Episode 7
Emmanuelle
Tournant la tête, je jette un regard par-dessus mon épaule.
— Toujours là ?
— Hmm.
Je constate que Cerise s'est arrêtée pour déterrer une nouvelle plante ; la cinquième depuis le début du trajet. Elle la déracine délicatement et l'installe dans l'un des pots qu'elle a emportés, avec un peu de terre fraîche.
— Tacca Chantrieri, murmure-t-elle.
— Pardon ?
— On l'appelle la plante chauve-souris. On dit que les îles du nord de l'archipel en regorgent. Par ici, c'est un spécimen plutôt rare...
J'accorde un bref coup d’œil à la plante violacée. Je ne vois qu'une espèce de grande tige, surplombée de deux pétales ridicules et d'étranges filaments. Pas vraiment jolie.
Cerise se redresse. Du haut de son mètre cinquante-six, elle est la plus petite de notre fratrie. Le corps droit et mince, comme une tige. De même pour ses membres. Les traits fins. Le teint rose. Des lèvres légèrement charnues. Le nez retroussé qui lui donne un je-ne-sais-quoi de féerique. Les joues parsemées de taches de rousseur. Les yeux vairons : l’œil gauche est vert, l'autre est jaunâtre. De superbes cheveux, d'un roux éclatant, sauvagement bouclés. Une grande mèche qui retombe sur la droite du visage. De l'autre côté, rasé, une petite tresse lui pend sur le devant de l'oreille. Elle a beau se faire discrète, ma sœur n'est pas banale.
Au bout du chemin, la lumière pénètre la canopée. J'aperçois le contour du toit d'une maison, rien qu'un aplat noir sur le fond bleu du ciel. Bientôt le village se dévoile au loin. Les cabanes ne paraissent que des formes, maladroitement découpées et collée sur l'horizon.
— Sûre de vouloir y aller ? insiste Cerise, sur mes talons.
— Parfaitement sûre.
Nous émergeons de la jungle obscure et entrons, pour la première fois de notre vie, chez nos voisins les pêcheurs ; ces gens qui sur les côtes nous regardent du coin de l’œil, qui jamais ne nous adressent la parole et grommellent en nous croisant, et qui, sur le marché d'Anakar, nous dévisagent avec mépris. Je ne saurais dire si la haine qu'ils nous vouent m'intrigue tout simplement, ou si ce sont eux, ces hommes résolument figés dans un autre temps, qui éveillent ma curiosité.
Le village est installé sur la plage. Depuis le sentier, on le discerne sans peine dans sa totalité : une quinzaine de cahutes en bois qui se bousculent à la lisière de la forêt. Toutes se distinguent les unes des autres : la peinture des planches murales, le toit de tuiles ou de branchages, de larges fenêtres ou pas de fenêtre du tout. En retrait même, quelques cabanes en tôle.
Des enfants jouent dans le sable tandis que les femmes, à l'ombre sur leurs terrasses, épluchent leurs légumes à l'aide de simples couteaux. À l'autre bout de la plage, le port, un long ponton de bois, donne accès aux bateaux amarrés. Les pieds dans l'eau, les pêcheurs grattent les coquillages accrochés à leurs coques et resserrent les boulons rouillés. Comme les embarcations, le ponton a subi les dégâts de multiples tempêtes : planches manquantes, arrachées. Autour, une maigre digue a été érigée avec de vieilles lattes et quelques rochers, le tout englué dans un béton de mauvaise qualité. L'une des baraques – la plus modeste – se dresse là, surplombant l'océan depuis cette muraille de fortune. Non loin, des hommes s'activent autour d'une grue, grâce à laquelle ils remontent sur la digue des cageots remplis de la pêche du jour. Le treuil grince. L'air empeste, mélange de poisson et de fioul.
