Episode 16
Adoria
Quand je découvre ce qui est en train de se produire dans la chambre de Roxane, je reste sans voix. Ma sœur blêmit en m'apercevant, comme si elle avait vu un fantôme. Ses sont comme deux gros diamants qui brillent dans la nuit. Avant que je puisse lui demander ce que c’est que ce foutoir, le cri d’Eugénie surpasse tout ce ramdam. Tout l'attirail qui virevoltait dans la pièce s'écrase aussitôt au sol dans un sacré boucan. Les parures et les gadgets pleuvent autour de ma sœur. Les yeux toujours braqués sur moi avec horreur, elle s'effondre sur son lit. Ma vue se trouble.
— Roxie, non, c'est pas le moment de tomber dans les pommes !
Je me précipite sur elle pour tenter de la ranimer. J'essaye vainement de la secouer, lui donne de petites claques sur les joues en espérant la réveiller. Mais Roxie reste évanouie.
— Et merde !
Je la soulève dans mes bras. Au moins, sa respiration est régulière. Elle a juste l'air endormie. Tenant toujours fermement Roxane contre ma poitrine, je fais volte-face et me précipite en direction de la chambre d'Eugénie. Un liquide pâteux me coule sur la joue, la moitié de mon champ de vision est toujours brouillé. Alors que j'abaisse la poignée pour ouvrir la porte de sa chambre, Eugénie se jette contre le battant qui manque de se refermer sur mes doigts.
— Eugén', qu'est-ce qui se passe ? Ouvre-moi, s'il te plaît ! Pourquoi t’as crié ?
— Rien, ce n'est rien, bégaye-t-elle. J'ai juste fait un cauchemar.
— On me la fait pas à moi ; t'as un sommeil de plomb et t'es la seule ici qui ne fait jamais de rêves. Ouvre cette foutue porte ou bien je la défonce !
Roxane ouvre les yeux. À peine m’a-t-elle vue qu’elle se met à hurler. Ses beuglements stridents me déchirent les tympans et, en plus d’être à moitié aveugle, je deviens aussi momentanément sourde. Roxane se débat dans mes bras et gesticule dans tous les sens.
— Lâche-moi ! Lâche-moi tout de suite !
Je tente de la poser délicatement sur le plancher., mais elle me repousse de toutes ses forces. Mon dos vient heurter la balustrade de la mezzanine et Roxane tombe à quatre pattes.
— Faut te calmer, ma grande ! J'essaye de t'aider, moi. Tu as fait un malaise.
— Ton œil, Ad'...
Je ne l'ai jamais vue aussi terrifiée, même pas devant une araignée. De l’œil droit, je n'aperçois plus que des taches de couleurs indistinctes. Juste pour être sûre, je file dans la salle de bain et me penche sur le miroir.
— Bordel de chiotte ! Ma tronche…
Roxane a raison, je suis terrifiante. Mes joues sont pleines de fentes, les fentes sont pleines de filaments étranges. C’est rouge, mais ça ne saigne pas, je crois. Mon oeil bizarre n’a plus de pupille, plus d’iris. Il est comme englué dans une espèce de vase. Je passe ma main sur mon visage pour essuyer ce machin, mais ça coule encore plus abondamment de mon orbite.
— Putain, qu'est-ce qui se passe ?
Ma main frôle mes cheveux. Non seulement ils commencent à devenir verts, mais en plus ils sont tous visqueux.
— C’est l’air hein… j’hallucine… C’est un cauchemar ou quoi ?
Je tourne le bouton du robinet et plonge ma tête dans la vasque. Je ne vois plus que ça comme solution pour retrouver ma face. J'espère relever la tête et rencontrer dans le miroir le reflet habituel. Mais non. Quand je me redresse, c’est pire. L’effroi me paralyse.
Mon visage. Ce n'est plus mon visage. Ma peau est translucide. Les pores se dilatent, des écailles se forment et me recouvrent les joues. Je vacille, le rebord de la baignoire pour seul appui.
— Adoria, ça va ?
Je garde la tête baissée. J'ai reconnu la petite voix de Nolwenn. Je ne veux pas qu'elle me voie dans cet état. Ça lui ferait un de ces chocs !
— Tes cheveux, Adoria...
— Oui, oui, je sais, il sont verts. C'est pas la fin du monde, non plus !
