Episode 22.1 - Jenn, Cassandra, Désirée
Roxane
Sancho était à l'heure, ce matin. Nous sommes partis avant le lever du jour. Il nous a fait monter sur son petit cargo, comme quand nous allions au marché d'Anakar ou à Elthior pour les congrès de Papa. Aujourd'hui, Papa n'est plus là. Quand Sancho nous a demandé de ses nouvelles, Luna lui a raconté qu’il était sur le point de faire une découverte monumentale et qu’il n’avait probablement pas quitté son laboratoire de la nuit. Luna est plus douée que nous pour mentir, c'était déjà le cas quand nous étions enfants. Le mieux – ou le pire, je ne sais pas – c'est qu'elle ne rechigne jamais à prendre la responsabilité de nos mensonges collectifs, ni même de ceux qui ne la concernent pas directement.
Un jour, j’ai emprunté de l’argent à Papa derrière son dos pour m’acheter une robe de soirée. Concrètement, ça revenait à lui voler ses identifiants bancaires, mais j’avais vraiment besoin d’une tenue à la hauteur pour en mettre plein la vue au bal de fin de séjour qu’organisait une compagnie d’Autrichiens. Papa n’était pas vraiment près de son argent, ne consultait pas souvent ses relevés et je ne pensais pas qu’il remarquerait de sitôt ma petite combine. Je ne pouvais pas prévoir qu’il réceptionnerait le colis. J’étais certaine d’être punie et privée de bal, mais Luna a pris les devants. Elle a inventé une dispute entre nous et prétexté que c’était elle la voleuse ; qu’elle avait voulu m’offrir cette robe pour me demander pardon. Je me souviens l’avoir entendue ajouter, comme si mes mots sortaient de sa bouche :
— Elle était en réduction, ça aurait été dommage de ne pas en profiter.
Rien de tout ça n’était vrai.
Luna a été punie, pas moi. Je ne pense pas que Papa ait cru une seule seconde à son bobard, il nous connaissait trop bien. Mais il l'a punie, elle, et ne m'a jamais rien reproché. Je me suis toujours demandé pourquoi. Sûrement pas pour me ménager. Je crois plutôt qu’il voulait que Luna assume les conséquences de son mensonge, peut-être voir jusqu’où elle était prête à aller dans cette comédie-là. À aucun moment elle ne s’est démontée, au point que je me suis dit qu’elle ferait une bonne actrice. Fort heureusement pour moi, ce n’est pas dans ses plans.
Je me revois encore dans ma robe scintillante, sur le point de rejoindre la plage. Je revois son sourire plein de mystère, quand elle m’a ouvert la porte. Je lui ai demandé pourquoi elle s’était dénoncée à ma place.
— Pourquoi pas ? Moi, je me fiche bien d’aller au bal. J’ai promis à Faustine qu’on attendrait ensemble le passage de la comète.
Qui sait si elle mentait.
Le soleil se lève seulement, comme un agrume bien mûr émergeant à l'horizon par-delà l'océan. Son éclat rose pastel teinte les traînées de nuages qui zèbrent le ciel. Une fine brume enveloppe les vaguelettes au reflets orangés de son voile de mousseline. Le vent dans les cheveux sur le pont du bateau, je rêve à l’avenir radieux qui m’attend, de l’autre côté de la mer : aux tenues qui attendent que je les compose, dans les mille boutiques de Century Ward ; aux fans de Roxiglam qui m’arrêteront dans la rue ; aux démarcheurs Spectus et aux agences de mode qui me supplieront d’accepter leurs cartes de visite.
Le vent se lève et le ciel s'éclaircit. Les nuages se dissipent et dévoilent l'azur profond dans un étrange dégradé, tout bardé de lumière. Dans la lueur du jour, je me sens briller comme sous le feu des projecteurs. J'ai hâte de remonter sur scène, en ville, là où le succès n’est jamais qu’à une porte.
Au loin, le Dôme de Luçon scintille sous les rayons du soleil. L’immense coupole de verre surplombe les Îles Lucile et Nicole et les protège des tempêtes tout au long de l’année. Je soupire.
— Ça doit être le pied, de vivre sur une île où il ne pleut jamais.
— Il pleut parfois, sur les Sœurs Mauriel, me corrige Emmanuelle, accoudée près de moi sur la balustrade. Le verre du dôme est parcouru d'une multitude de micro-capillaires transparents qui permettent de récupérer l'eau de pluie. Elle est stockée dans des réservoirs, à la base de la structure, puis réutilisée pour créer une atmosphère artificielle. Les capillaires diffusent la pluie dans des zones précises à des horaires précis. C'est pareil pour le vent ou pour l'ensoleillement. Il y a des systèmes d'aération qui permettent de créer une petite brise, histoire que la chaleur ne soit pas insupportable. Les rayons du soleil sont redirigés par des miroirs vers les plus belles plages et les terrasses des restaurants. En bref, tout est calculé et contrôlé pour assurer le bonheur des touristes toute l'année.