Cerise et moi nous avançons. Quatre ou cinq paires d'yeux se braquent alors sur nous. Perché sur la digue, un marin invective en nous pointant du doigt Presque aussitôt, les rires des enfants, les discussions des ménagères, le frottement des couteaux, le fracas des cageots et les voix graves des hommes font place à un silence mortel. Les corps se figent, les visages se crispent. Bientôt tous les regards convergent sur nous. Aussi vite qu'il s'est installé, le silence se transforme en murmures, tous échangés en espagnol. Une langue qui, présument-ils, nous ne comprenons pas.
— Qu'est-ce qu'elles fichent ici ?
— Se sont les filles de...
— Souillures !
— Où est passée Gechina ?
— Partie chercher sa sauveuse...
— Pff, tu parles. Rien qu'une bâtarde de sauvage !
— Ces mômes-là, c'est d'la mauvaise graine...
— Engeance de la Discorde... Que les dieux les foudroie !
Cerise se serre contre moi. Nul besoin de la regarder pour deviner son malaise. Bien qu'elle ne départisse pas de son calme habituel, je sais qu'elle prend sur elle. Les bains de foule la crispent. Cet attroupement hostile a bien de quoi l'intimider.
Je commence à regretter de l'avoir entraînée dans mes mésaventures, quand ma sœur me devance pour esquisser un pas docile vers nos voisins méfiants.
— Nous ne voulons aucun mal, entonne-t-elle avec une douceur admirable.
Mais, sans lui laisser la chance d'apaiser les esprits, le pêcheur qui plus tôt a crié s'interpose entre le groupe et elle, le torse bombé, le visage menaçant.
— Foutez l'camp ! aboie-t-il. Z'avez rien à faire ici !
Plutôt que de reculer, Cerise soutient sereinement le regard du pêcheur. Ce sang-froid déconcertant met le type hors de lui.
— Foutez l'camp d'ici ! hurle-t-il de plus belle. C'est pas vot' place. Vous êtes pas les bienvenues. Vous m'entendez ?
— Pourquoi ?
La curiosité a parlé pour moi et la question a jailli de ma bouche avant que j'y réfléchisse.
— C'que fait vot' père, ça rassure personne ici. On sait tous qu'il est pas là pour observer des poissons... Mijotez c'que vous voulez ,là, dans vot' barraque. Mais on veut pas d'ça ici. Pigé ?
— Notre père étudie vraiment les poissons, tente de le raisonner Cerise. On ne vous a jamais cherché aucun problème et nous ne le ferons jamais. Nous sommes voisins. Je ne comprends pas ce que vous avez à nous reprocher. Est-ce qu'on a fait quelque chose qui vous aurait blessé ? Quoi que ce soit, il suffirait de le dire et...
— Y en a qui vous ont vues, la coupe le pêcheur. C'est pas humain, ces choses-là. Dégagez !
Avant que Cerise n'essaye une nouvelle fois de tenir tête à cet homme, je fais un pas vers lui et le confronte droit dans les yeux. On ne peut pas discuter avec ce genre de type borné. De toute façon, ce n'est pas la raison de ma visite.
— Qui est le doyen du village ? l'interrogé-je.
Le type fronce les sourcils, désarçonné. Il retient son souffle sans daigner me répondre.
— Palben ! s'écrie soudain une voix de femme.
Au même moment, un jeune garçon, jusqu'alors accroupi dans le sable avec d'autres enfants, se lève et s'approche. Je le considère attentivement. Il a le même teint mat que ses semblables ; des cheveux sombres et bouclés, de grands yeux verts encore débordants d'innocence. Autour de son cou, des perles de bois enfilées. Je ne décèle en lui ni peur, ni agressivité. Ledit Palben s'arrête à quelques mètres de nous et pointe du doigt la petite cabane juchée sur la digue. Lorsqu'il ouvre la bouche pour parler, il découvre un sourire édenté.
— Cristobal Donoso, lâche-t-il.
— C'est là qu'il habite ?
Le garçon acquiesce d'un hochement de menton.
