Episode 82.1 - De chaînes et de rouille
Roxane
Le type que j’aime le plus au monde est mon meilleur ami. Je ne pensais pas dire ça un jour dans ma vie, et je ne pensais pas non plus que ça me remplirait de joie – comparé au reste.
Depuis notre drôle de rencontre, Vernon me rend visite quasiment un soir sur deux. Il paie pour mes services mais ne se sert pas de moi. Ce n’est pas un client. C’est un extraterrestre qui aligne des centaines de plaques pour m’emmener en virée. Il me ballade de bar glauque en boîte cheap. Là, au moins, je n’ai pas peur de tomber sur quelqu’un que je connais. Il se présente partout comme un platiniste de renom. Moi, j’en rajoute une louche en brodant de mythos la carrière en plein décollage du fameux DJ Vernis. Ce petit nom lui plaît presque autant que les couches dont je lui peinturlure les ongles. Pour me remercier, il raconte à tout-va que je suis une étoile montante du mannequinat local, et même que bientôt je tournerai dans ses clips. Lui, il m’appelle Xanax. j’aime aussi ce nom-là, presque moins assommant que les cocktails de Jeringa.
Nos petits mensonges n’en sont presque pas. C’est tout juste un jeu, comme quand, enfant, on joue à la princesse. Depuis que je suis Jewel, je sais qu’être une princesse c’est porter des robes strassées qui moulent trop les seins, vomir des médocs à heures fixes et écarter les jambes quand le protocole l’exige. Maintenant, je sais que le prince charmant n’a rien du beau gosse à épaulettes qui vous emporte sur son cheval blanc, au galop direction le bonheur éternel. Mon prince charmant à moi, c’est un abruti à coupe mulet qui sillonne la ville dans l’aéromobile à son papa, qui fait les yeux doux à d’autres beaux gosses et qui peut rester des heures à m’écouter parler de soins corporels.
Il y a des soirs où on ne sort pas, d’ailleurs. On se terre dans ma chambre, on se parle jusqu’à pas d’heure, on échange des potins. On s’écoute assez fort pour ne pas entendre tout le Temple jouir et hurler. À nos adolescences manquées ! On oublie ce bordel et on improvise nos meilleures soirées pyjamas en descendant les boissons qui nous tombent sous la main. Masque du visage, pédicure et tressage de cheveux. Moi et Vernis, on est sur la même longueur d’onde. Il n’y a qu’une chose qui l’amuse et qui me passe au-dessus. Les chiffres. Ça paie pas de mine à première vue. Mais il n’y a qu’à noter la symétrie impec de ses maquillages et se retrouver coincé avec un de ses sons en tête pour percuter. Vernon est un putain de calculateur.
Alors ça ne me surprend pas vraiment quand je me fais réveiller à cinq heures du mat parce qu’il marmonne des additions à deux centimètres de mon oreille, avec sa bouche baveuse et son haleine de nausée. Ça me tape tellement le crâne que je commence à me demander si je me suis pas pris un coup de hache. Ça se pourrait. Parce qu’en vrai, la nuit dernière, c’est le blanc total. Je ne me souviens de rien.
Je crois me rappeler qu’on est sortis, qu’on a joué à ne pas être nous et qu’on a dévalisé le bar de Jeri en rentrant. Je sais qu’on s’est fait une beauté, parce que j’ai mes ongles pimpants, les cils englués et les draps pleins de blush. Par contre, lui, je ne sais pas ce qu’il fout complètement à poil dans mon lit, ni où sont mes fringues d’hier, ni pourquoi une perruque de curaçao fait la toupie sur la chaise de ma coiffeuse.
Je me frotte les yeux. Mes doigts sont noirs maintenant. Là, je reconnais le visage de loli sous les longs cheveux bleus.
— Gummy ? Qu’est-ce tu fais dans ma ch… ? Dis-moi qu’on n’a pas…
À côté de moi, Vernis émerge enfin du somnambulisme des maths. Il s’enroule dans la couette pour cacher ses parties. Moi, à ce stade, j’en ai plus rien à foutre. Je me plante toute nue devant l’autre friandise sur pattes, les deux mains sur les hanches.
— Ohé, calmos Roxie. T’es un peu trop à découvert pour faire la maligne, tu crois pas ?
C’est qu’elle se fout de ma tronche, la merdeuse.
— Oh, fais pas ta mauvaise tête. Tu vas te faire des rides, à froncer les sourcils. Je parie que t’as aucun souvenir de ta nuit, hein ? Pas étonnant avec toutes les saloperies que vous avez ingérées ! Tu sais, Jeringa a vraiment la main lourde…
— Est-ce qu’on a dérapé, oui ou merde ?!
Gummygun sourit de toutes ses dents blanches.
