Episode 64
Emmanuelle
Huit jeunes femmes réunies autour d'une table. Cela ressemble étrangement au début d'un roman de Garo Sansley.
Une brune ténébreuse sirote son thé en parcourant des yeux l'assistance. La rousse, l'autre analyste du lot, se cache derrière ses lunettes, absolument inexpressive. À peine plus suggestive, une armoire à glace blanche des pieds à la tête se tient raide sur sa chaise à mastiquer sa pomme sans entrain. Elle toise du coin de l’œil sa rivale du jour, presque aussi pâle, presque aussi baraquée, les cheveux noirs comme la cendre. Celle-là sourit vaguement sous les assauts pleins de tendresse de l'ingénue du groupe, une presque-femme à la bouille enfantine. Nonchalante, une blonde hyperactive ne tient plus en place et se balance sur sa chaise, fait claquer bruyamment les bulles de son chewing-gum. Entre elle et moi, la douceur incarnée, sous l'allure rebelle de sa tignasse rouge feu et de ses yeux dépareillés, multiplie envers nous les égards pleins d'affection.
Y a-t-il une coupable parmi elles ? Quelqu'un cache-t-il quelque chose ? Si l'auteur est sournois, peut-être même que chacune renferme un inavouable secret. Sans doute la moins soupçonnable détient-elle le plus glaçant.
Aujourd'hui, cependant, mon esprit se repose sur toutes les certitudes qu'il a accumulées au fil des ans. En mon âme et conscience, je ne peux me résoudre à soupçonner quoi que ce soit de trop grave, de la part de celles avec qui j'ai grandi. Ainsi, naturellement, la seule à cette table qui éveille ma méfiance, c'est l'invitée de Nolwenn. Celle qui n'est pas de la fratrie.
J'ai convié tout le monde au fameux bar panoramique de Century Ward, en plein centre de l'Agnopole. Le lieu idéal pour une réunion-secrète ! Personne, pas même Luna, ni Eugénie, n'a saisi les avantages incontestables d'un tel lieu de rendez-vous, de ce conseil familial aux vus et sus de tous. Tous les bons récits de filatures urbaines en attestent, cela dit : on n'est jamais plus anonyme qu'au milieu de la foule. Dans l'affluence incessante du centre commercial, les faciès se confondent. Nos voix sont supplantées par les rires esclaffés de la table voisine, les pleurs d'enfants dans les poussettes, les éclats de voix turbulents des buveurs ; par les tintements des verres çà et là, le râle continu de la bande transporteuse qui dessert les commandes, les frottements passagers des robots-balayeurs. Impossible de suivre le fil d'une conversation dans pareilles conditions ! À moins bien sûr de s'attabler avec nous. L'ennemi s'y risquerait-il ?
Dolorès est là, elle. Sa présence imprévue contrarie ma tactique. Mais là n'est pas le pire. Eugénie m'a prévenue dès leur arrivée : elle sait tout. À son ton agacé, j'ai présumé qu'elle avait déjà passé un savon à Nolwenn ; quoi que cette grande perche brune ait dû l'intimider. En ce qui me concerne, je me suis abstenue. Sans doute vaut-il mieux jouer au même jeu que cette intruse, la brosser dans le sens du poil, la laisser croire qu'elle est parvenue à nous amadouer.
Sous prétexte de faire connaissance, je la cuisine un peu. D'où vient-elle ? Quand est-elle arrivée sur notre île ? Comment se fait-il que nous ne nous soyons jamais croisées ? Et Dolorès Escalones me répond avec la nonchalance qui, je crois, la caractérise. Bâtarde d'une paria de Puertoculto, elle a été recueillie par la prêtresse du village qui, pour redorer son blason, aurait imaginé un genre de prophétie. On l'a donc envoyée au Japon étudier l'art de la guerre, clamant qu'elle deviendrait la protectrice du village. À tout juste seize ans, l'Armée de la Paix l'a balancée dans le Désert pour soumettre de l'hérétique. À ce sujet, elle n'est pas très loquace. De façon générale, Dolorès est concise. Un réflexe de soldat, hasardé-je.
— Je suis rentrée au village à la fin de l'été, dit-elle. Et vous devinez quoi ? On m'y vénère toujours pas comme une divinité protectrice ! Rien n'a changé. Rien du tout. Alors j'ai plié bagage et je me suis installée au lotissement, près de chez vous. C'est là que j'ai rencontré Nolwenn.
Pour un léopard dans un poulailler, je dois lui reconnaître qu'elle noie bien le poisson. Je me méfie encore, et je ne suis pas la seule. Nolwenn, sous le charme, est tombée dans ses filets. Cerise aussi est séduite : elle ne parle que d'un grimoire rapporté par Dolorès et qui, dit-elle, me fascinerait. Adoria boit ses mots, un peu trop admirative à mon goût sur la formation Étoile. Mais, en sondant l'assemblée, je sens bien qu'Eugénie elle aussi a des réserves, que Faustine se tient raide comme un fauve aux aguets et qu'un sourire en coin plisse la joue de Luna. Amatrice de théâtre, j'imagine qu'elle s'amuse de cette farce bien huilée !
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