Episode 15.1

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Roxane


Quand Nolwenn est rentrée, j'ai bien vu que quelque chose avait changé. Je n'ai pas osé poser de question. J'ai eu peur qu'elle se remette à pleurer. Je ne supporte pas de voir pleurer les personnes que j'aime. Mais consoler les autres, ce n'est pas trop mon fort ; surtout quand moi-même j'ai envie d'exploser.

Des bruits de pas résonnent dans l'escalier du labo. La porte s'ouvre. Emmanuelle apparaît. Elle a le regard vide et le teint maladif ; la même expression qu’elle avait ce jour-là.

Il y a deux ou trois ans, alors qu'on se chamaillait sur la plage, j'ai égaré une bague à laquelle je tenais beaucoup. Quand je m'en suis rendue compte, quelques heures plus tard, je me suis emportée et j'ai remis la faute sur mes sœurs. C'était à cause d'elles et de leurs jeux stupides que j'avais perdu un bijou de valeur. J’en ai trop fait, je le sais, mais c'est ancré en moi : je pars au quart de tour. Emmanuelle a pris les choses en main, elle a convaincu tout les autres de retourner la plage à la recherche de ma bauge. Mais, moins d'une heure plus tard, une grosse tempête s'est déclarée. Tout le monde est rentré se réfugier dans la villa, à l'exception d'Emma. Elle a continué à arpenter la crique à quatre pattes, à creuser le sable à mains nues, malgré le vent, malgré la pluie, obstinée à retrouver mon bijou. Elle n’est revenue qu’en fin de journée, trempée jusqu’aux os. Elle tenait fièrement ma bague, mais à peine sur ses jambes.

Après ça, il lui a fallu garder le lit presque une semaine. Papa a fait venir une caisse entière de médicaments, je ne l’avais jamais vu aussi inquiet. Je me suis toujours sentie coupable.

Devant son teint blême, aujourd'hui, je la revois alitée, entre la vie et la mort. Et je devine que cette journée passée enfermée dans le laboratoire, face au cadavre de notre père, a été une épreuve bien plus rude que de fouiller la plage. Pourquoi j'ai été incapable de leur prêter main forte ? Pourquoi suis-je aussi faible ? ...

Emmanuelle s'avance vers nous.

— Où est Eugénie ? demande Adoria.
— Elle arrive. Appelle les autres, s'il te plaît.
Adoria se lève péniblement du canapé. Nolwenn, assise à ses pieds, ne bouge pas d'un iota. Elle est calme, étrangement calme. En même temps, il y a quelque chose de singulier dans son regard ; une sorte de gravité que je n'y ai jamais vue jusque-là.

— Comment tu te sens ? je m'inquiète.
— J'sais pas trop...

Adoria revient et nous fait signe de nous lever. Quelques minutes plus tard, nous sommes toutes rassemblées autour de la table de la salle à manger, à nos places habituelles. Eugénie entre dans la pièce et s'installe en bout de table, là où s'asseyait d'ordinaire notre père. Emmanuelle se lève et vient d’un pas lent se poster derrière elle. Elle porte son masque. C'est ce qu'on a l'habitude de dire, avec Cerise, quand Emma cherche à cacher ses émotions. Elle a un don pour garder son calme, mais quelque chose la trahit à tous les coups : une pointe de tristesse au fond des yeux ou le coin de la lèvre pincée. On sent qu'elle se force.

— Bon, déclare Emmanuelle, le plus important c’est que tout le monde reste calme.
Sur les derniers mots, sa voix devient chevrotante. Emma peine déjà à appliquer ce qu'elle nous demande. Moi, j'essaye de ne pas paniquer.

— Ce n'était pas évidement, enchaîne Eugénie, mais on sait ce qui a tué Magnus.

Alors, mes deux sœurs se lancent dans le récit de l'autopsie. Elles ont la délicatesse de nous épargner certains détails. Il arrive qu'Emmanuelle coupe Eugénie, lorsqu'elle sent que cette dernière devient trop formelle et commence à oublier qu'on parle de Papa. Eugénie ne se prive pas non plus pour interrompre Emma, quand elle estime que certaines précisions s’imposent. J'ai vite du mal à suivre ce qu'elles essayent de nous expliquer.