— T’as vraiment décidé de les teindre en plein milieu de la nuit ? Et puis, j’veux pas te faire peur, mais ils ont l'air tout bizarre.
Je me force à rire.
— Ah, ah ! C'est ça les teintures bas de gamme ! On m’y reprendra pas, à pas lire la compo !
Bon, je crois que je viens de sauver les apparences. Je n'ai plus qu'à attendre que Nolwenn quitte la pièce.
— Ad' ?
— Oui, quoi ?
J'ai répondu un peu trop sèchement. Je prends sur moi pour rester penchée, la tête baissée au-dessus de la baignoire. La vérité, c'est que j'ai peur. Je ne comprends rien de ce qui m'arrive.
— Est-ce que tu peux regarder par ici, deux secondes ? demande timidement Nolwenn. J'ai vraiment besoin que tu me dises ce que j'ai sur le visage.
— Y a un miroir pour ça ! Tu vois pas que j’ai du truc plein la gueule ?
J'entends ses pieds nus qui avancent sur le carrelage.
— Ad', insiste-t-elle avec sa petite voix.
— Quoi ?
— Si j'te le dis, tu ne vas pas me croire.
— Laisse-moi deviner : ton visage est en train de se couvrir d'écailles. C'est ça ?
— Non, c'est pas des écailles...
Pas le choix : je me retourne. J tombe nez à nez avec Nolwenn. On doit avoir l'air aussi surpris l'une que l'autre. Elle, elle écarquille ses yeux déjà bien dilatés. Quant à moi, je reste bouche bée. De longue moustaches blanches lui sortent des joues, ses pupilles sont si grosses que le blanc de ses yeux a quasiment disparu. Elle a le bout du nez noirci, plus arrondi qu’à la normale, comme une truffe. Je sais à quoi m’attendre en levant les yeux sur son crâne, mais je suis quand même ébahie de voir ses oreilles pointues, toutes couvertes de poils, redressées comme celles de Mr. Sprinkles.
— Eh, Nono, est-ce qu'on m'a droguée ? Pince-moi, s'il te plaît. T'as l'air d'un petit chat.
Nolwenn hésite. Elle saisit finalement la peau de mon avant-bras entre ses ongles et serre. Je pousse un grognement. Des griffes ont jailli de ses doigts, transpercé ma peau, et voilà que je pisse le sang.
— Pas croyable, c’est pour de vrai…
— C'est génial, pas vrai ? s'écrie Nolwenn.
— Génial ?
Elle hoche la tête en souriant.
— J'ai des putains d’écailles plein la face, les joues toutes déchirées et l’œil qui se fait la malle. Et toi tu trouves ça génial ?
— Mais non Ad’, t’es un poisson, c’est tout. C'est pas des blessures, sur tes joues : c'est tes branchies.
Je me presse le bras pour tenter de stopper l’hémorragie. Bon sang, ça fait un mal de chien !
— Merveille, j'ai des branchies ! À quoi tu veux que ça m'serve, bordel ?
— À respirer sous l'eau, banane !
C'est pas bête ça, c'est pas bête du tout.
— Mais pourquoi ? Pourquoi...
Nolwenn me prend doucement la main.
— Tu devrais bander ça, Ad', dit-elle en pointant le sang qui coule sur mon bras. Je sais que c'est de ma faute. M'en veux pas ; j'ai pas fait exprès.
— Je l'sais ça, p'tite tête. Va chercher le bandage dans la pharmacie. Tu veux bien ?
Nolwenn hoche la tête, elle traverse la pièce. Sa queue de chat fouette l'air. Je m'assieds sagement sur le rebord de la baignoire.
— Dis Nono, tu comprends ce qui se passe, toi ?
Elle acquiesce :
— Hmhm.
Nolwenn revient avec un rouleau de bandage. Elle me le donne et s’assied près de moi.
— Ça m'est déjà arrivé, raconte-t-elle. Mais ce jour-là, je savais pas que j'étais un chat. C'est à cause des pilules. Parce que je suis un chat. Et toi, t'es un poisson. Et si on les prend pas, on ne peut pas rester humaines.
— Les pilules...
Je serre bien la bande autour de mon avant-bras. Le tissu rougit instantanément mais, peu à peu, le saignement s'estompe. Je me relève et je marche jusqu’à la mezzanine. J'ai toujours la vague impression d'être en train de rêver. Ça ne me rassure pas pour autant. Au moment où je sors de la salle de bain, un grincement se fait entendre depuis les escaliers du deuxième étage.
