Episode 25.1 - Thriller
Emmanuelle
Même pas dix heures que nous sommes arrivées, c’est déjà le moment de regagner le dortoir. Je tends mon badge à portée du détecteur pour déverrouiller ma chambre. Quatre murs blancs, une large fenêtre, une armada de diodes encastrées dans le haut plafond. Dans ces quinze mètres carré lumineux et épurés, nous ne disposons que du strict nécessaire : nos couchettes superposées, deux bureaux de part et d’autre de la vitre, ainsi qu’une grande penderie pour deux, cependant trop étroite pour contenir toutes les tenues loufoques de Luna.
Je me laisse tomber sur le lit du bas. Deux heures de droit civique suivies par deux autres de sciences des médias, une pause déjeuner bien méritée dans le prestigieux réfectoire, encore une poignée d’heures à glaner avec Adoria le long des préaux, en attendant nos options de l’après-midi, et l’avalanche de vocabulaire du cours d’études de langues anciennes : ce premier jour à l’Académie n’aura pas été de tout repos.
Alors que je me délasse, Luna revient tout juste de sa promenade et s’installe sur le lit du haut, suspendue à la rambarde par ses membres inférieurs, tête en bas face à moi. Un soupir fatigué plus tard, ses longues ailes velues se déplient dans son dos. Luna s'enroule dedans. Elle ouvre la bouche et j'entraperçois ses canines pointues.
— Je te félicite, Emma, pour ce tour de maître. Je n’aurais pas mieux réussi à les embobiner si je l’avais voulu. Nous voilà donc à Elthior…
— Remercie plutôt Adoria. C’est elle qui nous bassine depuis des années avec l’Académie. C’était certain qu’elle marcherait et que Roxane suivrait. J’imaginais qu’on aurait besoin de tes talents d’oratrice pour soudoyer Faustine, mais ça n’a pas été nécessaire. Quant à Nono…
— Peut-être est-ce mieux ainsi. Je ne pense pas que quiconque soit en danger à la villa, ni que les pêcheurs soient capables de s’en prendre à nos sœurs.
Je me demande quelles preuves peuvent appuyer d’aussi profondes convictions ; Luna n’en fournira aucune.
— Pour le moment, dit-elle, mieux vaut rester discrètes quant à notre petite entreprise…
Elle laisse tomber ses longs bras pâles et tend les doigts en direction du plancher :
— C’est à nous de jouer, maintenant.
— Oui. Ne baissons pas notre garde.
À ce stade, nos sœurs ne se doutent de rien. Non pas que j’apprécie spécialement être mêlée à l’une des combines fourbes de Luna. Ma pipistrelle de sœur a tout de même su me persuader que nous devions mettre les voiles vers cette ville, immense, où un tueur avisé aurait eu tôt fait de se fondre dans la masse.
Luna écoute son intuition plus volontiers que la raison, et je dois bien reconnaître que ce sixième sens lui fait rarement défaut. En ce qui me concerne, je préfère m’en remettre à ma tête, peser le pour et le contre avant de prendre des décisions inconsidérées.
« Qui sait ce que l’assassin a pris, à part la fuite. Si tu veux mon avis, il ne reparaîtra pas chez nous de sitôt, pas avant d’être sûr que son crime reste impuni. Si mon avis t’importune, je te le donne quoi qu’il en soit. Le coupable n’est ni l’un de nos voisins, ni un voyou d’Anakar. Où qu’il se soit terré, il sera forcément passé par Elthior. Si nous tardons trop, nous perdrons définitivement sa trace.»
J’ignore encore ce que Luna espérait, en me glissant ces mots avant de disparaître pour la nuit dans les hauteurs de son observatoire. Je n’en ai pas fermé l’œil. J’ai eu beau y réfléchir, émettre toutes les hypothèses possibles pour mettre en doute pour mettre en doute son pressentiment, je ne suis parvenue qu’à le tourner en certitude.
