Episode 17.1 - Cosy Mystery
Emmanuelle
Cela fait maintenant une semaine que la première métamorphose a eu lieu. Pas la première à proprement parler, si l’on en croit Luna, mais bien la première à laquelle nous assistions.
Cette nuit-là, j'ai été réveillée par une douleur inexplicable : mes ailes écrasées contre le matelas. Mon premier sentiment, une peur attisée par l’incompréhension, a lentement laissé place au dégoût – qui voudrait être un insecte ? Ainsi, lorsque Cerise a accouru de la chambre voisine, je l’ai d’office repoussée. J’ignorais encore ne pas être la seule à muter. Ce n’est qu’en découvrant Nolwenn, Adoria, puis Luna, toutes transfigurées, que j’ai compris. Ce fléau n’épargnerait aucune d’entre nous.
Au lendemain de cette étrange nuit, Eugénie s'est mise en quête d’une explication rationnelle. Elle a investi le laboratoire et entrepris de nous ausculter, les unes après les autres, à commencer par Adoria, dont l’œil devenu boueux attisait sa curiosité davantage que le reste.
À l’image de ce mucus noire, nos métamorphoses ne sont que temporaires. Vient toujours un moment où le phénomène se résorbe. Le retour à la normale peut être volontaire : Nolwenn est capable de changer d'apparence comme bon lui semble, comme si elle avait décrypté une sorte de mécanisme qui échappe encore à la plupart d’entre nous. Mais, de façon générale, nos nouveaux attributs nous donnent du fil à retordre. Passer de la marche au vol, d’une respiration pulmonaire à branchiale, ou de nos sens limités à l’acuité de ces nouveaux organes, tout cela n’a rien ni d’inné ni de naturel. Pendant que nous autres essayons d’apprivoiser nos corps de mutantes – avec plus ou moins de succès – , Eugénie, dont le corps n’a manifesté aucun changement notable, demeure terrée dans le sous-sol qu’elle a passé tant d’années à convoiter. Si Magnus n’était pas mort dans des circonstances aussi tragiques, j’oserais affirmer qu’elle vit sa meilleure vie.
Une fois les prélèvements nécessaires récoltés autour de l’orbite d’Adoria, notre laborantine a passé plusieurs heures à reprogrammer le scanner de premiers secours afin d’y implanter un module d’analyse génétique. Chacune d’entre nous s’est vue triturer les joues par la languette, le bras à coup d’aiguille ; collecter salive et sang qui serviraient tous deux à éplucher notre ADN. Eugénie s’estime assez qualifiée pour en décoder les séquences. Si cela risque de lui prendre des semaines, voire des mois, peut-être sera-t-elle en mesure de nous dire quels genres de monstres nous sommes.
Exception faite de Faustine, personne n’a rechigné à faire don de quelques-unes de ses cellules à la science. La science… Nous donnera-t-elle les réponses que nous attendons ? Quand bien même, comprendre d’où nous venons nous aidera-t-il à aller de l’avant ? À surmonter le deuil ? À accepter l’impensable ? Entre la disparition de Papa et nos corps en perpétuelle mutation, je ne saurais dire ce qui me paraît le plus insupportable.
Cela fait maintenant six jours qu'Eugénie travaille d'arrache-pied pour déchiffrer nos génomes. Dans la maison, c’est Cerise qui a pris les choses en main. Elle a toujours eu cette attitude presque maternelle. Mais la disparition de Papa a exacerbé ce trait, la poussant à prendre davantage sur elle afin que notre foyer se maintienne, plus ou moins tel qu’il était.
C'est étrange, en une semaine, comme elle semble avoir mûri. Avant, Cerise se réfugiait aussi souvent que possible dans la quiétude de sa serre. J'ai toujours pensé que toutes ses plantes représentaient beaucoup plus qu'un simple passe-temps. À bien des égards, ce jardin est un genre de secret qu'elle cultive : son espace rien qu’à elle, ses sentiments réels. Toutes ces choses qu'elle garde enfouies par pure abnégation – parce qu’elle s’occupe de nous mais refuse la réciproque – peuvent sortir de terre dans la serre, sans que personne n'y prête attention. Elle continue à s'occuper des lieux avec la même passion qu'auparavant, mais désormais Cerise ne s'y rend plus que dans l'après-midi.