— Vous êtes réveillées ? demande la voix toute douce de Cerise.
Elle reste en retrait, dans la pénombre, et avec mon œil qui dégouline je n'arrive vraiment pas à l’apercevoir.
— Cerise, est-ce que tu te sens bien ?
— Moi, ça va, mais Emma s'est mise à flipper sous sa couette et elle refuse d'en sortir. Qu’est-ce qu’il se passe en bas ?
— Approche, tu vas vite comprendre.
Cerise descend les marches. Étonnement, elle paraît tout à fait normale. Elle hausse les sourcils en me voyant. Pourtant, elle n'a pas l'air d'avoir peur. Elle passe délicatement un doigt sur ma joue et observe la bouillasse qui coule de mon orbite.
— C'est une sorte de mucus, affirme-t-elle.
Puis elle me regarde plus attentivement.
— Qu'est-ce qui t'est arrivé ?
— Si je le savais ! D'après Nolwenn, c'est ce qui arrive si on ne prend pas nos médocs.
— Je dis la vérité !
Nono est debout dans l'encadrement de la porte. Elle a l'air très fière de tout avoir compris. Cerise l'observe de haut en bas et conclut :
— C'est que t'es plutôt mignonne comme ça, p’tit chat! Mais pourquoi il ne m'arrive rien, à moi ? Je n'ai pas pris mon cachet non plus...
Nolwenn fait la moue. Ça, elle n'est pas capable de l'expliquer. Alors que ses yeux pétillent comme quand elle est sur le point de nous sortir un bobard, Roxane s'avance vers nous en s'agrippant à la balustrade. D'abord, elle est surprise par l'allure de Nolwenn. Puis elle pose encore le regard sur moi et frémit mais, finalement, elle ose s'approcher. Elle veut savoir ce qui nous arrive. Maintenant que l'explication de Nono ne tient plus debout, on ne sait plus quoi répondre. On se regarde tour à tour. Finalement, je hausse les épaules.
— T’as pris tes cachets, Roxie ?
— Non. Personne ne les a pris.
— Il ne t’es rien arrivé de bizarre à toi ? lui demande Cerise d’un ton qui se veut rassurant.
Je repense à ce que j'ai vu dans sa chambre. Roxane hésite à répondre, mais elle se décide quand même à nous raconter la façon dont les objets se sont envolés autour d'elle. Je demande à Nolwenn comment elle explique ça. Elle lève les yeux au ciel et répond sans savoir :
— Les objets, ils prennent pas de pilules, alors s'ils volent, c'est à cause d'autre chose.
Elle se laisse glisser le long du mur pour s'asseoir par terre. Je m'installe à côté en tailleur. Cerise et Roxane prennent se posent les escaliers. Nous attendons, sans raison, comme si les réponses pouvaient finir par nous tomber dessus. La villa est redevenue silencieuse.
— Cerise, tu es là ?
Toutes les quatre en même temps, on lève la tête vers le haut de l'escalier. Emmanuelle descend, marche par marche, comme si elle cherchait à retarder le moment où on l'apercevra. Je devine vite qu'elle aussi a changé et, quand elle apparaît dans la lumière qui s'échappe de la salle de bain, la première chose qu'on voit, ce sont les grandes ailes dans son dos qui reflètent comme des vitraux toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Elle atteint le palier et nous découvrons que deux longues antennes ont poussé sur son crâne. S'ensuit un moment étrange pendant lequel nous la dévisageons en même temps qu’elle nous scrute, Nolwenn et moi. On ne dit rien mais, sans comprendre ce qui se passe, on comprend que c'est la même chose. Cerise lui pose enfin la question et, comme on s'y attendait, Emmanuelle répond qu'elle n'a pas pris de médocs.
— T'as de la chance, je remarque. Des ailes, c'est toujours utile. Elles sont pas laides, en plus. Et puis des antennes, ça te défigure pas. Moi, entre les branchies, le mucus dégueulasse et les écailles, j'ai pas été gâtée !
— Tes écailles ont presque disparu, me fait savoir Nolwenn.
