Episode 8
Faustine
Mon souffle enroué, je peine à respirer. Ma tête ne pense plus, mes jambes prennent la fuite. La même course effrénée dont je connais l'issue, inéluctable. Et pourtant je décampe, je dérape, je déraille total.
Je sais qu'elle est là. Juste derrière. Sur les talons. Encore plus près que ça, même. Elle me rattrape. Ses doigts crochus tendus, vers moi, en moi, tout prêts de m'agripper. Je bondis par-dessus une racine, esquive un arbre et glisse dans les feuilles mortes qui tapissent une pente raide. Je roule dans la litière et me redresse, le dos en compote. Un instant, l'air refuse de gagner mes poumons, comme si une porte close dans ma gorge bloquait l'oxygène. Je la racle en grognant, m'efforce de cracher une quinte monstrueuse, la bave qui gicle sur mon menton. La porte s'ouvre. Ça y est, l'air circule à nouveau. Ça y est, je m'élance sur le sentier, étroit et cabossé. Putain de rhizomes et de lianes de partout. La jungle déborde autant que ma tête, et ça me colle aux basques. Même la nature est contre moi.
Les feuilles des fougères me griffent les cuisses. Les branches m'écorchent. Le sol brandit les crocs perfides de ses rochers en vrac. Le voile opaque s'abat sur mes rétines. Dégage... Je cours, je fuse, mais je vois trouble. La lumière coule sur ma peau tout d'un coup. Le ciel surgit de la canopée, braque sur moi son soleil de plomb. La chaleur m'écrase. Mais malgré la sueur qui ruisselle et le poids l'air qui engourdit les membres, je fonce, tête première.
La forêt se disperse. Elle s'éloigne. Et le sentier maintenant plonge dans un vide immense. Je dégringole. En bas de la falaise.
Je suis réveillée. J'ouvre les yeux. Oh, ça oui, ils sont ouverts ! Je suis là, en entier, en pleine possession de mon corps. Je me relève, vacille. La douleur est partout. Chaque membre souffre, me brûle, me pique. Chaque pas, la même douleur qui s'encre en moi me devient précieuse, presque agréable. Non plus un frein, mais désormais le moteur qui m'anime.
Je laisse mes pupilles balayer le monde. J'aime la lumière du soleil qui se couche : brûlante comme des flammes qui dévorent la forêt. Si ma bouche était suffisamment large, moi aussi, je dévorerais le monde. Je le réduirais en lambeaux, le mordrais à m'en briser les dents, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que la poussière autour.
Je hais le monde. Il n'y a que les maux dans les cœurs. Des maux et du vent.
Je hais le monde entier. Je rêve d'un autre, là, caché par-delà ce rideau de saloperies. Un monde de poussières, qui ne ressentent, ni ne pensent, ni ne souffrent. Un monde qui se fout de tout et croque la vie sans peines.
Tout ce que nous construisons est voué à céder. Nous-mêmes, on passe notre vie entière à crever à petit feu, à traîner nos plaies jusqu'à la tombe. Si c'est juste ça le but ultime de l'existence, pourquoi se faire chier à la subir ? Autant prendre les rênes, ou juste lâcher la bride.
Le piaillement d'un oiseau brise le fil des pensées. Lui, pourquoi vit-il ? Piailler, faire son nid, pondre, piailler encore, couver les œufs de futurs piafs qui à leur tour viendront nous péter les tympans. Et crever en plein vol abattu par une flèche.
Tout doux, j'attrape la poignée de l'arc dans mon dos, sors une pointe du carquois. Assise sur un rocher, je guette patiemment le bosquet d'où s'est élevé le chant. Ça ne paie rien pour attendre.
Les minutes me narguent. Je reste immobile, la flèche encochée, la corde tendue. J'ai conçu l'arme moi-même. Ça demande des calculs, la patience nécessaire pour tailler le bois. Mais ce n'est pas comme si je manquais d’entraînements. Trois arcs que je fabrique, trois arcs que le vieux confisque et brise. Je ne les cache même plus. Qu'il les casse, je m'en cogne, je n'ai qu'à recommencer, encore, encore, jusqu'à l'incassable. Chaque fois qu'on me brise, on me parfait un peu.
Il est comme ça, le vieux. Il raconte qu'on est libres, qu'on méprise le système. Mais lui, le système, il lui bouffe dans la main. Il le crée, son système, plus étriqué que les autres. Et je n'ai pas ma place dans son ordre des choses. L'ordre, c'est bon pour mes sœurs. Il les préfère à moi. Peut-être parce qu'elles filent plus droit. Parce qu'elles sont plus jolies. Parce qu'elles n'ont pas la tignasse blanches et rêche, les yeux rouges et le teint pâlot, elles. Parce qu'elles ressemblent à l'idée qu'on se fait d'un être humain. Parce qu'elles sont douées dans un tas de domaines.
