78.2
La capuche rabattue, j'entame ma deuxième course de la journée. Derrière le gymnase, la piste ressemble à un bourbier. Je retire mes chaussures. Mes pieds se palment au contact de la boue, je suis plus à mon aise. Rien ne me freine.
Par un temps pareil, personne d'autre ne gambade sur le circuit extérieur. Personne ne vient m'épier. Je soulève mon cache-œil, je laisse couler le mucus qu'emporte dans la foulée l'eau qui ruisselle sur mes joues. Mes branchies frétillent sous ces cascades-là et, avant d'y penser, je me sens libre, je me sens moi.
Je suis un poisson à pattes qui fuse sous la tempête. Il y a deux mois, l'idée m'aurait rebutée. Maintenant, je sens bien que ça n'a pas de sens d'essayer de faire autrement. Ça a toujours été là, au fond de moi : un instinct qui me dictait de plonger, de nager, de tenir plus longtemps sans reprendre une bouffée. De tout laisser jaillir.
Je file à grandes foulées. Je vole presque. Non, je nage dans les trombes d'eau, des nageoires aux creux des doigts. Je respire, vraiment. Même ici, à la surface, le poids du monde ne m'entrave plus.
— Eho, Ad' !
Le souffle rauque de Degory a surgi derrière moi. Juste un coup d'œil dans mon angle mort : il pousse sur ses quadriceps pour essayer de me rattraper. Ah, ça non, pas question !
— Pourquoi t'es à pieds nus ? halète-t-il.
— Pour faire parler les andouilles !
— Attends un peu qu'l'andouille te double !
Mes plantes palmées glissent sur la piste irriguée. Je ne cours plus, je surfe. Sur mes talons, Diggy s'acharne et vocifère. Sa main me frôle. Il se dépasse vraiment.
— Lâche-moi la grappe ! Tu vois pas que j'm'entraîne ?
— On fait la course ?
D'habitude, il respecte un minimum mon espace vital. Pourquoi il faut qu'il joue les pots-de-colle le jour pile où je m'exerce – pas à la course à pied, mais à être cette caricature de mammifère marin ?
Ses doigts me frôlent encore. Là, je perds patience. Je bifurque tout à coup sur le parcours d'obstacles, vers l'intérieur du terrain. Cette fois, impossible qu'il me suive ! Diggy est un tas de muscles, pas agile pour deux sous. Il a beau tout donner, maintenant que je brasse la pluie de barrière en barrière, il n'a plus aucune chance de réduire la distance.
— Aaaaaaad' !
Bordel, mais qu'est-ce qu'il fout ? Il glisse sous les obstacles, comme une putain de loutre. C'est surréaliste. Il fuse à plat ventre, en mode aquaplanage. À quel moment cette idée débile a fait surface dans son crâne vide ? Le pire, c'est que ça marche : il gagne du terrain. En plein vol par-dessus une barrière, je le vois filer au-dessous, le sourire étincelant.
— Eh, depuis quand tu fais d'la pub pour Dentifrix ? Ferme ton bec ou t'auras les dents noires !
Bah voilà ! À peine redressé qu'il crache déjà de la boue ! J'en profiterais bien pour lui repasser devant, s'il ne tendait pas aussitôt les bras pour me barrer le passage.
Je rabats un peu plus ma capuche sur mes branchies écartées, j'enfonce mes mains palmées dans les plis de mon sweat-shirt. Mes lèvres temblent.
— C'est un câlin qu'tu veux ?
Facile de gueuler en courant, quand ce n'est pas par la bouche qu'on respire. Diggy me sourit de toute sa boue. Et moi je boue : pourquoi est-ce qu'il est aussi lourdingue tout d'un coup ?
Je fonce droit sur lui. Je me prépare à l'esquiver, à faire un pas de côté, à me courber en deux au dernier instant pour esquiver son bras. Je remue tout l'opah en moi pour prendre de la vitesse. Je gonfle l'armure d'acier qui, dans le pire des cas, repoussera sa paluche.
Je vis à une autre vitesse, tous les squames en alerte. Je ne peux pas me louper.
Sauf que...
Putain, c'est quoi ce délire ?
Degory s'est penché, exactement en même temps que moi. Un coup de boule en pleine face, et me voilà par terre, ma capuche retroussée, ma face de friture à découvert. Pour le coup, c'est plutôt lui qui tire une tronche de merlan frit.
— Diggy, j'peux t'expliquer... je...
Les mots se bousculent sur ma langue desséchée. Un typhon de bulles me gonfle la gorge, aucune ne veut exploser.
Qu'est-ce que je dis ?
Qu'est-ce que je dis ?
Qu'est-ce que j'lui dis ?
Il déglutit.
— Adoria. Pourquoi tu m'as rien dit ?
— Je... je pouvais pas... je savais pas... C'est trop...
— On est amis, oui ou merde ?
Merde...
Ma langue est aussi flasque que les algues sur ma tête.
— J'ai essayé...quand je t'ai parlé de... ma maladie... tu sais... C'est... ça. Je suis... comme ça.
