15.2

8 minutes de lecture

Cerise et Nolwenn se sont mises en tête de cuisiner quelque chose. Faustine s'est assise à côté, sur le plan de travail, et dévore une pomme avec tellement d'application que rien ne semble exister pour elle en dehors de ce fruit. Moi, je déteste les pommes. Ce n'est pas vraiment le goût qui me dérange. Pour tout dire, je trouve ce fruit un peu fade. J'ai beaucoup de mal à croire qu'Adam et Eve aient renoncé à l'éternité pour manger un truc aussi banal qu'une pomme. Enfin, depuis que Papa nous a lu le conte de Blanche-Neige quand nous étions petites, il n'y a plus eu moyen de m'en faire avaler une. Encore aujourd'hui, quand je vois Faustine engloutir des kilos de pommes, j’ai cette peur ridicule de la retrouver inanimée. Le comble, dans tout ça, c'est que c'était l'eau qui était empoisonnée. Et le corps qui reste là, dans le labo...

Adoria traverse la salle à manger pour regagner le salon. J'attrape son bras au passage. Elle me dévisage.

— Tu n'étais pas très bavarde, tout à l'heure, je lui fais remarquer.
— Nan, pour être franche, j'y comprenais pas grand-chose.
— Et tu m'as laissé croire que j'étais la seule gourde à ne rien capter ! Sympa la frangine !

Adoria m’ébourriffe le crâne pour me taquiner. Je grogne. Je déteste qu'on touche à mes cheveux.

— Dis, Adoria...
— Oui ?
— Papa... Il faut le mettre dans la chambre froide.
— Quoi ? Maintenant ?
— Maintenant. On a été tellement inutiles aujourd'hui, à rester vautrées dans le sofa. Cerise est déjà toute chamboulée. On va pas le laisser pourrir, quand même.
— Non. Mais tu te sens prête à le voir ? Je veux dire, mort ?
— Non, je serai jamais prête pour ça de toute façon. Aide-moi, s'il te plaît.
Un bref hochement de tête, et Adoria ouvre la marche dans l’escalier du labo. Nous pénétrons pour la première fois dans cette pièce interdite. L’atmosphère y est à la fois malsaine et vraiment familière. C’était là, sous nos pieds, tout ce temps. Peut-être que c'est normal d'avoir l'impression de déjà connaître cet endroit. Et, en même temps, c'est effrayant.

Le corps de Papa est étendu sur une paillasse, sous la lumière jaunâtre. J'ose à peine le regarder. Il le faut, pourtant. Sa chemise ouverte laisse entrevoir la couture-laser de sa cicatrice. J'ai mal au cœur. Sa peau est propre, elle luit. Emma et Eugénie l’ont sûrement nettoyée. Je ne sais pas comment elles ont pu... Je ne sais pas comment je vais pouvoir le porter.

— Tu prends les jambes ou les bras ? me demande Adoria.

Je ne sais pas quoi répondre.

— Les jambes. Tu vas prendre les jambes. Le buste est plus lourd. Je passe devant dans l'escalier, je monterai à reculons. Toi, tu me suis en regardant devant toi, d'accord ? Tu me regardes moi, pas lui . C'est compris ?
— Hmm...

Adoria contourne la paillasse pour saisir Papa sous les aisselles. De mon côté, je soulève ses cuisses. Nous nous dirigeons vers l'escalier. Je m'efforce de faire tout comme Adoria me l'a indiqué. Nous passons la porte du laboratoire et, dans la clarté du salon, son visage m'apparaît plus distinctement. Ses yeux sont fermés et sa bouche demeure ouverte ; aucun souffle n'en sortira plus. Jamais. La cicatrice sur son torse, je ne vois bientôt plus que ça. La simple idée qu'il soit mort... Dans un élan de panique, je lâche le corps et tombe à genoux. Les sanglots partent tous seuls.

Cerise passe la tête dans la salle à manger pour voir ce qui se passe.