Oui, les gens de Puertoculto nous sont ouvertement hostiles, mais aucun d’eux n’aurait été assez expérimenté pour déjouer toutes les sécurités de la villa. Oui, l’île voisine, Anakar, regorge de malfrats prêts à tuer pour quelques plaques, mais jamais ils n’auraient usé d’un poison aussi rare que le datura, dont je refuse de croire qu’il a été cueilli, sur un coup de tête, dans notre propre serre. Quiconque a distillé ce poison avait, par la force des choses, les connaissances suffisantes pour en faire usage et les moyens de s’en procurer. Si Pantar fourmille d’affaires d’empoisonnements notoires, le peu de ressources de ses habitants les exclut d’office de la liste des suspects. Quant aux chatoyantes Sœurs Mauriel, les douaniers y surveillent chaque entrée et sortie par les portails du dôme. Impossible qu’un poison ait pu franchir ces contrôles ; improbable qu’un meurtrier en cavale eut pris le risque d’y décliner son identité en signant leur registre d’un coup d’empreintes digitales. Aucune de ces pistes ne faisaient sens et, comme Luna le présumait, la mégalopole d’Elthior m’est apparue comme l’endroit idéal pour se faire oublier.
« S’il a pu se fondre dans la masse, nous le pourrions aussi, » lui ai-je chuchoté au petit-déjeuner, en prenant soin de reprendre ses mots. Luna m’a souri.
L’idée a mûri dans mon esprit tout au long de la matinée. Elle m’a chatouillé les lèvres au repas du midi, sans que je puisse m’y résoudre pleinement. Une crainte, une seule, m’empêchait de l’envisager sérieusement. Luna devait lire en moi comme dans un livre ouvert, car elle a prétexté vouloir de mes conseils en romans policiers pour nous aménager un moment à l’écart, dans ma chambre. Je lui ai fait part de mes doutes.
« Ton hésitation est légitime, a-t-elle admis. Bien sûr, si nous nous rendons à Elthior, nous pourrons nous mêler aux autres, peut-être nous faire oublier, et nous aurons le champs-libre pour enquêter comme bon nous semble sur la provenance de ce poison. Mais nous pourrions aussi nous retrouver, loin de chez nous, à la merci de ce malfaiteur… Je te pose la question, Emmanuelle. Lever le voile sur la disparition de Papa vaut-il la peine de nous mettre en danger ? Cela légitimerait-il que nous fassions de nos sœurs des appâts, à leur insu ? »
Luna n’a pas son pareil pour exagérer les choses. Je n’ai pas l’intention d’utiliser qui que ce soit comme appât, ni même de fouiner trop près du danger. L’Académie nous assurera un cadre sûr, nous envisagerons l’avenir et apprendrons à nous intégrer au système. Libre à nous, après quelques trimestres sur le campus, de décliner l’emploi que nous offrira la FEE. Tant que Luna et moi restons vigilantes et gardons un œil sur les autres, rien ne peut mal tourner.
Quand nous connaîtrons l’assassin et ses motivations, nous pourrons jauger les risques de s’en remettre aux autorités. Et si alors nous ne pouvons nous fier qu’à nous-même…
« Faisons en sorte de bien choisir nos amis, a répondu Luna à ce dilemme. Si la situation dérape, je ferai le nécessaire. Après tout, nous ne manquons pas de fléchettes soporifiques.»
Ma sœur a signé sa promesse d’un clin d’œil. Je ne suis pas sans savoir qu’on peut compter sur elle pour se salir les mains, mais est-ce que c’est ce que je veux ? Non. De mon côté, j’espère trouver une voie légale ou des secrets suffisamment accablants pour faire flancher l’ennemi.
Je lève la tête et fais comme si elle ne jouait pas à la chauve-souris.
— Résumons. Nous devons découvrir d’où provient le datura et qui en voulait à Papa. On a actuellement deux certitudes. D’une, ce n’était pas un suicide. De deux, la décoction a dû être longuement infusée, donc la plante utilisée ne peut pas provenir de la serre. Mais le fautif devait savoir que Cerise en cultivait, et il aurait tenu à nous faire porter le chapeau… À quel point nous connaît-il ? Ce pourrait être un vacancier ?