À peine levée, elle range tout ce qui serait susceptible de traîner dans la villa : du linge sale, une couverture, de la vaisselle, un trognon de pomme ou un pion tombé de l'échiquier. Elle nous rappelle à l'ordre quand nous mettons trop de pagaille à son goût. Mis à part cela, elle n'exige rien de nous. Elle tire les rideaux, en silence, alors que nous sommes encore engourdies par le sommeil. Elle, elle est vive et fraîche, tout le temps, comme une herbe sauvage chargée de rosée. Je la rejoins sur la terrasse pour le petit-déjeuner. La brise du matin est douce et froide, mais le ciel est clair ; il pleut rarement à l'aube. Du haut de la colline, on voit le soleil se lever sur la mer et, devant pareil spectacle, on n’éprouve pas toujours la nécessité de parler. Le temps se gâte, au fil de la journée, et tout le monde s'active. Cerise passe la matinée dans la cuisine. Elle a repris le carnet de provisions que tenait Papa et gère avec minutie nos ressources au sous-sol. Elle nous prépare nos repas journaliers. Parfois, Luna et moi lui prêtons main forte. Mais Cerise aime que tout soit fait à sa manière et, dès qu’on lui propose de l'aide, elle insiste en souriant sur le fait qu'elle s'en sort très bien.
Nous gardons l’habitude de nous réunir autour de la grande table de la salle à manger, à l'approche de treize heures, pour partager le déjeuner. Cerise fait son possible pour que la vie continue d’être rythmée par les petites habitudes qui faisaient notre quotidien jusqu’alors. Je pense que c'est la raison pour laquelle elle se donne autant de mal. Ouch est l’une des personnes les plus courageuses que je connaisse et, depuis quelques jours, mon admiration a redoublé. Je suis fière de l’avoir pour sœur et pour meilleure amie.
Malgré tous les efforts qu’elle déploie, plus rien n'est comme avant depuis la mort de Papa. On a beau se relayer pour la tirer de ses recherches, Eugénie refuse de quitter le laboratoire, de se joindre à nous. Tous les jours, Cerise finit par lui porter son plateau-repas au sous-sol. Faustine n'y met pas non plus beaucoup de bonne volonté. Elle mange comme quatre, comme autrefois, voire plus encore. Elle engloutit son assiette sans nous adresser un mot et s'éclipse on ne sait trop où, ne répond jamais à nos questions. Que ce soit en ce qui concerne ses occupations journalières ou bien les effets de sa métamorphose, Faustine demeure muette. Je suis persuadée qu'elle nous cache quelque chose, Cerise ne cesse pourtant de prendre sa défense.
— Faustine est comme ça, répète Ouch, c’est son caractère. Sa transformation… elle n’a peut-être pas envie d’en parler. Si ça tombe, elle ne s’est même pas métamorphosée. Regarde, moi.
Dans un premier temps, j'ai accordé un certain crédit à cette hypothèse. Après tout, Eugénie maintient qu’elle ne s’est pas transformée et, du peu qu’on l’a vue ces derniers jours, je n’ai noté aucun changement.
R-A-S, semblerait qu’il y ait au moins une humaine parmi nous !
En dépit des phénomènes inexplicables qui ont eu lieu dans sa chambre l'autre soir, et même si cette violente migraine la reprend tous les soirs, Roxane non plus n'a subi aucune métamorphose. Cerise, elle aussi, est restée exactement telle qu’elle était avant que nous cessions de prendre nos cachets. J’ai osé croire que, peut-être, nous n’étions pas des monstres. Pas toutes.
Puis, il y a trois jours, mes espoirs ont fondu comme une glace au soleil.
Vendredi 6 juillet, nous étions dans la serre, à l’écart, Ouch et moi. Pour une fois, une éclaircie illuminait notre après-midi ; la première en pleine journée depuis le début de cette saison des pluies. Il pluvinait encore, nous écoutions le concert des clapotis sur la verrière, allongées dans l’herbe, les yeux rivés sur les vitres aux reflets arc-en-ciel. L’un de ces moments où nos esprits ne semblent faire qu’un.
Je ne pensais plus ni à Papa, ni au possible assassin toujours dans la nature. J’étais si détendue que, dans mon dos, mes ailes se sont déployées toutes seules. Les antennes commençaient déjà à me percer le front et, comme chaque maudit jour depuis cette nuit d’horreur, je savais que tout le reste suivrait sans tarder. Peut-être pour penser à autre chose, peut-être en espérant ne pas être la seule à me sentir si répugnante, j'ai demandé à Ouch :
— Tu ne sens vraiment rien de changé ? Tu es toujours… toi ?