— Ses sécrétions buccales semblaient caractéristiques d’un empoisonnement, ce qu’a pu confirmer le scanner de premier secours. Comme le scanner superficiel n’est pas assez précis pour déterminer la substance en cause, nous avons prélevé un petit fragment de l’estomac, de l’intestin, puis du foie, et nous avons programmé un bilan toxicologique.

Je lève timidement la main.

— C’est l’air de l’île qui l’a empoisonné ?

Eugénie hausse les sourcils. Visiblement, ma question est idiote.

— Le poison identifié par le scanner n’est pas de ceux qu’on trouve dans l’air ambiant, affirme Emma. On a alors cherché ce qu’il avait pu ingérer. Ça n’a pas été compliqué : j’avais déjà repéré sa tasse, au milieu des éclats de verrerie. Il ne restait qu’un fond de liquide, mais j’ai tout de suite reconnu l’une de ces infusions qu’il aime boire, bien fraîche, quand il travaille.

— Le broc était encore presque plein dans son mini-frigo, poursuit Eugénie. Il n’avait dû en boire que deux tasses. On a mis plus de temps à analyser le contenu de la boisson, parce que le scanner ne prend normalement en charge que les sujets hétérotrophes – en bref, les animaux, dont l’humain. J’ai donc dû reprogrammer une partie du module de soin, le coupler au spectromètre UV du laboratoire et…

Par moment, je perds le fil. Je me demande comment, au contact du même génie de père, Eugénie a acquis toutes ses connaissances, et moi quasiment rien. Avant que l’ombre d’une réponse ne me vienne en tête, je n’ai déjà plus qu’un mot à l’esprit : « empoisonné »

« empoisonné »

« empoisonné »

— Bref, en recoupant le bilan toxicologique des organes avec les différentes analyses de l’infusion, on a fini par trouver le poison responsable de la mort de Magnus.

Eugénie interroge Emmanuelle du regard. C’est rare qu’elle prenne des pincettes mais, cette fois, elle attend gentiment que notre sœur hoche la tête pour lâcher ce qui a l’air d’être une bombe.

— C'était du datura.
— Du data quoi ? répète maladroitement Nolwenn.
— Datura, la corrige Cerise. C'est une plante toxique. Mais elle ne pousse pas dans la région. Et puis il faut en ingérer une sacrée dose pour que ce soit mortel !
— C'est vrai, confirme Eugénie. Vu la quantité d’alcaloïde contenue dans le broc, il semble qu'une infusion de feuilles de datura y ait été ajoutée. Pas mal de feuilles ; quelque chose comme une branche complète.

Cerise est toute pâle. Elle a la peau claire au naturel, mais là ça saute aux yeux. Je m'apprête à lui demander si elle se sent bien lorsqu'elle repousse sa chaise et se précipite hors de la pièce.

— Qu'est-ce qui lui prend ?
— La serre, lâche Emmanuelle. C'est le seul endroit où on peut trouver du datura sur cette île. Cerise en a planté l'année dernière.
— D'accord...

Tout se mélange dans ma tête. Je comprends les grandes lignes, mais le tout ne fait pas vraiment sens pour moi.

— Cerise n'aurait jamais empoisonné l'eau de Papa, proteste Nolwenn.
— Bien sûr que non, nous rassure Emmanuelle. Mais quelqu'un l'a fait. On n’a pas retrouvé d’autres empreintes digitales que les siennes sur la tasse, le broc ou la porte du frigo. Alors, savoir si Papa s'est administré ça tout seul ou bien si quelqu'un d'autre lui voulait du mal...
— C'était quelqu'un d'autre.
Luna a lancé ça sans une hésitation. Nous tournons toutes la tête vers elle.

— Tu es bien sûre de toi, remarque Emmanuelle. Sur quelles preuves tu te bases ?
Notre sœur s’enfonce dans ses dentelles noires, comme si elle cherchait à ne faire qu’un avec le dossier de la chaise. Elle inspire profondément puis s’explique.