— Et les oiseaux ? Et les poissons ? Comment ils entrent dans le dôme ?
— Tout l’écosystème y est sous contrôle. La faune et la flore sont protégées à l'intérieur. La chasse et la pêche sont ultra réglementées et il n’y a plus que quelques indigènes qui les pratiquent, de toute façon.
— Parce qu’il y a encore des indigènes sur Lucile et Nicole ?
— Sûrement pas l’image que tu t’en fais. Les Nantals et les Andbakh ont toujours fait bon accueil aux étrangers, ce sont eux les moteurs du tourisme. Les Kormes ont conservé leurs traditions, mais ils sont pacifiques et appréciés des visiteurs.
— Ils ont bien fait, pas vrai ? C'est pas des hommes des bois qui auraient construit un dôme pareil !
Emmanuelle m'explique que le dôme a été imaginé il y a huit ans par le Docteur Luçon, biologiste et climatologue de profession, sur une idée de sa femme Selena, une native d'origine métisse, Andbakh par son père et Korme par sa mère. Finalement, les natifs, ce sont eux qui connaissent le mieux leur île.
Une nouvelle fois, un long soupir m'échappe :
— T'en sais des choses, Emma ! Je sais pas comment tout ça tient dans ta tête. Faut croire que la mienne a des fuites…
Je n'ai pas l'habitude de poser autant de questions, je m'impressionne moi-même. En temps normal, ce serait bien le genre de Nolwenn de faire sa curieuse, de demander encore et encore des détails, des pourquoi, des comment. Alors je me souviens qu'on l'a laissée là-bas, toute seule, ou presque. Tout est allé si vite.
Hier après-midi, alors que je descendais au salon pour montrer aux autres le prodige que j'avais accompli sur les cheveux d'Adoria, elle et moi avons croisé Emmanuelle et Eugénie qui remontaient un drôle de robot du laboratoire. RF5 est tellement mignonne, j'ai mis un moment à me faire à l'idée que c'était une machine. Cerise faisait du rangement dans le salon et la présence de l’androïde n’était pas pour lui plaire. À ce que j'ai cru comprendre, pourtant, RF5 lui appartient. Moi, ça m'aurait plu d'avoir un esclave infatigable à mon service.
Difficile de dire quand Luna nous a rejointes. Elle sort toujours de nulle part, comme une sorte de fantôme. À un instant, elle n'est pas là et l'instant d'après, elle se tient à côté de vous comme si elle était présente depuis le début. Adoria dit qu’on finit par s’y faire. Moi, je crois bien que je ne m'habituerai jamais. En tout cas, c’est Luna qui est à l’origine de notre départ. Alors qu’elle gagnait la fenêtre, il me semble l’avoir vu glisser un mot à l’oreille d’Emmanuelle. J’ignore ce qui se tramait entre elles. Toujours est-il qu’Emma nous a invitées à nous asseoir, soit-disant pour nous faire une annonce.
— Ça fait déjà une semaine. Apparemment, les autorités ne se doutent de rien et, sans nouvelle d’un potentiel ennemi, on peut espérer n’avoir jamais été les cibles de l’assassin. J’ai retourné le problème une cinquantaine de fois dans ma tête, et je vois deux possibilités. Soit le coupable est lié au passé de Papa. Auquel cas, il sait certainement pour nous et ce n’est qu’une question de temps avant qu’une armée de scientifiques nous tombent dessus. Soit c’est l’œuvre de nos chers voisins, les pêcheurs, et ils attendent sûrement que l’on déserte leur île. Dans les deux cas, nous ferions bien de ne pas rester ici.
— Mais où veux-tu qu’on aille, au juste ? a demandé Cerise. C’est ici, notre chez nous.
— Aux dernières nouvelles, l’endroit le plus sécurisé que l’on puisse viser, c’est l’Académie d’Elthior. On est toutes douées pour quelque chose, on passerait sans soucis les tests d’admission. Là-bas, les pêcheurs ne pourraient plus rien contre nous, et je doute fort qu’un ex-collègue de Papa se risque à débarquer sur le campus pour nous embarquer de force. Quand bien même ces gens-là se ficheraient de rendre publique l’existence de huit mutantes, je suis à peu près sûre qu’en qualité d’étudiantes, la procédure administrative pour nous extraire de l’Académie sera plus compliquée que nos génomes.
Les arguments d’Emmanuelle tenait la route. Sur le moment, ça ne me disait trop rien.