— Je crois. C’est difficile à mettre en mots : je me sens différente et je ne sais pas en quoi. Tout s’est passé si vite… Il me manque. J’aurais voulu en faire plus, être plus attentive, vous épargner tout ça. J’ai peur. Mais en même temps, je me sens – c’est bizarre ! – comme si je respirais mieux. Je vais bien.
J’ai souhaité si fort que tout ça l’épargne, elle plus qu’aucune autre. Personne ne mérite d’être un monstre mais, plus que n’importe qui, quelqu’un d’aussi généreux et dévoué que Cerise ne devrait pas finir coincé dans la peau d’un mutant. Pourtant, alors même que je me donnais le droit d’espérer, un sale coup du hasard a dégommé mon optimisme. J’ai tourné la tête et le visage baigné de lumière de Cerise avait viré de teint. Sous les rayons du soleil, sa peau est devenue verdâtre, puis carrément verte, de plus en plus foncée. À mesure que la couleur s’intensifiait, l’épiderme m’a paru s’épaissir. J’ai cligné des yeux. En moins d’une seconde, il avait pris l’aspect rigide, lisse et luisant d’une pellicule de plastique et, avant même que mes mandibules aient pu claquer d’effroi, de longs vaisseaux sont remontés à la surface. Un réseaux de petites veines, comme les nervures d’une feuille, a envahi ses joues. Là, juste sous mes yeux, ma sœur était en train de se changer en plante.
Alarmée, je n’ai pu que bredouiller.
— Cerise, tes bras...
Tout à fait consciente de ce qui lui arrivait, elle admirait sa peau verdir depuis le début avec une sérénité incroyable, plus fascinée qu'autre chose par sa transformation. Aucun signe d'affolement. Rien ne bougeait, hormis sa carnation.
— Regarde, a-t-elle murmuré, avec une effroyable joie aux lèvres. Tu vois ? C'est de la photosynthèse. Tu te rends compte, Sher ? Je fais de la photosynthèse !
Elle paraissait tellement heureuse. J'ai fait semblant de me réjouir pour elle. Au fond, le radeau de ma positivité venait de se fracasser contre la falaise des évidences. Dès cet instant, j’ai su que ni Roxane, ni Faustine, ni Eugénie n’échapperaient à l’inéluctable. Elles muteraient tôt ou tard. Si ce n’était déjà fait.
Aujourd’hui, lundi, Eugénie nous a convoquées dans le labo pour nous informer de l’avancée de ses recherches. Cerise et moi avons immédiatement répondu présentes, aussitôt rejointes par Adoria. Sa métamorphose est, jusqu’à preuve du contraire, la plus surprenante de toutes.
Adoria déteste se transformer à peu près autant que moi. Pire, elle qui passait ses journées à plonger dans la mer, qu’il pleuve, qu’il vente, grimace maintenant d’angoisse à la seule idée de prendre une douche. Quand elle considère ses écailles, il n’y a que du dégoût dans ses yeux. Ce week-end, elle est allée jusqu’à proclamer le « boycott de l’eau ». Les effets de sa métamorphose se prolongent au-delà des nôtres mais, en l’absence de contact avec un liquide aqueux, ma sœur peut aussi rester près de soixante-douze heures sans se changer en poisson. À l’issue de cette grève de douche, l’apparition des écailles asséchées s’est révélée si douloureuse qu’Adoria pleurait en mordant un tissu. Ni Roxane et son nez sensible, ni même Faustine et son tact légendaire, n’ont osé lui faire remarquer son odeur de poisson séché. Je ne sais pas combien de temps nous aurions réussi à l’endurer car, au bout de seulement deux ou trois heures à se dessécher, les squames de ma sœur ont pelé et l’ont tant démangée qu’elle a filé dans la baignoire. Si elle s’est précipitée juste après nous au sous-sol, ce n’est pas seulement par respect pour le travail d’Eugénie : là où Cerise se réjouit, là où je prends mon mal en patience, Adoria désespère et s’impatiente de comprendre sa vraie nature.
Contrairement à ce qu’elle espère, je ne crois pas que ces réponses changeront quelque chose à ce calvaire. En ce qui me concerne, si la vérité ne me tenait pas tant à cœur, j’aimerais autant ne pas savoir avec quels parasites je partage mon génome.
Adoria a pris place sur une paillasse qu'Eugénie a débarrassée spécialement pour nous. Son œil ne suinte plus. Une transformation après l’autre, l'espèce de boue gluante reste collée, par endroits, à sa paupière. Elle a du mal à cligner.