— Vous avez pas baisé, si c’est ça ta question. Vous avez bu un truc qui n’était clairement pas pour vous. Pis vous avez déclaré la guerre à vos vêtements pour combattre je sais pas quelle connerie d’oppression textile. J’pense bien que tout l’étage a vu comme vous êtes bien bâtis. Pis tu t’es moqué de Vernis parce qu’aucun p’tit lot d’ici ne le faisait bander. Là, vous êtes rentrés dans la chambre et vous vous êtes battus pour savoir qui a la plus grosse… La plus grosse quoi, j’ai toujours pas pigé. Pis vous vous êtes écroulés et toi, Boucle d’Or, t’a ronflé comme un ours jusqu’au p’tit matin.
Je jette un coup d’œil à Vernis, en train de se battre avec son slip.
— Et lui ?
— Lui, ça fait trois heures qu’il nous récite la table de soixante-neuf.
Je souris à sa blague. Je me foutrais bien une gifle pour ça, si ça ne risquait pas de m’étaler encore plus de noir sur la tronche. Je plisse les yeux à la place. J’ai zéro confiance en cette pute tout droit venue d’un dôme-congélateur.
— Et toi alors ? Depuis quand le Temple te paie pour jouer les nounous ?
— Simple affaire de conscience. C’est moi qui ai fait rentrer ici les drogues que vous vous êtes enfilées. Normal que je garde un œil sur vous. C’est ça aussi, le job d’un bon narkos.
— Toi t’es surtout une bonne…
— Uneuh bonneuh copineuh ! m’interrompt Vernon en serrant fort l’ennemie dans ses bras.
Maintenant qu’il a dompté son calbut et son t-shirt de trois jours, il déborde de joie et d’amour. À gerber.
— J’allais dire « une bonne suceuse », mais cette tarte risque de prendre ça pour un compliment.
— Et ça me va droit au cœur, s’émerveille la gélatine bleue avec une fausse émotion.
— Pfff. Va te faire…
— Oui, j’y compte bien ! me coupe-t-elle tout sourire. Parce que j’a-do-re mon job.
Je sais pas ce qui m’écœure le plus : la dévotion totale qu’elle met à vendre sa chatte ou l’impression de choper le diabète chaque fois que je mate le magasin de bonbons qui lui sert de garde-robe.
Depuis qu’elle a débarqué au Temple, Gummygun me tape sur les nerfs. Elle passe son temps à provoquer, à allumer, à insister pour qu’on l’appelle Katerina. Ouais, elle veut jouer les putains de bonnes copines. Sauf que personne n’est là pour ça. Et quand même, à part moi, tout le monde fait genre de l’apprécier. Les clients la réclament et me lâchent un peu la grappe, Boss se vante à tout le monde des recettes qu’elle rapporte, Jeringa a un binôme pour jouer au petit chimiste, et même la pute-de-nuit essaye de faire amie-amie à grand renfort de discours révolutionnaires. Parce que Gummy monopolise toute l’attention, tout le monde s’en balance que je passe mon temps à m’amuser avec mon meilleur pote plutôt qu’à aguicher les fidèles du Temple de Vénus. Tant que l’argent coule et que les plaques tintent, la maison ferme les yeux. Dans le fond, ça m’arrange, alors pourquoi j’ai envie de lui en coller une ?
— Outch !
La loli nympho se presse le nichon, du sang plein la chemise.
— Wow, c’était quoi ça ? s’égosille Vernis en ramassant le piercing de téton qui vient de fuser contre le mur d’en face.
C’est moi. Évidemment que c’est moi, et sans rien commander. Quel pouvoir à la con ! Ça me complique la vie et ça me file des maux de crâne que même les mixtures de Jeringa ne suffisent plus à mettre en pause. À côté de ça, les substances de Gummy battent le feu par le feu et remplacent juste mes maux de crâne quotidiens par des amnésies pires encore.
— Roxane ! Roxane ! T’as pas du désinfectant ? De l’alcool ? Du fil et une aiguille ?
Je suis trop loin pour répondre, à mille années-lumière à l’autre bout de ma tête.
— Wow, elle phase sévère.
— Sans blague ! Mais magne-toi, va chercher Jeringa !
Ma chambre se transforme en bloc opératoire. J’ai l’impression d’assister à la scène à travers un télescope. J’entends les voix mais plus les mots. J’entends mon sang qui crisse, comme si mes veines étaient des chaînes d’argent trop serrées.
L’autre pouffe se fait recoudre le mamelon sous mon nez, et moi je ne pense qu’à trouver les fermoires, parce que je commence à capter que je suis une grande boîte à bijoux, et à me demander si tout le monde le savait depuis le début en m’infligeant ce pseudo à la con.
Les doigts de Vernis s’agitent devant mes yeux. Je suis fière et jalouse de sa manucure parce que, par ma faute, il est plus belle que moi.
— Ohé, Xanax ? Tu penses être de retour parmi nous à quelle date ? Que je mette une alarme sur mon calendrier.