Faisant fi des villageois qui implorent en murmures leurs dieux de nous châtier, je saisis Cerise par la main et l'entraîne tout droit jusqu'au port. Le pêcheur furieux nous rattrape et tente une énième fois de nous barrer le passage. Je l'évite de justesse mais il bouscule ma sœur et, tandis que je tire Cerise vers moi, elle reste plantée face à lui, immobile, à le désarmer de son regard tranquille.
— J'ai grandi sur cette île, déclare-t-elle. Tout comme vous, c'est ici que sont mes racines.
Comme j'aimerais la déraciner et la tirer de ce pétrin ! Pendant que mon poing insiste pour éloigner Cerise, un troupeau de pêcheurs s'interpose entre la digue et nous. Ma sœur à bout de bras, c'est moi qui les bouscule maintenant. Aussi violemment que nécessaire, je nous fraye un passage à travers le barrage humain. Quelques poignes velues échouent à nous séparer, étalant sur nos peaux des coulées de sueurs ou d'huile de bateau. Aux assaillants qui persistent, je réponds par mes meilleurs coups de coudes. Ils grognent. Je crie. Nous bataillons sur place sans nous laisser de répit.
Alerté par ce raffut, un vieil homme sort de la petite cabane qui surplombe le port. Il prend un air exaspéré et fait signe aux pêcheurs de se disperser. Ceux-ci lui obéissent. Alors, ne s'exprimant toujours que par de grands gestes de la main, il nous invite, Cerise et moi, à le suivre dans sa cabane.
Le battant se referme derrière nous. Je scrute quelques secondes l'habitation pauvrement meublée. Elle ne comporte qu'une seule et unique pièce, au centre de laquelle se dressent une table et deux chaises. Dans un coin, près de la porte, un vieux poêle en fonte et un petit fauteuil dont le coussin élimé se vide progressivement de sa mousse. Dans l'angle opposé, un hamac fait office de lit et, au fond de la pièce, un rideau dissimule ce qui doit servir de salle de bain.
Cristobal Donoso, un homme de petite taille aux cheveux grisonnants, au dos voûté et au visage strié de rides, se laisse tomber dans son fauteuil. Je pense pouvoir dire sans me tromper qu'il n'a pas loin de quatre-vingt ans. L'état actuel de son corps témoigne à la fois d'une force physique entretenue et des effets de l'âge néanmoins inévitables.
Il joint les mains et nous interroge du regard.
— Bonjour Monsieur Donoso, me présenté-je. Je m'appelle Emmanuelle Iunger, et voici ma sœur Cerise. Voilà... si je me suis permise de vous rendre visite, c'est parce que j'ai une question à laquelle, j'espère, vous saurez me répondre.
Toujours aussi laconique, Cristobal Donoso me fait signe de poursuivre.
— La semaine dernière, je me suis rendue aux archives de l'Île d'Elthior. Ça fait longtemps que je m'intéresse à l'histoire de l'archipel. Je suis presque incollable, je crois. Vous, par exemple, à Puertoculto, vous descendez des premiers colons. L'Armada Volée.
— Tu connais cette histoire ? s'étonne-t-il.
— Bien sûr. C'étaient des nomades des Terres du Nord, sédentarisé quelques siècles plus tôt dans le Royaume d'Espagne. Ils vénéraient des dieux que personne ne connaissait et, sous l'Inquisition, ils se sont vus accuser de sorcellerie. Révoltés par le massacre des leurs, ils ont pris la tête d'une embarcation dérobée à l'Armada. Ils ont navigué vers l'Asie en contournant l'Afrique. Le hasard a voulu qu'ils s'échouent sur l'Île des Nootaks. Ils s'y sont établis et ont bâti le premier village, ici-même où se trouve le vôtre.
Le vieil homme hoche la tête et tend le cou, visiblement intéressé. Tandis que je parlais, il s'est mis à sourire ; un sourire franc et doux qui n'a rien à cacher.