Cerise et moi sommes adossées au mur, près de l'escalier. Nous n'osons pas vraiment avancer dans le laboratoire, de peur de déranger quelque chose. Nolwenn a fini par descendre et s'est assise sur les marches de la cave. Un bruit de verrerie au fond de la pièce : Eugénie sort de l'ombre derrière un alambic. Les tubes sont couverts de poussière. Ils n'ont probablement pas servi depuis un bon moment.
— T'as trouvé le truc ? lance Nolwenn.
— Il n'y a pas de truc, Nolwenn, lui répond Eugénie. C'est de la génétique.
— P't-être bien, mais tu n'peux pas faire ça, toi, hein !
Nolwenn tend le cou. Ses oreilles pointues et couvertes de poils, se dressent en haut de son crâne. Elle les agite fièrement, comme un chat aux aguets. Cerise lui sourit avec bienveillance. Pour ma part, je l’envie. Ce n’est pas demain la veille que j’aurai le dernier mot sur mes ailes. Si seulement je pouvais les ranger pour de bon… Eugénie soupire, atterrée par le manque de sérieux de notre chaton de sœur.
— Non, je ne sais pas faire ça. À quoi ça me servirait, d'abord ?
Le scanner de premiers secours à bout de bras, elle s’approche de la paillasse.
— Comment tu te sens, Ad' ?
Cette dernière hausse les épaules.
— Je n'ai pas encore réussi à décoder la totalité de ta séquence ADN, avoue Eugénie. Tes gènes sont croisés avec ceux de plusieurs espèces de poissons. Ça va prendre un certain temps pour tous les identifier. Tes branchies ont l'air suffisamment bien développées, tu devrais essayer de respirer sous l'eau, juste pour voir.
— Pas moyen que je foute la tête sous l'eau... Je ne veux pas me changer en...
— Tes cheveux. Ils verdissent grâce au même mécanisme que la peau de Cerise.
— C'est de la photosynthèse ! clame Ouch, trop joyeusement.
— Oui, acquiesce Eugénie. Certains animaux réalisent de la photosynthèse. Il existe une limace de mer qui produit sa propre énergie à partir des cellules des algues dont elle se nourrit. Ta séquence capillaire à toi a été croisée avec des cellules algueuses, d'où l'aspect visqueux. Ces plantes ont une très forte sensibilité à la lumière ; c'est la raison pour laquelle tes mèches deviennent vertes.
— La peau de Cerise a mis des jours à verdir, remarqué-je.
Eugénie se tourne vers la principale intéressée, debout à côté de moi.
— En effet, ton ADN a été mélangé avec celui de plantes vertes, Cerise. Principalement des filicopsida. Ton épiderme est beaucoup moins sensible aux photons que les cheveux d'Adoria. Il faut un ensoleillement important pour que ta photosynthèse soit efficace. Si tu as un moment, après, j'aimerais bien te faire un prélèvement de peau pour évaluer ton potentiel énergétique. Juste un petit morceau, bien sûr, tu ne sentiras rien.
Cerise accepte d'un hochement de tête.
— Bien sûr, quand tu veux.
Eugénie se mord la lèvre.
— Il y a autre chose, dit-elle sur un ton plus hésitant. Et ça ne va pas te plaire, Risette.
— Vas-y. Plus tôt je saurai, mieux ça vaudra.
— Ton génome se compose également d’alcaloïdes. Je veux dire, en quantité conséquente. Tu sais ce que ça signifie.
Cerise baisse les yeux et ferme ses paupières. Elle inspire profondément. Instinctivement, mon petit doigt agrippe le sien. C'est notre petit truc à nous depuis que nous sommes enfants. Cerise murmure :
— Du datura...
— On ne peut pas en être sûres, se rétracte Eugénie, mais c'est une éventualité qu'on ne peut pas écarter. Il va falloir que tu m'apportes une branche de la plante qui se trouve dans la serre. Comme ça, je pourrai comparer les séquences avec plus de précision.
— Très bien.
Eugénie fait un quart de tour sur elle-même et, du bout des doigts, tire une éprouvette du portoir trônant sur le plan de travail. Elle la brandit devant Adoria. Le bas du tube est tapissé d'un précipité brun. Eugénie décoche un sourire. Il fait sombre mais, derrière ses lunettes, je crois voir ses yeux pétiller.
— Le mucus ! claironne-t-elle.