— Mais qu'est-ce que vous faites ? s’affole-t-elle. Pourquoi vous avez sorti...
— On l'emmène dans la réserve, l'interrompt Adoria. Dans la chambre froide. Je crois que c'était trop pour Roxie.

Faustine se fraye un passage entre Cerise et le mur et jette le trognon de sa pomme dans la corbeille à papiers.

— Je m'en occupe, dit-elle.
Elle agrippe Papa sous les genoux et aide Adoria à le porter jusqu'au sous-sol. Je reste agenouillée contre le canapé. Pourquoi je ne peux... rien faire de bien pour être utile ?


— Tu n'as pas faim ? s'inquiète Cerise.
Ça doit faire dix minutes que je remue la nourriture dans mon assiette avec le bout de ma fourchette. Je secoue la tête.

— Le régime, je prétexte. Y a plein de saloperies de conservateurs dans les boîtes. Ce truc va me faire prendre quinze kilos.

Cerise fronce les sourcils. J'aurais pu trouver une excuse plus crédible. Mais la grande cicatrice sur le ventre de Papa, je n'arrête pas de la revoir. Avec une telle image en tête, je ne peux rien avaler. Il y a comme une odeur de mort qui flotte dans la maison. À moins que ce ne soit dans ma tête.

Je repousse mon assiette. Cerise soupire.

— Il va falloir faire quelque chose, dit-elle.

Je hoche la tête sans demander de détail. Je n'ai plus envie de réfléchir.

— Allez, tout le monde prend ses cachets et on va dormir, nous somme Eugénie en se levant de table.
— Qu’est-ce qui nous oblige encore à prendre ces trucs ? soupire Faustine.
— À moins que tu n'aies envie de tomber malade ; l'air est mauvais ici...
— C'est des foutaises, intervient Luna.

Elle, on dirait qu'elle a la science infuse aujourd'hui. À croire qu'elle lit l'avenir dans le fond de ses tasses de thé !

— Ne l'encourage pas, Luna, gronde Eugénie.

Au même moment, Nolwenn dépose son assiette vide dans le lave-vaisselle et décrète :

— Moi, j'arrête de prendre ça. J'en ai marre de m'endormir à cause des médocs. Et puis ça sert à rien. Les gens de Puertoculto, ils prennent pas de cachets et ils respirent très bien.
— Ouais, enfin, ils sont quand même sacrément dérangés, rétorque Eugénie.
— Mon amie Dolorès...
Nolwenn porte la main à la bouche et fait comme si elle n'avait rien dit.

— T'as des amis, toi, maintenant ? se moque Faustine.
— Vous êtes fatigantes, je râle. Moi, je veux savoir quelle grande révélation a eue Luna !
Adoria me prend par les épaules pour me calmer.

— Tu es fatiguée, Roxie, tu devrais peut-être...
— C'est bon, souffle Luna. Si ça vous amuse de vous droguer aux somnifères, personne ne vous retient. Pour ma part, cette époque est révolue. Dans le pire des scénarios, l’air ne nous tuera pas en une nuit ; il sera toujours temps de changer d’avis demain. La seule chose dont je suis sûre c’est que, si je n’avais pas avalé ces satanées gélules hier soir, Papa serait peut-être encore parmi nous…
— Quoi ?
— Qu'est-ce que tu racontes ?

Luna soupire et quitte la table.

— Rien, j'avais juste un très mauvais pressentiment, esquive-t-elle en prenant le chemin de l'étage.

Nous demeurons toutes intriguées. Comme à son habitude, Luna nous laisse sans réponse. Je déteste quand elle fait ça. Je déteste savoir qu'elle sait et ne rien y comprendre.

Finalement, personne ne prend de médicament. Alors même qu'elle suit le mouvement, Eugénie persiste à dire que nous avons tort. Elle ajoute que si elle meurt, nous l'aurons sur la conscience.

— Si tu meurs, remarque Faustine, on n'sera sûrement plus là pour le voir !