Mes lèvres sont aussi molles que du coton ; tellement que je me sens comme un pull qui parle.
— Eh, Vernis, y a combien de pendentifs dans le corps humain ?
— Euh… entre moins quarante et zéro, je dirais.
— Merci. Ça ne m’aide pas du tout.
Il n’y a plus que nous deux. Il reste assis à côté de moi le temps que je redescende, pendant que j’examine, très loin dedans, chaque petit morceau de moi comme si c’était une breloque. J’invente des formes pour des trucs qui n’en ont pas et, au final, ça n’a pas de sens, je ne maîtrise toujours rien.
— À quel point on peut être à côté de la plaque sur soi-même ?
— Ça, je dirais que ça dépend des jours, chuchote-t-il d’une façon rassurante. Par contre, des plaques, je peux t’assurer que tu ne vas pas en manquer.
Je me redresse d’une traite.
— Comment ça ?
Il sourit, rayonnant du petit air narquois qui ornemente ses bonnes idées.
— J’ai passé toute la nuit à faire le calcul, dit-il fièrement. Si on continue de se voir à la même fréquence, d’ici trois ans et demi, tu auras payé ta dette.
— Ma… dette ?
Les hiérodules ont tous un prix. Une valeur fixée dès la signature du contrat par des critères fumeux. J’ai fini par le deviner davantage qu’on m’en a informée, mais Vernon me le confirme. Les clients ont la possibilité de consulter le registre de nos valeurs et, si le cœur leur en dit, d’acheter notre liberté. Autrement, les salaires dont on ne tâte jamais le tribu réduisent petit à petit le montant de la dette. À force d’usure, chaque poupée de chair atteint sa date de péremption et retrouve le droit de choisir : continuer de vendre des orgasmes dans ce palais de la luxure ou reprendre à zéro dans un monde dont elle n’a plus les codes. De ce que j’ai pu voir, après des années de bons et loyaux service, personne ne veut quitter le Temple.
— Trois ans…
— Oui, je sais, ça paraît long, dit comme ça, mais ça passera plus vite qu’on le pense, et puis je serai là. Je te permettrai de respirer quelques jours par semaine.
Vernon a de l’espoir pour deux. C’est aussi beau que déprimant.
— J’en ai déjà plus rien à foutre, Vernis. J’suis déjà plus qu’un sac de viande. D’ici trois ans, est-ce que j’aurai encore envie de me tirer de là, tu penses ?
— Ne dis pas ça.
Il fuit mon regard. Ça me peine. Je sais qu’il fait de son mieux mais, faire de son mieux, ça suffit rarement. Ça ne fait jamais de miracle.
Je lutte contre l’envie de filer boire un autre verre. Je lui prends la main.
— Tu fais collection de quelque chose ?
Ma question sort de nulle part et il fronce les sourcils.
— Euh… les mixtapes, ça compte ?
— Moi, avant, je collectionnais les garçons. Leurs prénoms, leurs sourires, leurs baisers, leurs odeurs. J’aimais leur plaire plus que toi tu aimes plaire et, souvent, quand je me retrouve toute seule et que je ressasse tout ça, je me demande ce que j’aimais dans la drague.
— Tu as trouvé une réponse ?
— C’est tout bête. Des tas de gens veulent plaire au plus de monde possible. Je faisais juste ce que je pouvais avec les moyens du bord. Tu vois, je ne suis ni intelligente, ni cultivée, ni casse-cou. Par contre, je suis jolie. Un bisou, je pouvais l’offrir et en garder un bon souvenir. Est-ce que je méritais qu’on me traite de salope ?
— Bien sûr que non ! Qui t’a…
— Est-ce que ça faisait de moi la candidate idéale pour venir grossir les rangs d’un bordel de luxe ?
— Qui a dit ça, Roxane ?
— Moi. Moi, je me le suis dit, à force d’y penser encore, et encore, jusqu’à me rendre malade. J’ai commencé à croire que j’avais provoqué tout ça, que je l’avais peut-être même voulu. Mais c’est débile, Vernis ! Je n’ai jamais eu envie de perdre ma virginité avec un inconnu et sa putain de cigarette. Je voulais juste qu’on m’admire pour quelque chose, être quelqu’un, avoir droit à ma part du gâteau. On m’a baisée, littéralement. Et là, tu vois, je suis juste en colère.
Il resserre sa main sur la mienne. Alors, il se passe quelque chose. C’est comme si l’une des chaînes qui rouillent partout en moi s’enroulait à lui, comme si un canal reliait nos deux bras. Comme des bracelets de l’amitié, mais par l’esprit. Toute son énergie passe en moi. Sa culpabilité, ses doutes, ses frustrations. Je lis tout sans le vouloir.
— Tu le sens toi aussi ?
Il hoche la tête.
— C’est étrange, mais oui, je crois. Moi aussi je suis en colère.
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