Même cette nouille de Nolwenn, il lui érige un piédestal à force d'amonceler des compliments futiles. Parce qu'elle pose tout le temps des questions, alors qu'elle ne pige rien. Moi, il me réprimande ; elle, il rit de ses bêtises. Je la déteste, presque plus que le monde. Je les déteste toutes à leur façon. Mais elle, c'est au-delà. C'est mes dents qui grincent et mes poils qui se hérissent. Sa bouille angélique, ses grands yeux innocents... Elle paraît tellement douce que, des fois, j'ai comme l'envie cuisante de déchirer à mains nues son joli petit visage !
C'est pareil ce piaillement : trop aigu, trop joyeux. Ça résonne de plus belle. En une fraction de seconde, les plumes colorées ont jailli du bosquet. L'envol est vif. Moi aussi. Je vise et lâche la corde. La flèche fuse et se loge dans l'une des ailes ; le volatile dégringole dans une ultime criaillerie.
J'approche, tranquille. J'observe la proie qui se débat au sol. Tombé sur le dos, l'oiseau bat des bras dans le vide, fou de peur. Ma main sur son aile, j'ôte la flèche d'un coup sec. Le rouge de la plaie déborde sur le plumage bleu pâle. Mon poing se serre sur la pointe tout juste extraite. Un coup. Un autre puits rouge de vie à deux centimètres du premier. L'aile claire brunit, l'oiseau crie. Un sourire creuse ma face.
J'arrache la flèche de l'aile, encore, et je l'y plante, encore et encore. Dans mon poing, toujours plus de vigueur. Là, dedans, toujours plus d'extase. Une aile, puis l'autre. Et quand les bras de l'oiseau ne sont plus que blessures, et que sang, et que plumes déchirées, et que ma proie suffoque à n'en plus savoir se débattre, ni même pépier, alors je vise l'abdomen. Le dard perce la chair tendre, et les boyaux emmêlés, pendant que le rouge gicle, fontaine existentielle, qu'il noie dans son flot le duvet rose et fade.
Alors, avide d'un peu plus de son essence coulante, je libère l'oiseau de ma flèche, la balance sur le côté, et plonge les doigts dans sa plaie, le fluide qui se niche sous les ongles. Les phalanges pressées sur sa petite machine, encore frémissante, mieux qu'un holo tactile, je suis maître du jeu. Là, vouloir c'est pouvoir, et je peux tout faire : toucher ses entrailles toutes lisses, toutes douces, son petit corps secoué de pulsations frénétiques, et écarter les mains pour arracher son ventre.
Toujours plus de rouge. Un rire incontrôlable s'empare de ma gorge. Le blanc de ma peau vire au rosâtre et là, comme ça, je suis presque normale. Presque du même teint de pêche que l'autre ingénue... Je m'esclaffe.
Un grognement familier. Mon rire cesse, mais mon sourire ne faiblit pas. Mes nasaux inspirent un long rail d'air humide. Un quart de tour. J'expire.
— Faustine, qu'est-ce que tu fais ? demande la petite voix de Nolwenn.
Ce gros matou de Mr. Sprinkles est avec elle. Il la suit tout le temps comme son ombre. Il me feule, poil hérissé. Entre ce chat et moi, il y a comme une tension bestiale, comme une lutte de territoire.
— Arrête de grogner, bestiole !
J'empoigne une pierre, la lui jette au museau. Mr. Sprinkles détale.
— Faust ! s'écrie Nolwenn. Pourquoi tu as fait ça ?
— Ton chat m'aime pas, alors moi non plus. Tu veux savoir ce que je fais ? Vas-y, approche...
Je retire les doigts rougeauds des viscères du piaf qui ne bouge plus du tout. En découvrant mon chef-d'œuvre, Nolwenn écarquille les yeux et ouvre tout grand la bouche, comme si elle s'apprêtait à beugler d'effroi, mais le cri reste coincé.
— Vas-y, crie. Pourquoi tu te retiens ? Personne ne va t'entendre, hein...
— Pourquoi tu as fait ça ? répète Nolwenn d'une voix presque étouffée.
Mes épaules se redressent en craquant. Un mur de muscles face à son petit corps mou.
— Quoi ? T'es furax Nono ? J'ai fait quelque chose de mal ?
— Qu'est-ce qu'il t'a fait, cet oiseau ? Lui non plus il t'aimait pas ?
Le regard fixé sur ses pommettes rougies, ma tête se met à dodeliner.