— Tu connais bien ta leçon, on dirait, me félicite-t-il. Mais tu sais, gamine, ils n'étaient pas seuls quand ils sont arrivés. Ces îles étaient peuplées. Comme partout, les premiers colons se sont établis dans le sang. Ils ont chassé d'autres hommes et enterré leurs dieux...
— En effet, rebondis-je, et malgré tout ils n'étaient toujours pas seuls. Parce qu'à la même époque, l'Empire de Chine développait sa flotte et explorait la région. Faute de savoir quoi faire de ces îlots de jungle, ils ont construit un fort sur Pantar, le moins boisé. Ils l'ont cultivée, transformée...
— Pas tout à fait un fort, me reprend le doyen. C'était une prison, avant que l'Empire l'abandonne totalement et que les truands se retrouvent à chercher comment survivre dans cette nature sauvage, hostile. Ils ignoraient qu'on les avait conduits si loin du continent. Ils ont tenté de construire des radeaux, de ramer...
— Et ils se sont échoués sur Anakar, deviné-je. Coïncidence, nos Espagnols aussi ! Au lieu de se taper dessus, ils ont commencé à commercer. Aujourd'hui encore, le marché de Nuyanxi est l'un des plus fameux de l'archipel.
— Ah, les livres d'histoire, de nos jours... Ils ont gommé ça aussi ? Ce n'est pas le commerce qui est à l'origine de cette alliance. Pas seulement. Nos deux bandes d'exilés se sont unies pour une cause moins noble : s'armer contre les indigène qui craignaient les colons et brandissaient leurs flèches. Les tribus d'Anakar ont toutes été massacrées, ça a calmé celles des autres îles.
Cristobal Donoso laisse échapper un rire jaune. Avant qu'il n'anticipe, je m'empresse d'enchaîner :
— Du moins, jusqu'à l'arrivée des Anglais ! En plein XIXème, ils décident de débarquer ici, sur le chemin des Indes, pour établir un avant-poste et quelques comptoirs. Une aubaine pour nos marchands. Ils se montrent conciliants, font l'étal de leurs productions et les voilà nouveaux sujets de la Couronne ! On les laissent gérer leurs exploitations comme ils l'entendent et ils prospèrent. Voyant que le vent tourne, les tribus agnakolpaises suivent l'exemple. Itapo capitule sans faire d'histoire et se retrouve dans les bonnes grâce de la Reine Victoria, qui y envoie quelques uns de ses meilleurs architectes. Les autres îles mettent plus de temps, mais se rendent à leur tour.
« Pour s'assurer le contrôle de l'archipel, l'Empire Britannique dépêche quelques nobles en disgrâce. Certains sont chargés de commercer avec l'Asie, d'autres de mater des pirates embusqués dans la jungle. Les gouverneurs traînent des pieds mais tirent leur épingle du jeu. La mine d'or de l'Île Doryan, le cuivre sur l'Île du Dragon...
— C'est là, et seulement là, que les tribus ont capitulé, m'apprend le vieil homme. Où plutôt, c'est là que la Couronne a pris les choses au sérieux. À partir du moment où il a été question de métaux précieux, la conquête mollassonne a viré au bain de sang. Fini l'harmonie, fini les compromis...
— Ce n'est pas ce qu'on dit dans les livres, me renfrogné-je. J'imagine que ça ferait mauvaise presse à notre mégalopole de rêve...
Je ne me leurre pas. Je sais bien, dans le fond, que toute colonisation a été synonyme de violence, que les livres préfèrent mettre l'accent sur ce qui en ressort de bon, de durable. Et je veux croire, tout de même, que l'Histoire n'est pas l'éternel joute sanguine que me dépeint Cristobal Donoso.
— L'Île du Paon, avancé-je. Il n'y avait rien sur l'Île du Paon. De la cambrousse à perte de vue et pas l'ombre d'une ressource à extraire. Et pourtant, son gouverneur désœuvré en a fait le fleuron de l'agriculture local, le grenier d'Agnakolpa.