Encore un peu et je risquerais de m'en réjouir. Si seulement mon visage n'avait pas disparu sous les traits d'un poisson... C’est vrai, je ne me suis jamais trop souciée de mon image, mais je n'avais pas l'air d'un monstre jusqu’à maintenant.
— Et si on prenait nos cachets, maintenant, vous pensez qu'on redeviendra normales ?
— Je ne crois pas, non. Balaye sans plus tarder cet espoir précaire.
Luna nous rejoint en bas de l'escalier. Elle n'a pas l'air surprise de nous trouver sous nos nouvelles formes inhumaines. Nous, en revanche, on ne peut pas s'empêcher d'ouvrir tout grand les yeux en voyant deux grandes ailes noires traîner derrière elle. Pas les ailes d'un oiseau, pas des ailes pleines de plumes, mais de grands morceaux de peau, comme des pièces de velours coupées maladroitement. Ses yeux sont plus noirs que jamais et ses oreilles, plus grandes qu'avant, sont devenues pointues. Lorsqu'elle ouvre la bouche pour s'adresser à nous, sa lèvre supérieure dévoile deux grandes canines.
— Woah ! s'exclame Nolwenn. T'es trop jolie comme ça ! T'es un vampire en plus, tu...
— Du calme, tempère Luna sans élever la voix. Ce n’est pas nouveau, j’ai depuis longtemps l’impression que quelque chose sommeille en moi. L’impression est devenue certitude à la mort de Papa. Cette nuit-là…
Nous sommes pendues à ses lèvres.
— Cette nuit-là quoi ? la presse Nolwenn.
— Je ne sais pas. Mais les marques sur mes vêtements... Quoi que fassent les cachets, ils n'empêchent pas cette transformation d’advenir.
J'ai peur de ne pas tout comprendre. Je lance un regard perdu à Roxane. Elle non plus, je crois, n'a pas tout saisi.
— Tu es en train de nous dire que ce n'est pas la première fois que ça arrive ? demande Emma.
— Absolument. J’irai même jusqu’à supposer que nous nous métamorphosons de la sorte toute les nuits, depuis toujours. Seulement, endormie par nos cachets, nous n’avions jamais eu l’occasion de nous en rendre compte.
— Tu veux dire que Papa nous donnait des somnifères uniquement pour nous garder dans l’ignorance ?
— Oh, mais je ne veux rien dire. Avoir des ailes de chauve-souris, d'insecte, des oreilles velues ou une mue écailleuse, est-ce que ça veut dire quelque chose ? Non. C'est ce que nous sommes, voilà tout.
Nolwenn n'a plus l'air d'écouter. Elle est trop occupée à regarder ses mains : jouant à sortir puis rétracter les griffes. Elle n'a pas l'air de se lasser.
— Alors, demain matin, nous serons redevenues nous-mêmes ? interroge Emma.
Luna soupire.
— N’as-tu rien compris à ce que je viens de dire ? Crois-tu réellement être une humaine ordinaire ? Pensez-vous que n’importe qui ici bas se transforme, une fois la nuit tombée ? Libre à vous de faire semblant que ce n’est là qu’un cauchemar, mais ce ne sera rien de plus qu’un mensonge. Ouvrez les yeux. Regardez droit dans le miroir. Voilà ce que nous sommes.
Elle se tourne alors vers Cerise et Roxane.
— N’allez pas croire que le sort vous épargne, simplement parce que rien de visible ne s’est encore manifesté en vous. À votre place, je me méfierais davantage encore : c'est lorsqu'on ne voit pas les choses qu'on les laisse trop facilement nous dépasser. En ce qui me concerne, je vais regagner mon lit. Vous devriez en faire autant.
Luna remonte l'escalier aussi naturellement qu'elle l'a descendu. Le claquement de sa porte de chambre résonne depuis la tourelle. Nous restons silencieuses, sans plus bouger d’un pouce. Nous continuons d'attendre, toujours sans raison. Au bout d'un moment, Roxane s'assoupit sur l'épaule de Cerise. Nous autres, nous restons plongées dans le doute, ou peut-être l'espoir d'un changement. Emmanuelle énumère des théories concernant les gélules. Mais au fond, à ce stade, qu'est-ce qu'elle peut en savoir ? Pas plus que n'importe laquelle d'entre nous. C'est encore Luna qui, comme d'habitude, m'a paru la plus sage. Luna sait des choses que d'autres ne voient pas ; elle a toujours été comme ça.