— Tu penses qu'il sait, à ce propos ?
Luna bat des ailes dans le vide.
— Peut-être. Si c'est le cas, ça nous donnerait déjà une vague idée du mobile.
— Admettons. L'assassin sait que Magnus fait des expériences douteuses sur huit adolescentes et décide de le supprimer. Pourquoi ? Je doute qu'il ait eu l'intention de nous venir en aide. Le plus probable, ce serait qu'il ait prévu de nous faire disparaître, nous aussi. Ou peut-être de nous utiliser. Dans ce cas, pourquoi s’être carapaté en nous laissant le libre-arbitre ?
À mon tour de sourire. L'intuition de Luna ne lui a pas livré la clé de ce mystère, aussi je me fais une joie d'éclairer sa lanterne :
— Mettons que l'assassin a agi seul, d'accord ? Seul face à huit hybrides, il a tout intérêt à rester sur ses gardes. Évidemment, cela suppose aussi qu'il ignore que nous venons de découvrir nos pouvoirs. Admettons, maintenant, que le coupable ait à sa disposition tout un réseau de complices et qu'il sache que nous sommes sans défenses Il nous élimine toutes, ou bien il nous enlève pour exploiter nos aptitudes. Que risque-t-il, alors ?
— Quelqu'un signalerait notre disparition.
— Exactement. Sancho, un habitué de l'île ou les collègues de Papa auraient forcément fini par remarquer notre disparition. Quand bien même les expériences de Magnus n'avaient rien de très légal, nous kidnapper ou nous tuer ne l'aurait pas été davantage. Le meurtrier courait le risque de laisser une piste trop évidente. C’est alors que lui vient une idée brillante : il élimine Papas et nous épargne. Il laisse huit jeunes filles avec un cadavre sur les bras. Cadavre dont l’estomac est encore plein d’une plante toxique que l’une de nous cultive. À partir de là, le tueur n’a qu’à attendre que quelqu’un contacte la police. Ça aurait pu être nous, paniquée face à la mort de Papa. Ou bien les membres du Bureau de Recherches Aquatiques qui attendent les travaux de Magnus. Quand la police s’en mêle et procède à l’autopsie, Cerise devient le suspect numéro un, et nous autres de potentielles complices. On nous place en garde à vue, on mène une enquête approfondie à notre sujet. Dans la nuit-même, en l’absence des pilules, ce qui sommeillait en nous sans qu’on le sache se réveille. Comment imagines-tu que les forces de l’ordre réagiraient, devant une chauve-souris de ton gabarit ? Je parie qu'on nous ferait enfermer quelque part. Et encore, on aurait de la chance de ne pas se prendre une balle entre les yeux. On ferait toutes sortes d'expériences sur nous, c'est certain. Mortes ou vives, au final, le résultat serait le même : on serait foutues.
Luna pose sur moi un regard admiratif. Ses canines pointues aiguisent son sourire malicieux.
— Combien de nuits as-tu passé à cogiter, Emma ? Si je comprends bien, en suivant ton plan, nous venons de mettre de sérieux bâtons dans les roues de notre potentiel ennemi.
— En effet, maintenant que nous sommes à l'Académie et que Magnus a officiellement repris son travail pour le Bureau de Recherches, le tueur va devoir changer de stratégie.
—Mieux vaudrait mettre la main sur lui avant la fin du trimestre.
Luna a raison. Nous sommes loin d'être tirées d'affaires.
Cette chambre impersonnelle au possible, nos études dans une Académie de la Fédération, notre départ de la villa, nos corps en mutation, le décès de Papa… Tout me paraît surréaliste. Ai-je vraiment fait le bon choix ? Quand bien même je suis sûre de mes conjectures, était-ce la décision la plus rationnelle ? Resterons-nous saines et sauves ? Saines, j’ai comme un doute, s’il nous faut supporter ces transformations quotidiennes. Sauves… Quelque chose me revient.