— Parce qu'il bénéficiait d'une main-d'œuvre peu coûteuse, corvéable à merci, nuance le doyen.
— C'est vrai. Mais sur les Sœurs Mauriel, les locaux eux-mêmes ont pris en main le tourisme.
— Au grand dam de leur rêveur de petit Français, qui n'a jamais pu ramener là aucune des deux belles éponymes et qui, après s'être jeté à la mer, les a laissés aux mains d'un marquis despotique.
— Et l'Île du Fou alors ? Un champ de roches où ne poussaient que les algues. Personne ne vivait là. Personne n'a souffert des fantaisies du pauvre Général qui en a hérité.
— Sans doute, jusqu'à ce que sa base militaire se transforme en prison de haute sécurité... Mais là, je te le concède, gamine, c'est le vingtième siècle qui a fait des ravages, pas tant nos preux Anglais.
Je sais où il essaye de m'emmener. Je le comprends un peu. Il est de la génération de ceux qui ont connu la Grande Guerre. Pour lui, l'Histoire toute entière aboutit à ces heures sombres. Moi qui suis née après, je la perçois plutôt comme un flux composite de sacrifices et de progrès. Avec le recul, les combats du siècle passé n'a confirmé qu'une chose que tous les livres officiels ont toujours racontés : c'est quand l'humain est au plus bas qu'il innove le mieux. La médecine, la robotique, l'écologie, rien de tout cela n'aurait décollé sans la Grande Guerre. Oui, les garants de l'ordre qui nous dirigent distribuent à tout-va des œillères sur mesure : le système de l'Étoile, le confort domotique, un semblant de paix globale. Mais ce qui me rassure, c'est que tout cela n'est qu'une étape – c'est l'Histoire qui le dit.
Cerise observe fascinée notre joute érudite. Je souris au villageois.
— Vous avez une idée de ma question ?
— Pas vraiment mais, si tu trouves une zone d'ombre dans les livres, ça cache toujours une vérité cent fois plus sinistre.
— L'Île d'Elthior. Celle-là, elle n'a rien à cacher. Pas de vilain secret. On l’appelait juste Le Rocher. Quand le malheureux Lord Macduff atterrit là, il croit que la Couronne l'a condamné à mort. Sa femme écrit ses mémoires, elle ne parle pas de vie mais de survie. Pour eux, c'est l'ultime déshonneur. Ils n'en reviendraient pas de savoir que leur rocher maudit est devenu au fil des siècles une immense île artificielle ! La mégalopole la florissante du XXIIème siècle... Et ils auraient raison, ça ne fait aucun sens. Pourquoi une telle expansion ?
— Parce qu'entre deux générations de décérébrés, les Macduff ont toujours été de bons gouverneurs. Parce qu'ils savaient mener leur barque sans se salir les mains et en mettre plein la vue. C'est tout. Un sens de l'urbanisme et de belles réceptions, c'est à peu près à ça que tient leur réussite.
Sa voix s'enraye, il tousse. Un gros fumeur, à n'en pas douter, vu le cendrier qui déborde au pied de son fauteuil. Je profite de cette interruption pour le détromper :
— Ce n'est pas ce que je voulais dire. Pourquoi Elthior et pas l'Île aux Fleurs ?
À ces mots, les yeux de Cerise s'écarquillent. Cristobal Donoso éclate de rire.
— Quoi, c'est ça qui te tracasse ? s'esclaffe-t-il.
D'abord, ce rire me laisse incrédule. Je ne l'ai pas vu venir. Mais l'impatience me gagne et j'enfonce le clou :
— L'Île aux Fleurs est la plus vaste de l'archipel. Un cadre paradisiaque, à ce qu'on dit, bien plus vaste que l'Île d'Elthior. Pourquoi avoir construit une île artificielle autour d'un caillou, si une bande de terre toute prête n'attendait qu'à être habitée ? Personne ne va sur l'Île aux Fleurs ; aucune embarcation. Les archives ne donnent trace d'aucune tentative de colonisation. Et plus déroutant encore, si l'on y regarde bien : les îles les plus proches sont Anakar, l'Île du Paon, et la nôtre. Ici, c'est désert la moitié de l'année et le tourisme se cantonne à quelques lotissements. Anakar baigne dans son jus depuis des siècles. Quant à l'Île du Paon, on n'y trouve qu'une poignée de grand domaines. Ce sont les moins peuplées...