Je me retourne dans mon lit. Impossible de fermer l’œil. Au moins, avec les cachets, le sommeil ne se faisait pas attendre. Je ne faisais jamais une nuit de moins de huit heures et j'avais toujours un teint resplendissant. Je rendais toute ma commu Speccom verte de jalousie ! Je sens que je vais avoir des cernes. Les premiers vrais gros cernes de toute ma vie. Évidemment, je n'ai jamais acheté de crème spéciale. Il va falloir que je me débrouille avec mon correcteur. Rien qu'en y pensant, j'ai la tête qui tourne. J'essaye de m'endormir mais j'ai de plus en plus mal au crâne. Si mes migraines sont chose fréquente, c'est comme ça depuis que je suis petite, cette fois c'est un supplice. Deux barres me frappent le front de l’intérieur, un anneau me serre la tête et balance la douleur par vagues.

Je grimace, je gémis.

Bientôt, un drôle de cliquetis accompagne mes plaintes. Quelque chose cogne dans le tiroir de ma table de chevet. J'ai à peine le temps de me redresser pour tendre la main vers la poignée, le tiroir s'ouvre tout grand et la bague de maman est propulsée en l'air.

J'ai l'impression d'être passée dans une autre dimension. La douleur ne cesse de frapper dans ma tête. Des craquements sourds résonnent à l'intérieur de mon crâne. La bague est là, en face de moi, en lévitation. Suspendu dans le vide, au-dessus de mon lit, l'anneau doré tourne sur lui-même et dévoile régulièrement la petite perle qui le décore. Absorbée par le ralenti du bijou, je ne cherche même plus à comprendre ce qu’il m’arrive.

Soudain, un nouveau fracas se fait entendre. Puis les fracas se multiplient. C'est comme si les objets prenaient vie, un peu partout dans ma chambre. Voilà que ma caméra tourne sur elle-même, se détache de son pied et s'envole, elle aussi, bientôt rejointe par ce dernier. L'ordinateur portable décolle de mon bureau. Ma cafetière à dosettes, encore dans son carton, quitte le sol pour venir frapper le plafond. Mon fer à lisser traverse la chambre comme un éclair et rebondit d'un mur à l'autre. Les colliers, les bracelets et les boucles d'oreilles soulèvent le couvercle de leur boîte et jaillissent à leur tour. Les autres bijoux s'élancent de leurs portants sur la commode. Puis c'est au tour des lampes de s'envoler : d'abord la guirlande de plumes lumineuses accrochée sur mon mur, puis la grosse boule violette qui me sert de lampe de chevet, et enfin ma lampe de bureau.

D'autres coups retentissent, et voilà que s'ouvre mon vieux coffre à jouets. Un chat en peluche interactif bondit du caisson en poussant un miaulement strident. Dans un sursaut, je lâche un cri de terreur. Et, alors que la chaîne hi-fi se soulève lourdement dans un coin de la pièce, je regarde, impuissante, les jouets se ruer hors du coffre. De ma vieille console de poche à la poupée qui parle, en passant par le mini grille-pain, tous flottent bientôt au-dessus de ma tête. Un amas d'objets volent autour de moi, dans un invraisemblable tourbillon. Partagée entre l'effroi et la fascination, je lève sur ce spectacle des yeux tout ahuris. Tout d'un coup, la masse s'écarte et viennent à moi ma petite couronne de princesse et son sceptre lumineux, surplombé d'un gros cœur décoré de rubans. Je saisis ces jouets sans comprendre. Au même moment, Adoria pousse la porte de ma chambre.

— Bordel ! C'est quoi ce raffut ?

Je reconnais sa voix sans peine. Mais le visage que j'aperçois dans l’entrebâillement de la porte n'est pas celui de ma sœur. Ou plutôt, il ne l'est plus. Les joues d’Ad’ sont criblées de fentes qui frémissent quand elle parle. Ses cheveux, d'ordinaire si clairs, ont pris teint verdâtre. Et son œil droit est plein… plein d'un je-ne-sais-trop-quoi dégueu qui dégouline sur sa joue. Alors que je m'apprête à hurler une fois de plus, un cri rauque se fait entendre. C'est la voix d'Eugénie.

Annotations

Vous aimez lire Opale Encaust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0