— C'est quoi comme maladie ?
Son regard franc me détaille sans détour. Je me reprends un peu.
— J'sais pas. C'est juste... moi. Je deviens comme ça au contact de l'eau.
Il ne dit rien.
— Est-ce que... je te dégoûte ?
— Non.
Degory se racle la gorge et laisse échapper un dernier filet de boue.
— J'aurais seulement voulu qu'tu m'en parles, Ad'. Parce que j'pensais que... toi et moi... j'croyais qu'on avait que'que chose de spécial. Que'que chose d'assez fort pour s'dire ce genre de trucs.
Je déteste ce cinéma. Ça me rappelle...
— Ok, d'accord, je suis un putain de poisson ! T'es content ? Alors, dis-moi, ça renforce notre lien, là ? Tu t'sens plus proche de moi ? Tu crois qu'tu m'comprends mieux ? Quoi ? Tu vas m'dire que t'es amoureux d'moi, que t'es mon chevalier servant ou une autre connerie ? Je vais te dire, Diggy... Je suis pas le genre de fille qui tombe amoureuse. Je suis pas le genre de fille qui s'épanche. Et je veux surtout pas qu'on s'prenne pour mon sauveur.
Son regard a changé.
— Diggy ?
J'ai déjà brisé un cœur. Je me suis déjà mis mon meilleur ami à dos. J'ai déjà perdu quelque chose dans ce genre-là – quelque chose de trop précieux pour être de l'amour. Et je suis là, comme une idiote, à répéter les mêmes erreurs.
J’attrape sa main, m'y cramponne à deux palmes.
— Diggy, je suis désolée. Je t'adore, vraiment. Je rêve d'un frère comme toi. Si j'avais pu le dire à quelqu'un, ça aurait été toi. Mais que ce soit mon corps, ou que ce soit mon cœur, j'ai le droit aussi de ne pas m'expliquer, de ne pas me justifier, de ne pas tout déballer. J'ai le droit de vouloir tout garder pour moi, non ? Et toi, tu respectes ça...
Un sourire forcé lui crispe les lèvres. Un sourire des mauvais jours que je connais trop bien, du genre qui clame « Je veux pas en parler ! »
— Qu'est-ce qu'il y a ?
Je croule sous l'inquiétude et il me rit au nez.
— Exactement. Tu vois c'que ça fait ? Toi, t'as le droit d'faire des mystères, et moi j'devrais te rendre des comptes ?
Y a un truc qui colle pas...
Il plonge sa main libre dans sa poche de jogging. Ses yeux se détournent et scrutent mes pieds palmés. J'essaye de rester calme, mais les mots m'échappent. Ma bouche en crue s'énerve sans consulter ma tête :
— Qu'est-ce que tu veux qu'j'te dise ? T'as tout sous l'nez, là ! Qu'est-ce que tu veux savoir ? Si j'ai une mémoire de poisson ? Si j'peux rester sous la pluie sans cligner des yeux ? Si je bouffe mon caca ?
Il relève le menton.
— Tu m'adores à quel point ?
— Putain, recommence pas avec...
Sa main s'abat sur mon épaule, sa bouche s'approche de mon oreille.
— Si j'te dis que c'est moi qui te mène la vie dure ?
— Hein ?
— Les p'tits mots dans ton casier, Daya dans les douches, l'incendie de la bibli. Si tout ça c'était moi, tu m'adorerais toujours ?
— Mais ce n'est pas... toi...
— Comment je saurais, alors ?
Parce que...
Les écailles rétractées, les nageoires refoulées, je lui effleure la joue. Le coin de ses lèvres frôle la mienne.
… ce n'est pas...
Nos regards se croisent, nos pupilles se percutent. Pressant la paume sur sa nuque froide, j'attire son visage un peu plus près.
… toi.
D'un coup de genou dans le bide, j'envoie valser cette foutue contrefaçon.
— Me prends pas pour une conne ! Jamais Diggy ferait un truc pareil !
J'écrase mon pied nu sur l'abdomen de l'humanoïde. Ses iris tressautent. Bientôt, tous les pixels de son corps deviennent fous. L'holo clignote, dévoilant sous la peau une surface noire et lisse qui miroite sous la pluie.
À califourchon sur le robot, j'essaye de l'immobiliser. La carcasse inoxydable continue de se débattre dans les graviers trempés. D'un tour de tête, je balaye du regard les environs.
— Sors de ta cachette, putain de lâche !
Sous mes mains, l'androïde déréglé perd un à un tous les pixels de Degory. La pauvre chose a l'air tellement paumée qu'elle copie le premier être humain à portée : moi.
— Ah, ah. Hyper original... T'en as pas ras le bol de me piquer ma tronche ?
Un sourire cruel étire les lèvres de mon clone. Je ne peux pas m'empêcher de soupirer :
— Rien à voir avec moi... Soit tu sors de ta planque, soit je fracasse ton joujou détraqué !