— Je marche ! a tout de suite approuvé Adoria. Pas seulement parce que j’ai toujours voulu intégrer l’Académie, rejoindre une équipe de sport et aller arracher des trophées. Emma a raison sur toute la ligne. Mais au-delà de ça, maintenant que Papa n’est plus là, on a plutôt intérêt à assurer nos arrières. La FEE trouve du travail à tous les diplômés des Académies. Qu’on adhère ou pas au système de l’Étoile, c’est quand même un ticket assuré vers un avenir confortable.
Forcément, ma sœur a plaidé pour sa paroisse. Elle attend depuis des années de pouvoir faire du sport en club et concourir devant les recruteurs Spectus. La filière du spectacle des formations Étoile rassemble les arts de la scène et les représentations sportives. Si je voulais devenir aussi célèbre que les chanteuses qui passent à la radio, il faudrait aussi que j’emprunte cette voie. Ma décision était prise. C’est alors que Luna a estimé qu’il était temps pour un retour brutal à la réalité :
— Vous n’oubliriez pas comme un menu détail ?
Elle a déployé ses grandes ailes de chauve-souris. Ça m'a donné froid dans le dos. Là, Eugénie a sorti de sa poche un flacon plein de pilules. De quoi tenir un mois, d’après elle. Passé ce délais, nous devrions nous débrouiller pour contrôler notre métamorphose. Je ne me suis pas sentie concernée. Mis à part ces migraines incessantes, rien n'a changé pour moi depuis que ma chambre s'est animée sous mes yeux. Je n’ai toujours pas l’ombre d’une explication. Si Adoria n'avait pas été là pour le voir elle aussi, je croirais bien que c'était juste une hallucination.
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, nous corrige Luna. Pour ma part, ce nouveau corps me convient à merveille. Bien sûr, il faudra redoubler de prudence et de discrétion, penser à nous transformer chaque nuit afin de limiter les risques. Mais chacune est responsable de ses petits secrets, après tout.
Elle a lancé un drôle de regard en coin à Eugénie, alors j’ai compris que quelque chose m’échappait. Pour changer.
— Non, le nœud du problème, ce sera de payer les frais d’inscription de l’Académie, non pas une mais huit fois. Et comment s’assurer que la mort de Papa restera dissimulée ? As-tu aussi songé à tout cela, Emma ?
Il y a eu une discussion interminable. J'ai bien cru qu'elles n'allaient jamais réussir à se mettre d'accord. Finalement, elles ont convenu qu'Eugénie resterait à la villa, qu’elle poursuivrait à la fois l’étude de nos génomes et les recherches de Magnus. Pendant que nous étudierons, elle se fera passer pour lui et recevra son salaire. Elle seule en est capable.
Moi, je me suis dit que tout était réglé, mais Cerise a décrété qu’elle ne quitterait ni l’île, ni sa serre. Ce n’est un secret pour personne : elle déteste d’Île d’Elthior et la vie citadine.
— Contrairement à vous, je ne peux pas me transformer la nuit. Sans les pilules, c’est au soleil que je deviens verte. Je ne me sens pas capable de contenir mes gènes tous les jours, tout un trimestre.
Personne n’a essayé de lui forcer la main. Eugénie a même appuyé son choix, en disant qu'elle aurait bien besoin de quelqu'un pour l'aider à s'occuper de la maison. À ce moment-là, tout semblait enfin en ordre. Mais quand Nolwenn l'a appris, ça ne lui a pas du tout plu. Aucune de nous ne s'attendait à sa réaction. Aucune de nous n'a su la retenir. Je ne vais même pas prétendre que j'ai essayé. Moi, ça m'est bien égal, que Nolwenn vienne ou pas. Pourquoi aurait-elle moins le droit de rester que Cerise ? Si elle veut passer ses journées à jouer au chat, ça la regarde.
Ce qui m'a fait un choc, ça a été d'apprendre que Nolwenn avait une amie sur l'île. Plus tard, Eugénie a dit en se moquant que c'était sans doute une amie imaginaire. Moi, je n'y crois pas. Nolwenn est différente, depuis quelques temps, depuis la gifle d'Eugénie, depuis qu'elle est revenue ce soir-là. Je l'avais déjà senti. Elle reste Nolwenn, bien sûr, mais elle est plus calme, elle se fait moins remarquer. Avant, elle avait tendance à rester dans nos jambes, à chercher de l’attention, quelqu’un avec qui jouer. Nolwenn n'a jamais supporté la solitude. Mais ces derniers temps, elle était toujours dehors. C'est à peine si on la voyait encore. Voilà pourquoi je pense que Dolorès existe. Avec qui d'autre Nolwenn passerait tout son temps ? Je me demande bien à quoi elle peut ressembler…
— Rox ?
On me touche le dos, je me retourne en sursaut. Emmanuelle se moque quand je laisse échapper un petit cri. Faustine écarte son doigt et fixe son regard vide sur moi. J’en frissonne.