— La veille de sa mort, je suis allée à Puertoculto avec Cerise… Quelqu’un là-bas a parlé d’une sauveuse. Est-ce que tu penses qu’ils auraient été capables d’embaucher quelqu’un pour…
— Si tel était le cas, le tueur aurait aussitôt quitté l’île, me rassure Luna. Cesse donc de te tracasser.
Comment le pourrais-je ? Et comment peut-elle être si confiante quand tout me fait douter ? Il ne me faut qu’une fraction de seconde pour comprendre que, depuis le départ, ce plan, c’est le sien.
À dix-neuf heures, nous rejoignons Adoria, Roxane et Faustine au réfectoire, situé sur la façade Ouest du rez-de-chaussée. On voit l'océan par-delà la baie vitrée.
La nourriture proposée est variée, au point que chacune d'entre nous compose son assiette de façon différente. Faustine se rue sur la viande : des cuisses de poulet, du porc frit et une côtelette d'agneau, que complètent trois gros œufs crus et une pomme bien rouge. Roxane tente bien de mettre en doute l’équilibre d’un tel repas, mais notre sœur la rembarre d’un de ses regards noirs. Trop satisfaite de m’avoir retourné le cerveau, Luna avale son ragoût en silence. Silence qu’Adoria ne manque pas de combler entre deux bouchées de son omelette au riz. À ce que je constate, cette première journée n’a pas entamé sa motivation. Si la menace de ses écailles l’empêche de rejoindre le club de natation, elle compte bien donner son maximum en escrime et en boxe, deux disciplines qu’elle n’a jamais eu l’occasion de pratiquer.
— T’es bien sûre de ton coup ? Tu ne voulais pas impressionner les recruteurs Spectus ? Les Octobraises commenceront dans quatre mois. Comment tu espères être à niveau en si peu de temps ?
— C’est rien, y aura toujours les Févrissimes ou les Juinopées.
Dans une certaine mesure, je me sens rassurée qu’elle n’y accorde pas plus d’importance que ça. Apprendre à nous intégrer au système en vigueur, c’est une chose. Nous laisser absorber par lui jusqu’à vouer allégeance à la FEE, c’est précisément ce que Papa a bataillé pour éviter.
Adoria ne mesure pas ce qu’il lui en coûterait d’intégrer un Centre Spectus ou de devenir une athlète de la Fédération. Les compétitions sportives recèlent au moins autant d’enjeux que les élections politiques ; la victoire d’un État sur un autre équivaut au triomphe des principes qu’on y loue. Agnakolpa n’est pas la plus à plaindre en termes de gouvernance. Mais toute de même, quelle pression sur les épaules ! Chaque fois qu’un de ces sportifs est battu, ce n’est pas une médaille qui se perd, ce sont des idéaux qui s'effondrent.
Je déglutis mes inquiétudes en même temps que mon omelette.
— Très bon choix, c’est délicieux.
Durant le reste du repas, Roxane et Adoria nous décrivent leur classe et les camarades intrigants dont elles ont fait la connaissance. Apparemment, elles ont déjà trouvé le moyen de se mettre à dos leur déléguée. Et Luna qui parlait de bien choisir ses amis…
— Y a pas à s’en faire, nous assure Adoria. J’suis sûre que d’ici une semaine ou deux on s’entendra très bien.
— Mouais, j’suis pas très sûre de vouloir lécher les bottes de Miss Dayactatrice ! se défile Roxane, baissant les yeux sur son bol de soupe.
De mon côté, je dois dire que je n’ai pas prêté plus attention que ça à mes camarades de classe. J’étais trop absorbée par les diverses leçons pour penser à sociabiliser. Quant à Luna, elle a beau décréter que nous devons bien nous entourer, je ne l’ai pas vu échanger plus de trois mots avec la curieuse jeune fille qui griffonnait ses histoires, seule à sa table, à l’intercours. À en juger son air juvénile et sa petite corpulence, la dénommée Shell doit avoir deux ou trois ans de moins que nous et des compétences inouïes pour être déjà admise en filière Sophia.