Joignant le geste à ma menace, je serre les poings, rapproche un peu de mon torses mes avant-bras croisés. Mes phalange sont blindées. Sans réponse du corbeau, je frappe de toutes mes forces le poitrail du robot. Le sternum s'ouvre en deux et les yeux de la fausse-moi virent au bleu pétant d'un écran d'erreur système.
Prête pour le second round, je dresse déjà ma poigne d'acier.
— Tu sais pas faire ça, toi, hein ?
Balancées sous le menton, mes articulations déboîtent la mâchoire de titane. Je l'appelle à gorge déployée :
— Tu vas vraiment m'laisser massacrer ton invention, Koma ?
Toujours pas de réponse.
La bouche boguée du miroir de pixels s'ouvre sur l'absence de dentition ; un goulot rond et noir comme la gueule d'un poisson.
Ah ! Enfin un truc fidèle...
La fausse-moi débite les mots sans gigoter les lèvres. Bien sûr, c'est l'autre merdeux de ventriloque qui lui fait dire toutes ces conneries.
— C'eeeeeeeew twop twaaaaaaaaaawrd Awdoooooowwia... J'ai CLIC ! ton visage, CLIC ! tes branchies, CLIC ! tes écailles... CLIC ! CLIC ! CLIC ! J'ai toutes les photooooooooow de twaaaaaw...
Mon poing dans sa joue.
— Putain, mais articule !
L'autre poing dans l'autre joue.
— Andro de merde !
Sa tête de fend en deux.
Ses circuits disjonctent sous la pluie qui nous fouettent.
— J'vais te griller le disque dur jusqu'à te faire cracher tout c'que tu m'as volé !
Tous mes muscles se contractent quand j'assène le cou de grâce sur son front qui explose.
Je convulse.
Moi aussi je disjoncte.
Ma décharge électrique déferle dans l'air aqueux.
Un cri jaillit des trombes.
Je convulse.
Je m'effondre tête première sur le robot grillé.
Les odeurs m'assaillissent : le métal fumant, le caoutchouc fondu, les fibres roussies. Et la chair calcinée.
J'ouvre les yeux. Éblouie, je les clos aussitôt.
Je n'ai pu entrevoir que la blancheur démesurée de l'infirmerie, quelques visages familiers, un autre qui va finir par le devenir. Tout mon cerveau me lance et mes synapses alignent les échecs de connexions.
Tous mes souvenirs ont l'air de s'être fait piétiner. Tatatata, la pluie qui tombe, tatatata, des voix qui crient dans la tempête, je ne capte pas les mots. Tatatata, nom nom, tatatata, des pas précipités, tatatata, son nom, tatatata, les cris d'effroi.
Mes paupières s'ouvrent grand.
— Koma !
Adossées au mur, Emmanuelle et Faustine me dévisagent. La première cache sa mine mortifiée, une main agrippée au bas de son visage. L'autre me toise avec une drôle d'inquiétude.
Si même Faust se fait de la bile, c'est que j'ai grave déconné !
Je me tourne vers l'homme qui a avancé sa chaise jusqu'à mon chevet, holopad de fonction à la main.
— Bonjour, Inspecteur Barkley.
Le papa des jumeaux me salue d'un hochement de tête cent fois trop cérémonieux.
— Qu'est-ce qui s'passe ?
— Adoria Iunger, je vais aller droit au but, annonce le policier. Votre camarade Koma Hirata et vous avez été retrouvés inconscients sous la tempête. Vous auriez tous deux fait les frais d'une puissante électrocution. Par miracle, vous n'avez pas une égratignure. Quant à lui, il a été emmené d'urgence à la clinique. Contrairement à vous, il n'a pas repris connaissance. Son pronostic vital est sérieusement engagé. Avez-vous la moindre information sur ce qui a pu vous arriver ? Vous comprendrez que, compte tenu des récents événements, votre implication dans ce nouvel incident ne peut être minimisée...
Je me redresse comme un ressort.
— Son robot !
Tous les sourcils se froncent.
— Est-ce que vous avez retrouvé son robot ?
— Nous avons en effet embarqué un étrange mannequin truffé d'électronique. Vous vous trouviez évanouie à côté.
— C'est l'holomime, décrète Emma.
Avec plus d'assurance que moi, elle explique à l'inspecteur comment Koma Hirata a tenté de me piéger grâce à son invention. Ça ressemble à la suite d'un échange dont je n'ai pas eu vent. Le père Barkley opine du chef, prend des notes et promet de faire la lumière sur la piste qui lui paraît solide. Ma sœur se démène pour m'innocenter, le policier est de bonne foi. Et pourtant, mes yeux bouillent, et je tremble, et je chiale. Au lieu de me réjouir, voilà que je m'effondre en larmes. Je renifle tellement que même le drap entier ne m'offrirait pas un mouchoir assez grand.
Je l'ai peut-être...
De l'autre côté du lit, Faustine s'assied près de moi. Ses grandes paumes me redressent les épaules.
— Ce n'est pas ta faute, Ad'.
Je l'ai peut-être tué.
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