Adoria hausse les sourcils d'un air inquiet.
— Cette chose immonde, déclare Eugénie, c'est un dérivé d'allantoïne enrichi en nutriments. En bref, c'est ce que sécrètent les escargots, mais en mieux.
— On dirait plutôt d'la boue, remarque Nolwenn.
— Attends, t'es en train de me dire que mon œil pisse de la bave d'escargot ? Pourquoi tu souris comme si c'était génial ?
Eugénie repose délicatement le tube dans le portoir.
— Eh bien, explique-t-elle, normalement, ça ne devrait pas être aussi compact. Mais le fait est que ce mucus, c'est une véritable pommade-miracle. Je suis sûre qu'une plaie cicatrise trois fois plus vite si tu en appliques dessus !
Nolwenn bondit de l'escalier, toutes griffes sorties.
— Genre, avec ça, Ad' peut guérir comme Wolverine ?
— Qui ça ? grimace Eugénie.
— Un vieux type, dans une bande dessinée, deviné-je.
Eugénie lève les yeux au ciel en soupirant.
— Merveilleux, s'exclame Adoria, je suis un mutant guérisseur ! On n'a plus qu'à récolter ma bave oculaire et à ouvrir une pharmacie. Qui sait, on finira peut-être riches en vendant des cures de jouvence à ces demeurés de pêcheurs !
— Ils sont pas tous demeurés ! proteste Nolwenn.
— Eh, du calme p'tite tête. Je t'ai pas insultée personnellement, qu'je sache.
Nolwenn enfonce les mains dans les poches de son sweat-shirt. Elle fronce les sourcils et fait la moue. Cerise et moi nous lançons un regard amusé. Nolwenn ne manque jamais une occasion de se comporter comme une petite fille capricieuse. Mais, aussi agaçante qu'elle puisse être, cette attitude a le chic pour nous attendrir. Son apparence de chaton n'aide franchement pas à se fâcher contre elle.
Eugénie s'éclipse au fond de la pièce, en quête d’une nouvelle éprouvette parmi la verrerie qui s'étale sur les paillasses. Il doit y avoir une logique, dans ces enchevêtrements de tubes mais, de notre point de vue, c'est l'anarchie la plus complète. Adoria descend de la table et rabat sur son œil un bandeau de pirate qu'elle a dégoté dans notre vieille malle à déguisements.
— Tu as bel air, avec ça ! me moqué-je. Encore un peu et tu serais prête pour rejoindre l'équipage d'Edward Teach !
— Désolée, s'excuse Adoria, je ne connais pas ce brave homme. Tout c'que je sais, c'est qu'avec ça, au moins, personne n'est obligé de voir mon Œil de la Terreur. D'ailleurs, c'est pas tout ça, mais Roxie m'attend pour essayer des teintures, histoire que mes cheveux ne ressemblent plus à des épinards pas frais. Vous voyez ?
Ceci étant dit, Adoria emprunte l'escalier et quitte le laboratoire. Eugénie refait surface.
— Qu'est-ce qu'elle espère, au juste ? Qu'une teinture, ça va tout changer ? Elle ferait mieux de s'y faire...
— Elle peut toujours prendre les pilules, non ? questionné-je.
Pas de réponse. De la part d'Eugénie, c'est mauvais signe. Mais elle ne me laisse pas l'occasion de la cuisiner davantage. Elle s'approche et brandit l’une de ces boîtes à pétri garnie d’un drôle de liquide.
— Emma, clame-t-elle, c'était un vrai plaisir de lire ton ADN !
Machinalement, je passe la main dans mes cheveux.
— Mais... Tout le plaisir est pour moi...
— Libellule. Araignée. J'avais eu le temps de lire les travaux préparatoires de Magnus, la semaine dernière. Le croisement paraissait improbable et je n'aurais jamais cru que quelqu'un penserait à combiner cette hybridation dans un génome humain ! Mais Emma, tu te rends compte : une bestiole qui peut à la fois voler et produire un filet ultra solide ? Tu imagines un peu, la taille du fil que pourrait produire une araignée de ton gabarit ! Et puis qui sait, je n'en ai pas fini avec ta séquence. Je pourrais encore découvrir des tas de choses sur la nature profonde de tes chromosomes...
— Eugénie, tu sais que tu fais peur ? J'ai absolument aucune envie de tisser une toile géante ou de m'envoler butiner des fleurs. Tu saisis ? J'aimerais juste être une fille normale.