Le vieil homme se frotte la barbe. Feignant de réfléchir, il dissimule ses lèvres serrées :
— Anakar est malfamée, soutient-il. Elle ne fait pas le poids, face à la belle Itapo. Encore que, même là, les vieilles briques n'intéressent plus personne... Le grenier de l'Île du Paon est trop précieux pour qu'on le sacrifie à de grands projets d'urbanisme. Et ici, eh bien, on dirait que les vacanciers veulent se couper du monde. On peut en mettre bien d'autres sur Nicole et Lucile. Ils ne sont pas stupides, à Elthior. Ils savent qu'il y a des choses auxquelles on ne doit pas toucher, même si l'humanité semble penser le contraire...
Je peux le sentir dans ses mots, Cristobal Donoso est un homme foncièrement bon.
— Moi non plus, lui dis-je, je ne pense pas que tout devrait être amené à changer. Sans passé, les hommes ne sont rien. Et ceux des vôtres qui nous rejettent feraient bien de se souvenir combien d'innocents ont été abattus pour que ce village tienne debout, aujourd'hui.
Ses pupilles bienveillantes s'illuminent. Non content de m'avoir transmis un peu de son savoir, il soupire :
— C'est rare de nos jours, les jeunes gens qui se passionnent pour l'ancien monde. Qu'est-ce qu'on peut bien trouver dans les vieux livres et les vieilles pierres ?
— L'avenir, Monsieur.
Cristobal Donoso plaque ses mains sur les accoudoirs du fauteuil, il fait mine de se relever.
— Mesdemoiselles, comme vous l'aurez constaté, vous n'êtes pas les bienvenues à Puertoculto. Ici, les gens me respectent, mais ils ne toléreront pas que votre présence s'éternise. Je vous remercie pour cet échange des plus rafraîchissants, mais je vais devoir vous demander de partir. Vous n'habitez pas tout prêt, dépêchez-vous de rentrer avant la nuit.
Avant qu'il se redresse, je me tiens devant lui.
— Vous avez esquivé ma question, Monsieur Donoso.
Dans un nouveau soupir, son dos retrouve l'assise grinçante. Je demande encore une fois :
— Pourquoi personne ne s'est jamais établi sur l'Île aux Fleurs ?
Il tire sa pipe de sous le coussin et prépare son tabac. Après quoi, il la porte à sa bouche et inspire une bouffée.
— Ils ont essayé, admet-il. Générations après générations, beaucoup se sont aventurés sur l'Île aux Fleurs. Peu d'entre eux sont revenus. Nul n'a voulu y remettre le pied.
— Pourquoi ? m'enquis-je
— Ah ça, souffle-t-il dans un nuage de fumée. C'est à cause de cette malédiction !
— Quelle malédiction ?
— On raconte que les plantes de l'Île aux Fleurs avaleraient les hommes. Au siècle dernier, à ce qu'il paraît, elles auraient englouti une ville entière. Magie ou fable ? Personne n'est assez fou pour aller vérifier.
Je reste bouche bée face à un récit aussi invraisemblable.
— Des plantes qui avalent les hommes, murmure Cerise presque rêveuse.
— Oui, oui, c'est ce qu'on dit, assure Cristobal Donoso en se relevant pour de bon. Allez, partez maintenant, tant que le ciel est clair !
Nous voilà mises à la porte, ma sœur et moi. Dès que nous sortons, tous les regards convergent à nouveau dans notre direction. Je lui empoigne la main.
— Rentrons.
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ANNEXE / Carte de l'archipel :
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