— Si Papa s'était suicidé, il aurait laissé une lettre, un hologramme, n’importe quel genre de message. Il n'aurait pas choisi ce poison-là non plus. Le datura, c'est ce que les sorcières utilisaient au Moyen-Âge pour provoquer des délires hallucinatoires. La surdose promet une mort lente et douloureuse. S'il avait voulu mettre fin à ses jours, il aurait facilement trouvé, parmi tous les produits du laboratoire, quelque chose d’indolore. Il se le serait probablement injecté directement dans une veine, histoire de ne pas avoir à souffrir tous ses organes bousillés en attendant de rendre l’âme. Mais, par-dessus tout, jamais il ne se serait donné la mort avec une substance qui incriminerait sa propre fille. Vous comprenez ?

Un drôle de sourire a pris place sur les lèvres d'Emmanuelle. Moi, je n'y comprends rien.

— Donc quelqu'un a assassiné Papa ? je demande, juste pour vérifier que je suis à la page.
— Mais pas Cerise, renchérit Nolwenn.

Emmanuelle hoche la tête. Seulement, nous fait-elle remarquer, quelque chose n'est pas clair. Je l'interroge du regard.

— Le laboratoire est protégé par un code de sécurité, me rappelle-t-elle. Il est peu probable que quelqu'un l'ait trouvé du premier coup. L'une d'entre nous aurait probablement vu le meurtrier le taper, de toute manière. Et, quand bien même quelqu'un aurait réussi à forcer la porte du laboratoire, il aurait fallu plusieurs heures pour faire infuser le datura.

Luna approuve tout cela d’un hochement de tête. Elles sont comme seules au monde à se comprendre, même Eugénie a l’air larguée.

— Je ne sais pas pour vous, achève Emma, mais je vois assez mal un tueur se promener avec sa bouilloire.

Un petit rire m’échappe. C'est drôle, aussi, ce qu'elle vient de dire ! Cela dit, pour ma part, je n'y comprends toujours rien. Mais je ne demande pas, de peur de passer encore pour une idiote. De toute façon, Luna ne me laisse pas le temps de réfléchir à une question. Elle se redresse, dévoilant un à un les volants brodés que dissimulait sa posture voûtée. L’air plus mystérieux que jamais, elle pointe Eugénie du doigt.

— Toi, lâche-t-elle sèchement.

Eugénie se braque. Je n'ai jamais vu Luna dans un tel état. Son regard est si sombre et sa voix si froide... Si je ne la savais pas aussi douce au quotidien, elle me glacerait le sang.

— Eugénie, tu es entrée dans le laboratoire. Tu en connais le code.

— Quoi ? s'exclame Emma, à peine surprise.
— Comment penses-tu que nous sommes entrées dans le labo ce matin ?
— Oui, je l’ai vue ! rajoute Nolwenn. Eugénie est allée dans le laboratoire hier après-midi. C'est pour ça qu'elle voulait que je sorte.

Nolwenn fronce les sourcils. Elle secoue la tête.

— Mais Eugénie n'aurait pas fait de mal à Papa, réfléchit-elle. N'est-ce pas, Eugén' ?
— Évidemment que non ! s’insurge l’intéressée. Comment pouvez-vous seulement penser que...

Elle est interrompue par le claquement de la porte. Cerise est revenue. Elle reprend place à table et garde la tête baissée. Je devine quelques larmes qui coulent le long de ses joues.

— Eh, mais qu'est-ce qui t'arrive ? s'inquiète Adoria.
— Quelqu'un a coupé une branche.

Cerise se relève d'un bond et claque des poings sur la table.

— Je vous jure que ce n'est pas moi ! Ce n'est pas moi ! Je n'aurais jamais fait un truc pareil ! Je...
— On le sait bien, Risette, tu ne ferais pas de mal à une mouche.

Sur ces mots, Emmanuelle s'empresse de la prendre dans ses bras. Moi, je reste complètement perdue. Je ne comprends rien. Alors, je réalise qu'Eugénie ne s'est toujours pas justifiée. Je lui demande ce qu'elle fichait dans le laboratoire. Elle avoue. Elle raconte qu'elle a cherché le code depuis des mois. Elle le connaît, maintenant. Mais elle continue de clamer qu’elle n’a pas tué Magnus. Elle s'est juste faufilée dans le laboratoire, y a lu ses travaux, elle n'a pas vu le temps passer et c'est Nolwenn qui l'a surprise, juste avant que les livraisons n'arrivent.