— Ça butine pas, les libellules, intervient Nolwenn.
Je fais mine de ne pas l'avoir entendue. Inutile de se prendre la tête, je dois conserver mon calme. Du calme, c'est essentiel, pour prendre de bonnes décisions. Mais Eugénie s'emporte à ma place – un peu abusé, de la part de celle qui vient de me traiter de « bestiole ».
— Mêle-toi de ce qui te regarde, Nolwenn !
Quant à Nolwenn, qui ne sait pas encore ce qu'est la modération, elle ne peut pas s'empêcher de répondre avec son orgueil innocent.
— Ça me regarde, d'abord ! Tu m'as fait venir aussi et tu me laisses poireauter ! T'as lu mon ADN, Eugén' ? Dis ! Qu'est-ce que je peux faire, moi ? J'suis croisée avec quoi ? Dis !
— Rien de spécial, Nolwenn. T'es juste un petit chat. Tu as la séquence la plus banale du lot : ridiculement basique et facile à déchiffrer. Tu as sans aucun doute une très bonne vue, surtout dans le noir. Une bonne mâchoire, des petites griffes, et puis des moustaches pour t'orienter. Et c'est tout. Il n'y a rien de bien formidable chez toi.
Elle lève sur Eugénie des yeux plein de colère. Il faut dire que notre scientifique ne met pas toujours les formes pour ses annonces. Avec Nolwenn, en particulier, elle a une fâcheuse tendance à se la jouer méprisante. Avant que la situation ne s'envenime, Cerise intervient.
— Souris, Nono, c'est super d'être un chat. Tu adores les chats, en plus. Et puis moi, tu sais, je te trouve très mignonne comme ça.
On dirait que ça marche. Elle se détend. Un petit sourire prend place aux coins de ses lèvres.
— Eh, insiste Cerise, je parie que tu grimpes aux arbres comme personne, avec tes griffes ! Pas vrai ?
— Si, reconnaît Nolwenn. Hier je suis montée tout en haut du gros arbre, derrière la maison.
— Tu vois, t'as autant de talent que nous toutes. Peut-être même plus.
Voilà, ma petite sœur sourit franchement. En vérité, aucune de nous ne sait qui est réellement la plus âgée. Papa n'a jamais voulu nous le dire. À cause de son tempérament ingénu, nous considérons communément Nolwenn comme notre petite sœur. Elle-même prend ce rôle très à cœur. Un peu trop ? Parfois, je me dis qu’inconsciemment, à force de la ménager, nous avons encouragé ses comportements immatures – Papa le premier. Difficile, à présent, d’inverser la tendance.
— Emma, demande Eugénie, tu pourrais te transformer, un instant, que je voie ça de plus près ?
À dire vrai, l'idée ne m'enchante pas. Et même si je le voulais, je ne sais pas comment je ferais.
— Je ne suis pas comme Nolwenn. Je ne me transforme pas comme ça, sur commande.
Eugénie se retire au fond du laboratoire, une fois de plus.
— C'est facile pourtant, soutient Nolwenn. Il suffit que tu penses très fort à ce qui doit sortir. Tu te concentres sur la bonne partie de ton corps. Et hop ! La tête...
Ses oreilles émergent de sa chevelure.
— Olé ! Le nez...
Sa peau brunit et progressivement son museau se dessine.
— Zou ! Les joues...
Les fibrilles percent son visage. Simultanément, ses iris turquoises emplissent le blanc de ses yeux.
— Et le plus dur...
Nolwenn serre la mâchoire, elle plisse les paupières. Sa queue touffue se déroule le long de sa cuisse et surgit de son short par l'ouverture de la jambe. Elle serre les poings, puis sort les griffes.
— Tu vois : facile !
— Mais quelle frimeuse ! se moque Cerise.
Eugénie écarte Nolwenn en la poussant sans forcer par l'épaule. Elle me tend une gélule.
— Prends ça, dit-elle.
— C'est quoi ?
— Comme d'habitude. Le somnifère en moins.
Je fais confiance à Eugénie. Quand il s'agit de génétique, a priori, elle sait ce qu'elle fait. Enfin, je crois. Il faut dire que jusqu'ici, Eugénie n'avait pas encore eu à expérimenter quoi que ce soit sur un corps humain. Dans un sens, je suis sûre que cette situation la ravit ! Nous, ses sœurs, nous sommes des sujets d'étude formidables, des cobayes taillés pour un génie comme le sien. Je ne suis qu’un cobaye humain.
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