Nolwenn n'a pas ouvert la bouche depuis si longtemps que ça en devient inquiétant. Alors que je tourne la tête vers elle pour m’assurer qu’elle tient le coup, je découvre un spectacle pour le moins déroutant. Ma sœur plisse les yeux, le regard plongé dans le vide devant elle, les poings serrés. Aussi loin que ma mémoire se souvienne, je ne l'ai jamais vue aussi concentrée. Et puis tout d'un coup, les oreilles pointues se replient avant d'être comme aspirées dans sa tignasse emmêlée. Ses pupilles rétrécissent et son museau s'efface en même temps que les longues moustaches disparaissent dans ses joues. Plus de griffes à ses mains, ni de queue dans son dos. Je pousse un cri admiratif.
— Comment t’as fait ça ?
Une fois n'est pas coutume, Nolwenn hausse les épaules.
— Comme ça. Des fois je suis un chat, des fois je suis une fille. En fait, c'est à moi de décider.
Ça a l'air tellement simple, dit comme ça. Moi, j'ai beau essayer, je n'arrive pas à faire disparaître les branchies de mon visage.
La nuit se passe lentement. Emmanuelle a cessé de parler et est entrée dans la sorte de transe qui la prend, parfois, quand elle réfléchit. Finalement, avec ou sans les membres d'un insecte, elle reste la même personne. Cerise observe Nolwenn. Elle n'ose probablement pas se lever, de peur de réveiller Roxane. Et Nolwenn, elle, s'amuse à faire resurgir de temps en temps ses oreilles de chat. Ça semble si facile pour elle. Ce n'est rien de plus qu'un jeu.
Au fil des heures, j'ai comme l'impression que le mucus sèche sur mon visage et que mes joues retrouvent progressivement leur consistance habituelle. Je perds connaissance par moment, prise par un somme étrange. Quand je me ressaisis, il me faut plusieurs secondes pour me rappeler où je suis. Je sursaute comme ça un bon nombre de fois. Finalement, c'est la porte de la chambre d'Eugénie qui me fait tressaillir en s'ouvrant dans un violemment. Je fais mine de somnoler mais mon œil droit reste ouvert. Parce qu'il est moins compact maintenant, mais aussi parce que j'ai commencé à m'y habituer, j'arrive à voir à travers le mucus brun. Le monde a une teinte curieuse, vu comme ça, mais je discerne assez nettement les alentours.
Eugénie s'avance prudemment dans notre direction. Elle est frappée de nous voir, toutes les cinq étendues dans le coin. Puis elle est frappée en me voyant, sans doute à cause des marques sur mon visage et de l'œil droit qui suinte encore un peu. Elle se penche sur moi et me secoue par l'épaule.
— Adoria ? chuchote-t-elle.
Je fais mine de me réveiller.
Adoria, qu’est-ce que vous faites là ? Qu'est-ce que tu as à l’œil ?
Je lui explique en vitesse comment nos corps se sont transformés, à Nono, Emma et moi. Elle ne paraît pas plus intriguée que ça. Venant d'elle, c'est surprenant. Cette histoire pas croyable devrait déclencher un genre d'alerte dans son cerveau de scientifique. Mais non. Rien. Même pas un sourcil froncé.
— T’as changé toi aussi, cette nuit, pas vrai ? je demande.
Eugén' ne répond pas.
— À quoi tu ressemblais ? Nolwenn était un chat il y a encore quelques heures. Emma dormait la bouche ouverte et je voyais ses mandibules qui gigotaient sous sa lèvre. Luna aussi s'est transformée, on aurait dit un vampire. Allez, sois sympa, dis-moi ce que tu étais au moins !
— Vu que tu es réveillée, tu pourrais descendre avec moi au labo. Cette mucosité qui coule de ton œil est fascinante. J'aimerais en prélever un peu pour analyses.
C'est typique chez elle ; Eugénie adore esquiver les questions dont elle ne maîtrise pas la réponse. Il me vient à l'idée que je pourrais accepter de jouer les cobayes à condition qu'elle m'avoue en quoi elle s'est changée. Mais je sais d'avance qu'elle ne marchera pas. Et la vérité c'est que j'ai trop envie de savoir ce qui me dégouline de l’œil depuis hier au soir.
— C’est d’accord, je te suis.
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