— Tu piges pas, hein ? Ça m'étonne pas. Tu piges jamais rien, Nolwenn. Rien du tout. Tu veux peut-être que je te montre ?
Elle ne répond pas. Elle reste immobile, l’œil méfiant. Un pas vers elle. Mon doigt caresse doucement sa joue.
— T'es vraiment trop mignonne ; une vraie petite chose sans défense !
Ma main glisse dans son cou. Sa peau est douce comme la surface d'une pêche ; on a envie de l'arracher à pleines dents.
— La mort, ce n'est pas la fin, Nono. C'est juste un changement d'état, quasiment un début. L'oiseau, là, il piaille depuis la nuit des temps. Est-ce que ça change le monde ? Il s'égosille dans le vide. Et pioupiou qu'on me donne la béquetée, et pioupiou que je fais ma parade nuptiale, pioupiou par-ci, pioupiou par-là, et pioupiou que je clamse dans la gueule de ton chat ! Il te plaît à toi, ce monde-là ? Moi non... Y aurait qu'à tout détruire, tout refaire. Mais y a une chose que j'adore. Tu sais ce que c'est ?
Elle fait non de la tête.
— La beauté, la vraie. Parce qu'il y a du beau, ouais, du beau brouillé et sale englué dans tout ça. Et moi, la beauté, je suis son serviteur. Je la révèle, je l'expose. T'aimes l'oiseau qui chante sur sa branche ? Moi aussi, dans le fond. Mais je préfère ce qu'il y a à l'intérieur, tout ce qui gigote sous ses plumes, son sa peau. Les os qui crissent, le sang qui pulse, quand la souffrance accélère tout et que les yeux débordent. Là, je sais que ça vie et que ça a un sens... Ça vie à cent à l'heure au moment où ça meurt...
Nolwenn me dévisage. Non, elle pige toujours pas.
— Et... après la mort, bredouille-t-elle, tu crois qu'il y a quoi, Faust ?
— J'en sais que dalle. Peut-être que tu pourrais me le dire.
La pâleur de mes doigts lui enserre la gorge. Juste le temps d'un cri, ce glapissement coincé depuis des plombes au fond de sa bouche baveuse. Déjà elle se retrouve incapable de parler.
Nolwenn gesticule dans tous les sens. Elle essaye vainement de tirer sur mes mains. Elle plonge dans mes yeux son regard implorant. Et moi, je me contente de lui sourire, statique, resserrant les pouces sur sa trachée qui frétille.
Il y a comme une étincelle dans sa pupille. Là, on dirait qu'elle capte à quel point elle est en vie, à quel point ça ne tient qu'à un fil, qu'à une pression de ma paume. Elle doit sentir son cœur battre à tout rompre, le sang qui s'emballe dans ses veines, la douleur qui empâte ses membres. Son teint pâlit, pas autant que le mien ; sa peau semble plus douce que jamais. Et plus que jamais, j'ai envie de la mettre en pièces.
Des pas. On accourt dans les bois, les feuilles bruissent. Les pas se rapprochent.
— Faustine !
— Putain, qu'est-ce que tu fous ? Lâche-la immédiatement !
Avant que j'aie pu faire quoi que ce soit, on m'attaque par derrière. Je me débats, mais avant que ma poigne agrippe l'autre nuque, une aiguille transperce ma peau. Je perds tous mes moyens. Je m'effondre.
Quelle heure il est ? Où est-ce que je suis ? Et l'autre, où est-elle ? Je n'ose pas ouvrir les yeux, par peur de la réveiller, l'hôte dans mon corps qui m'étouffe et me rend dingue. Cette autre, pourtant, c'est moi.
Je touche le drap qui m'enveloppe ; il est tout élimé. Plus de doute, c'est mon lit. J'entends les voix, en bas. Je n'ai pas besoin de savoir ce qu'ils disent. Je ne veux pas savoir ce qu'ils disent. Je sais qu'ils parlent de moi. Je sais qu'ils ont peur de moi.
— Pourquoi je suis comme ça ?!
Je me redresse d'un coup, mes paupières sont ouvertes. Les larmes coulent, je ne comprends pas.
La porte de la chambre grince et une ombre se faufile. J'entends des griffes claquer contre le sol. Et quelques instants plus tard, Fuzzy, l'autre chat de Nolwenn, bondit sur mon matelas et se blottit contre moi. Je ne bouge pas. Fuzzy frotte sa joue contre ma jambe, la gorge qui vibre d'un ronronnement démesuré, ses grands yeux sombres levés sur moi.
Les pleurs redoublent. J'enfouis le visage dans son pelage, gris et rayé.
Qu'est-ce que je vais devenir ?
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