Episode 68
Nolwenn
Tout le monde a l'air d'apprécier Dolorès, et moi je suis heureuse que mes sœurs la connaissent. Je m'en fiche peut-être qu'on croie que j'ai une amie imaginaire, mais j'éprouve une sorte de fierté à être avec elle, à ce qu'elle me regarde, à lui donner le sourire. Je veux que tout le monde sache combien je tiens à elle, que mes sœurs sachent surtout.
Maintenant, elles voient toutes comme Dolorès est forte. Ad' ou Faust aimeraient même la tester pour du vrai. Elles doivent toutes se rendre compte qu'elle est attentionnée, pas juste parce qu'elle essuie la glace étalée sur mon menton, aussi parce qu'elle s'inquiète pour Roxane alors qu'elle ne l'a jamais vue. Et là, elles sentent qu'en plus elle est intelligente, comme Emma ou Luna ; qu'elle non plus n'oublie pas notre sécurité, qu'elle ne prend pas notre secret à la légère. Je suis heureuse, parce que je me dis que Dolly a sa place parmi nous.
En même temps, il y a quelque chose qui cloche. Je ne sais pas quoi, mais je le sens, comme un instinct. Ou alors c'est le vacarme du café panoramique qui me détraque les sens. À un moment donné, j'ai perdu le fil de la discussion, entre les cling stridents des verres vides, le vrombissement continu du tapis roulant, le tip-tap de la pluie partout contre les vitres, les voix de toutes les tables et la radio en bruit de fond qui balance en demi-ton des balades insipides probablement écrites pour des galeries marchandes. Même cette discussion, elle n'est pas mélodieuse. C'est la faute de la ville : elle m'a filé un acouphène et je n'ai pas mis le doigt sur ce qui faisait fausse note.
Tout à coup, je me lève.
— Il faut que je prenne l'air.
— Mais il pleut, Nono.
Je marche tête baissée, très vite, jusqu'à la baie vitrée. Je sors sur le balcon, vide, à cause de la pluie.
— Qu'est-ce qui t'arrive, Wennie ? demande Dolorès en se faufilant derrière moi.
— Rien. C'est juste qu'il y a trop de bruits. J'ai les oreilles sensibles.
Ses grandes mains se plaquent contre mes esgourdes. Enfin un peu de calme. Elle glisse un murmure sous sa paume, il me tombe dans le tympan.
— Concentre-toi sur la pluie. Rien que la pluie. Tu te souviens de sa chanson ?
Elle desserre un peu ses doigts et je fais comme elle dis. Ploc sur la pergola. Plouf et splash dans les énormes gouttières qui dégringolent la tour. Tip-tap contre les vitres. Plic-ploc sur la rambarde.
— Wennie, je sais que ça te travaille. Ta sœur a disparu. Mais j'aimerais te demander une faveur. Est-ce que tu me fait confiance ?
Je l'interroge du regard. Je me demande aussi pourquoi elle pose la question.
— Laissez-moi me charger d'interroger Sancho. C'est tout ce que je te demande. Tu penses que tu pourrais convaincre tes sœurs ?
Ploc. Plouf. Spash. Tip-tap. Plic-ploc.
— Les convaincre, hein... Comment je les convaincrais ? Elles ne m'écoutent jamais. Elles ne me font pas confiance.
Je respire un grand coup. Dolorès me prend la main.
— C'est vraiment important, Wennie.
— Pourquoi ?
— Je t'expliquerai plus tard.
— Si c'est vraiment important, tu dois me dire pourquoi. Toi non plus, Dolly, tu me fais pas confiance ? Moi je te dis toujours tout, même quand c'est idiot. Alors pourquoi est-ce que toi tu me caches des choses ? J'ai rien dit tout à l'heure, pour pas casser l'ambiance, mais je suis pas débile. Ce que t'as dit sur Faustine... Ça, c'était une fausse note. Et là, tu recommences. La pluie chante mal, ici. Et toi, quand tu mens, je te reconnais pas.
— Je ne te mens pas, Wennie, insiste-t-elle.
Mes larmes coulent toutes seules. J'aurais peut-être honte, si elle ne m'avait pas déjà vu pleurer aussi souvent. Elle prend mon autre main et baisse son front contre mon crâne.
— Je ne te mens pas, répète-t-elle. C'est une vieille histoire de Puertoculto. Il y a très longtemps, je ne m'en souviens même pas, des gens du village ont vu l'enfant d'Heimdall. Un bébé blanc comme un œuf de python, avec des cornes de bélier. Ça ne peut être que Faustine.
Je renifle. J'ai honte d'avoir douté d'elle, trop honte pour demander pardon, alors je demande juste :
— Et pour Sancho ?
— C'est aussi une vieille histoire, soupire Dolorès. De l'eau à coulé sous les ponts, et pas qu'un peu !
Elle tend sa main sous la pluie tiède. Elle me prends par le bras.
— Viens, n'attrape pas froid. Je vais m'expliquer directement avec tes sœurs.
Ploc. Plouf. Spash. Tip-tap. Plic-ploc. Cette pluie-là sent l'orage. L'orage c'est Dolorès quand elle s'assoit à table et demande à mes sœurs de la laisser gérer. Tout le monde demande pourquoi, exactement comme moi. C'est la tempête dans ses yeux, d'énormes nuages noirs lui remplissent les pupilles, il pleut entre ses cils. Je me mords les lèvres. Pardon.
Elle explique. Il vaut mieux se méfier de Sancho Marquez. Pourquoi ? Ce vieux marin n'a jamais caché son attirance pour les jeunes filles. Impossible ! Il est comme un grand-père pour nous. Plus que possible, véridique, affirme-t-elle. Elle raconte. Elle avait huit quand quand elle quitté l'île. Ce chic type de Sancho n'a pas facturé la traversée. Deux de ses matelots et lui l'ont forcée à se déshabiller. Ils se sont rincé l’œil. Elle était nue, Sancho se moquait d'elle et de sa gueule de métisse. Et ensuite ? Rien. Ils ne l'ont pas touchée. Elle était précoce, elle avait toutes ses dents, et elle leur faisait peur. C'est parce qu'ils flippaient, dit-elle, qu'ils l'ont humiliée. Elle ne leur pardonnera jamais. Je ne leur pardonnerai jamais.
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