— D'ailleurs, Nolwenn, balbutie Cerise, tu... tu as vu quelqu'un... dans la serre, hier... Pas vrai ?
Nolwenn acquiesce.

— Faustine ?
Cerise se tourne vers celle qui n’a pas décroché un mot depuis qu’on s’est regroupées.

— Non, ce n'est pas elle, soutient Luna.
— Ça n'étonnerait personne, pourtant ! lance Eugénie. T'as profité que j'avais le dos tourné à cause des livreurs pour mettre cette saloperie dans la boisson de Magnus ? C'est ça, Faustine ?

Emmanuelle hausse le ton :

— J’ai dit que l’important c’était de rester calme !
— Ça peut pas être Faustine, assure Nolwenn. Elle était occupée à essayer de m'égorger. Vous vous rappelez ?
— Pas très glorieux comme alibi, remarque Emma. Mais c'est vrai qu'elle ne pouvait pas être à deux endroits à la fois. Cependant, Eugénie n'a pas tout à fait tort : c'est très probablement quand elle a eu le dos tourné que l'empoisonneur s'est faufilé dans le labo. Mais ça aurait pu être n'importe qui. Un livreur. Un vacancier. Même l'une d'entre nous...
— C'était pas moi dans la serre, se défend enfin Faustine.
Soudain, Luna éclate de rire. Sur le coup, je ne vois pas ce qu'il y a de drôle. Personne n'a l'air de comprendre. C’est là que je me rends compte comme ses lèvres sont crispées, comme sa gorge grince et comme ce rire est jaune.

— Désolée, souffle-t-elle en s’essuyant les yeux. C’est que… c’est un sacré pervers, cet empoisonneur, vous ne trouvez pas ?

— En effet, reconnaît Emmanuelle.
Cette fois, je ne tiens plus :

— Pourquoi est-ce que je ne pige rien ?

Je me ressaisis aussitôt. Il faut rester calme. Mais personne n'a l'air de m'en vouloir, au contraire. Emmanuelle sourit.

— Ne t'inquiète pas, me dit-elle. On dirait que quelqu’un se joue de nous, mais je découvrirai qui a fait le coup, je vous le promets.

Cette fois encore, elle a décidé de prendre les choses en main, sans vouloir admettre que ce n’est pas sa responsabilité. Je hasarde :

— Ce ne serait pas le moment d’appeler la police ?
— Certainement pas, refuse Emma. Eugénie a ouvert la porte du laboratoire, Cerise a cultivé cette plante toxique et Faustine a de la chance d'avoir croisé Nolwenn, sans quoi elle ferait la parfaite coupable. Sans compter que nous venons de procéder nous-même à une autopsie clandestine. Si quelqu’un essayait de nous faire porter le chapeau, il n’aurait pas pu espérer meilleure configuration.
— Osons les mots ! s'exclame Luna. Quelqu’un se moque bel et bien de nous, parfaites petites coupables.
— Pas question de tomber dans le panneau et de nous livrer à la police, décrète Emmanuelle. On a décidé ensemble de ne pas faire appel à eux. C'est fini pour ce soir. N’hésitez pas à manger un truc si vous avez faim, moi tout ça m’a coupé l’appétit. Je vais me coucher.

Emmanuelle sort de la pièce. Je la rattrape juste avant qu'elle n'atteigne l'escalier.

— Dis, pour Papa... Vous avez pu... Enfin, est-ce que ça se voit ?
— Sa cicatrice d’appendicite nous a pas mal facilité la tâche, en fait. Je peux pas dire que c'est comme si on n'avait rien fait, mais au moins ça se voit pas trop.
— Et pour le corps ?
— Il vaudrait mieux le descendre dans la chambre froide. Mais... Désolée, je ne peux plus... Je ne veux plus le voir dans cet état. Nolwenn avait raison, tu sais, c'est pas comme disséquer un poisson…

Elle serre les dents.

— Je vais me coucher.

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