Qu’il s’agisse de calcul mental ou de sa connaissance des villes européennes, Shell m’a semblé douée d’une incroyable faculté à mémoriser les choses. D’une étude de probabilités électorales à celle de l’urbanisme post-klachien en Altzarvie, j’ai fini par comprendre que Shell n’avait ni le raisonnement logique d’Eugénie, ni la spontanéité quasi instinctive de Nolwenn. Non, son savoir à elle est encyclopédique ; le fruit d’un bourrage de crâne typique des écoles publiques. Pendant que ma camarade s’arrachait le bras à lever la main en série et décryptait les noms anciens des villes plus vite que le transcodeur optique d’Eugénie, notre professeur m’a paru triste. Aussi triste que moi, à l’idée que ces vestiges du passé d’une richesse infinie se retrouvent supplantés par la langue commune, englués dans une identité collective aussi décousue qu'un patchwork. L'expression favorite de Mme Oaklard tient en quatre mots : « une soupe de dissemblances ».
Ça m’a rappelé le traditionnel « bouillon de restes » que mijotent chaque été une bande de vacanciers avant de quitter l'Île des Nootaks. Une drôle de bouillie à base de poissons, de fruits de mer, de bananes, de goyaves ; avec des racines, des algues, du chocolat, les fonds de bouteilles de lait, de vin, et même la nourriture en poudre…
Cette nuit, impossible de trouver le sommeil. Je reste étendue sur mon matelas, immobile, l'esprit agité par des pensées qui se succèdent de manière anarchique.
Le datura. Le meurtrier. Où le débusquer ? Comment le traquer, maintenant que nous sommes dans la mégalopole ? Et si nous mettons la main dessus… Comment lui faire payer ? Luna ira-t-elle aussi loin qu’elle veut s’en donner l’air ? Et comment vivrons-nous, ensuite, telles que nous sommes ?
Je sens une aile saillante me déchirer le dos.
Qu'est-ce que je ferai, une fois que j'aurai épuisé mon stock de gélules ? Et si j'en prenais une ? Je pensais les conserver pour les situations critiques, mais…
Ma vue se trouble.
Et si quelqu’un à l’Académie découvrait notre secret ? Qu’adviendrait-il de nous ? Est-ce qu’on nous liquidera, est-ce qu’on nous disséquera ? Qui nous a faites ainsi et pourquoi ? Papa devait savoir ses raisons… Une bonne raison. Laquelle ? S'il était là, s'il était encore parmi nous, je lui poserais la question. Je suis certaine qu'il aurait une explication parfaitement cohérente. Mais là, il est trop tard.
Je sens les pinces tranchantes pousser sous ma gencive. Pas ça…
Un grognement m'échappe. Je porte immédiatement ma main à la bouche : j'ai presque oublié que Luna dormait juste au-dessus de moi. Je tends l'oreille mais n'entends rien. Rien, si ce n'est un faible souffle, régulier. Son sommeil à elle semble si paisible… Elle pourrait être réveillée, comme moi, les yeux ouverts dans l'obscurité, fixant le plafond. Je pourrais lui demander si elle dort, lui demander comment elle peut accepter si calmement et pleinement le monstre en elle.
J'essaye, encore et encore, de rétracter mes ailes, de replier mes antennes. Sans succès. J’ai beau être épuisée, la moindre friction de la literie sur mon exosquelette me révulse.
Je ne suis pas… ça.
Je me réveille en sursaut, sans raison apparente. Aucun cauchemar. Aucun bruit dans la chambre. Il fait froid.
Il me faut quelques secondes avant de me rappeler où je me trouve et l’agencement des meubles dans la pièce. Ce n'est qu'une fois tout cela remis en ordre dans ma tête que je prends conscience d’être étendue à même le sol, les ailes chiffonnées contre le parquet froid et des filets de toiles entortillés entre mes doigts, entre mes cuisses.
Je déglutis.
Je tends les mains pour me redresser et mon regard, quand je me relève, glisse sur la fenêtre. Grand ouverte.