— Elles sont où, les pommes ?
— Qu'est-ce que j'en sais, moi ? Demande plutôt ça à Ad'.
Faustine s'éloigne.
Après la fugue de Nolwenn, je me suis dit que Faustine allait nous donner au moins autant de fil à retordre. J'ai été la première surprise, quand elle a haussé les sourcils et hoché la tête. Au petit sourire qu'elle a eu, je me suis même dit qu'elle avait l'air contente. Pour être honnête, j'ai peur de ce dont Faustine est capable. J'ai peur qu'elle nous cause des ennuis, une fois à l'Académie. J'espère qu'elle va se tenir à carreau. Nous avons emporté avec nous les fléchettes tranquillisantes. Mais au milieu de la foule d'Elthior, qui sait ce que Faustine pourrait avoir en tête. Est-ce qu’on serait encore capables d’intervenir ?
— J'espère qu'elle va bien se tenir...
— Qui donc ?
Je sursaute, une fois de plus. Luna vient d'apparaître dans mon dos. Bon sang, mais qu'elle arrête de me faire des frayeurs pareilles ! Cette fois aussi, Emmanuelle éclate de rire. Je baisse la tête, sentant mes joues virer au rouge.
Luna vient s'accouder à côté de moi.
— Cesse donc de te faire du mauvais sang, me dit-elle.
— Hmm. Je vous préviens, si Faustine pète un câble à l'Académie, moi, je ne la connais plus !
— Allons, pourquoi veux-tu que ça arrive ?
Je me tourne vers Luna et la regarde avec insistance.
— Tu ne viens pas sérieusement de me poser cette question ?
Emmanuelle et elle se laissent emporter par un énième fou rire. Pourquoi j'ai l'impression d'avoir loupé un épisode, une fois encore ? Je me sens toujours stupide, entre elles deux.
— De toute façon, Luna, s'il arrive quelque chose, je te tiendrai pour responsable.
— Pourquoi moi ?
— C'est toi qui n'étais pas d'accord pour faire placer Faustine.
— Roxie marque un point, me soutient Emmanuelle.
— Très bien, tranche Luna, j'endosse la responsabilité de tout ce que fera Faustine.
Garder un calme et une confiance comme la sienne en prenant un tel pari ; je dois dire que j'ai de l'admiration pour Luna. Et en même temps, je la trouve stupide. Si elle passe sa vie à porter sur ses épaules les erreurs des autres sans penser à elle, elle ne sera jamais heureuse. Je lui ferais bien remarquer, si je n'avais pas peur qu'elle me trouve simple d'esprit.
— Dites, si un jour je deviens riche, célèbre et plus comblée que vous toutes, vous ne m'en voudrez pas, les filles ?
Toutes les deux se remettent à glousser. Je savais que ça aurait cet effet. Je suis plutôt contente de moi.
— Je suppose que je serai un peu envieuse, admet Luna, mais qui pourrait t’en vouloir ?
— Au contraire, m'assure Emma, on sera contentes pour toi !
Leur réaction me touche, mais je dois le leur dire. Je dois être honnête avec elles.
— Vous savez, si un jour je dois tout laisser derrière pour réaliser mon rêve, vous y compris, c'est peut-être égoïste, mais...
— Non, me coupe Luna. N'en dis pas plus. On ne t'en voudra pas, tu sais. Tu auras fait ton choix, en ton âme et conscience, voilà tout. Si c'est ça le bonheur pour toi, alors ne laisse rien te retenir, même pas nous. Et si tu réalises que tu t'es trompée de voie, on sera encore là pour te tendre la main. Pas vrai, Emma ?
Emmanuelle hoche la tête. Je me demande quand la conversation a pris un tournant aussi sérieux. J'aurais peut-être dû me taire. J'ai toujours du mal à savoir, avec Luna, à quel point elle est sincère, mais je pense qu'elle se soucie sincèrement de nous. J'en ai la certitude. Moi, je n'ai jamais su donner beaucoup aux autres, à moins d'obtenir quelque chose en retour. Je me demande bien ce que j'apporte à Luna. Elle poursuit :
— On est tous égoïstes, à notre façon. C'est humain, on recherche tous le bonheur ou la paix sous des formes qui diffèrent. On poursuit des rêves et des idéaux. On a besoin d'être égoïste pour vivre dans ce monde-ci. Mais personne n'est rien que cela, égoïste, tu ne crois pas ? Tu m'as beaucoup impressionnée, hier, Roxane. Je t'ai trouvée futée. J'ai apprécié que tu partages avec nous ton petit secret. En ce qui me concerne, j'aurais probablement gardé ce genre de choses pour moi.
Moi aussi, j'aurais préféré garder ma grande bouche fermée. J'aurais aussi probablement apprécié qu'on ne remette pas cette histoire sur le tapis.
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