. Alors tu dois m'aider.
Elle essuie son corps en toute hâte et enfile un t-shirt deux fois trop grand pour elle.
— T'es marrante, soupire-t-elle. Qu'est-ce que tu veux que j'lui dise ?
— J'en sais rien, moi. Débrouille-toi pour lui faire comprendre qu'on est faits l'un pour l'autre !
Elle bourre sa serviette trempée dans son sac et le jette par-dessus son épaule. Elle soupire une fois de plus, mais finit par céder :
— C'est bon, j'vais lui en toucher deux mots...
— Merci, Ad' ! Merci !
Ma sœur pose sur moi ses yeux bleus comme l'océan, le regard plein de confiance, puis s'en retourne à la villa. Je ne peux plus m'arrêter de sourire bêtement : elle va parler à Ray, lui ouvrir les yeux... Et bientôt, on se baladera main dans la main sur la plage. Juste avant son départ, on échangera notre premier baiser sous le soleil couchant... Ça aura le goût d'une évidence. Un goût de trop peu aussi. À peine rentré dans sa cambrousse, il se languira de moi. Il me suppliera de venir le retrouver.
Je rêvasse et l'heure tourne. Allez, Roxie, du nerf, il faut que tu te fasses belle !
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