J'esquisse un premier pas avec l'intention d'aller la refermer. Mais je me ravise aussitôt. Qui a ouvert ? Pourquoi ? Je me dirige plutôt vers le lit de Luna. Peut-être qu'elle a été prise d’une bouffée de chaleur, avec toute cette fourrure... Je trouve sa couchette vide.
Le sang ne fait qu’un tour dans mes veines.
Craignant le pire, je cours à la fenêtre et passe la tête par-dessus le rebord pour regarder en bas. Rien. Le parc de l'Académie est silencieux, immobile ; les arbustes impeccablement taillés ; les parterres en ordre. Aucun corps étendu.
Soulagée, je soupire. Cerise et moi, nous nous sommes souvent demandées s'il n'arrivait pas à Luna de se faire du mal, si les gants ne dissimulaient pas des entailles sur ses poignets, si les ras-du-cou ne masquaient pas les traces de collets plus serrés. Parfois, le soir, en allant nous coucher, nous nous arrêtions devant l'escalier de son observatoire. Nous partagions la même inquiétude : celle de la découvrir en pièces s'il lui prenait l'envie de se jeter de là-haut. Voire de ne jamais la retrouver, si elle se décidait plutôt à sauter d’une des falaises où elle errait en peine. Certains jours, quand Luna tardait trop à rentrer, nous nous lancions à sa recherche, la peur au ventre, et finissions par la surprendre, enfin, noyée de plaisir dans un recueil de poésie.
Personne d’autre ne s’est jamais alarmé de ses tenues d’enterrement, ni de sa nature maussade. D’où est née cette crainte ? Je ne saurais pas le dire avec exactitude. Il y a chez Luna une sorte de négligence déguisée. Cerise disait souvent d’elle qu’elle paraissait à l'étroit dans sa propre chair ; qu’il n'y aurait rien d'étonnant à ce qu'elle tente de s'y soustraire.
C'est là que je comprends. Si Luna accepte si aisément son corps métamorphosé, peut-être est-ce car, pour elle, il ne pèse pas plus lourd que sa peau d’humaine. Peut-être est-ce parce qu'au fond il est tissé de la même chair. Peut-être vit-elle même cette mutation comme une libération, une chance pour cette enveloppe trop étroite d’enfin se déployer.
Je repasse les plis sur mes ailes pour les défriper. C'est comme si je défroissais des pages cornées, comme si je dépliais un filet de pêche emmêlé : à aucun moment ne me vient l'idée qu'elles font partie de moi. Sauf quand soudain, sous la pression de mes doigts, un frisson parcourt les nervures et remonte jusque dans mes vertèbres.
Occupée à en lisser la membrane sur le rebord de la fenêtre, j’entrevois tout d'un coup une ombre filer à travers le ciel. Les nuages, ce soir, l'ont fait pâlir et l'écran de la nuit à présent aussi terne et lisse que du goudron projette très nettement les contours des silhouettes qui le fendent. Des traînées de vapeur qui s'enroulent les unes aux autres. Des oiseaux de nuit filant à tir d'ailes. À tir d'ailes aussi, Luna passe au-dessus des jardins. Où donc a-t-elle appris à voler ?
Je l'observe un moment, sans me faire voir, sans lui faire signe. Elle monte en flèche, relâche les bras, pique vers le sol et échappe d'une vrille à une chute fatale. Sans arrêt, elle gagne de la hauteur et replonge ; gagne de l'assurance et tente le Diable d'un peu plus près. L'échec n'est plus une option pour elle, dans l’immédiat. Mon cœur se serre et tressaute chaque fois que les ailes du chiroptère trompent la mort. Comment une fille de son intelligence peut-elle faire si peu cas de sa personne ? Un quart d’heure durant, j’ai beau me répéter que mon seul regard ne suffira pas à la retenir, mes yeux restent scotchés sur ma sœur. Tout ce temps, je veille au grain, admirant son audace, redoutant son imprudence. Jusqu’à ce que nos pupilles se télescopent. Je retourne me mettre au lit.
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