88.1 - Ero guro

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Emmanuelle


Récapitulons.

Il y a douze semaines maintenant, Papa a été assassiné à l'aide d'un poison également présent dans l'ADN de Cerise. Il se trouvait alors dans le laboratoire, dont seule Eugénie avait deviné le code d'entrée.

Luna pense qu'un robot défaillant pourrait avoir servi au meurtre, évitant au commanditaire de se salir les mains, et trois d’entre nous sont restées seules à la villa avec une RF exhumée du sous-sol : Eugénie qui ne quitte plus ses recherches, Cerise au bord de la dépression et Nolwenn qui s'est entichée d'une ex-militaire en tout point suspecte, à laquelle elle a cru bon de révéler que nous sommes une portée de huit mutantes nées du génie d'un savant fou en exil.

Les autres et moi avons intégré l'Académie d'Elthior. En moins d’une saison des pluies, Roxane a disparu, probablement enlevée par un réseau de trafic humain, Adoria a pété un boulon et électrocuté le maître chanteur qui essayait de la photographier se changeant en sirène. Bien sûr, il fallait que ce soit Koma Hirata, ni plus ni moins que l'héritier de la première compagnie de robotique au monde. Pendant que l’enquête de la police traîne plus que de raison, Luna se tape la sœur de ce petit merdeux, ce qui n'arrange rien à mes inquiétudes. Enfin, pour couronner le tout, j'ai trahi notre secret à cause de l'autre esthéticienne et de son fichu sérum de vérité. À croire que Faustine est la seule qui se tienne à carreau ! Cette idée est de loin la plus effrayante de toutes. Plus ça va, et moins j'entrevois le moyen d'élucider le meurtre de Magnus. À ce train-là, j'aurais mis la main sur l'empoisonneuse d'Elthior avant de savoir qui a tué notre père.

Alice m’a peut-être piégée comme une bleue, n’empêche que ses hypothèses sur la disparition de Roxane tiennent la route. Je me suis tatée, à la fois à investiguer, comme elle a suggéré, dans toutes les maisons de passe de la ville, en priant pour que ma sœur n’ait pas atterri dans un coupe-gorge de Crown Bay – avec les émeutes, pourrais-je seulement y mettre un pied ? – mais aussi à demander l’aide des jumeaux.

Tasha et William semblent s’être réconciliés, si tant est que se liguer pour me rendre chèvre soit un signe de fraternité valide. Ils m’ont taquinée pendant des jours à propos de ma visite au Palais des Merveilles, de cette épilation ridicule et ils s’amusent encore trop régulièrement à m’appeler « le rat-taupe ».

— Dites-le encore une fois et je vous jure que je viens vous raser la tête dans votre sommeil !

Ils ne doutent pas de ma capacité à forcer une serrure et se demandent si, comme plus d’une de mes sœurs, je pourrais sérieusement mettre ma menace à exécution ; alors ils se modèrent. Ils ne ricannent plus qu’entre eux, aussi discrètement qu’ils y parviennent.

Déjà que l’idée de me promener au milieu des prostitués me collait une gène monumentale, je ne voulais pas, en plus, fournir un nouveau prétexte à leurs taquineries. Cependant, après quelques jours d’hésitation, un nouveau paramètre a remis de l’eau à mon moulin : j’ai reçu un e-mail, et pas n’importe lequel. Une réponse de Gilgamesh.


Bonjour Emmanuelle Iunger,

Je ne te demanderai pas où tu as dégoté cette adresse. Je te saurai gré, en revanche, de ne plus en faire usage. Tu comprendras sans doute qu’il s’agit d’un contact professionnel, réservé à des affaires sensibles.

Je crois savoir que tu es bien entourée et le simple fait que tu te trouves en possession de mes coordonnées fait état de ta débrouillardise. Il me semble par conséquent que tu as toutes les cartes en main pour retrouver ta sœur disparue.

Tes proches et toi pourriez aisément faire le tour des enseignes de Red Hill et vous récolteriez sans doute de précieuses informations, pour peu que vous soyiez assez inventifs. Quant à moi, il se pourrait que le sort m’envoie prochainement à Crown Bay. Si je viens à croiser l’un de leurs barasex, je m’engage à vérifier que Roxane n’y soit pas séquestrée.

Astucieusement,

Gil


Le ton du message me laisse dubitative. Sa forme protocolaire et maladroite se mêle à un excès de familiarité, sans compter que la signature ressemble à une plaisanterie. C’est en tout cas loin de l’idée que je me faisais du célèbre détective.

À dater de cet e-mail, c’est devenu une question de confiance. Je ne pouvais pas tenir Tash et Will en dehors de mon enquête. Je voulais également leur avis sur le phrasé bizarre du pseudo Gil, qui en définitif ne leur a pas paru plus suspect que ça.

— C’est assez fréquent que les génies soient un peu en décalage socialement, a dit William.

— Ou alors tout l’inverse ! a nuancé sa sœur. Peut-être qu’il emploie à dessein un style un peu curieux pour être sûr que personne ne puisse l’identifier.

Deux hypothèses tout droit sorties de nos romans policiers. Ou alors, comme Luna a tenu à me le rappeler l’autre jour, nous ne vivons pas selon un scénario défini, les motivations de chacun sont la proie du hasard ; alors peut-être bien que Gilgamesh écrit mal et que je perds mon temps à chercher le sens caché entre ses lignes.

Après nous être entendus pour enquêter ensemble, les jumeaux et moi avons réfléchi à la façon la plus économique de nous infiltrer dans les luxueuses maisons de passe de Red Hill. Déjà qu’une des caméras du club de criminologie a grillé au cours du Cercle aux Secrets, je ne vais pas demander à mes amis de jouer les clients. Au-delà de toute considération morale, ni eux ni moi n’avons les moyens de louer les services des filles du Rocher.

Heureusement, William, qui connaît la ville comme sa poche et se passionne même pour ses aspects les moins reluisants, nous a dégoté une porte d’entrée. Idéale, parce qu’imaginée par les concepteurs des maisons de passe eux-mêmes. À Red Hill, presque toutes ces enseignes disposent d’un bar ou d’un salon de thé attenant, qui leur permet non seulement de réaliser des bénéfices continus, mais sert également à rabattre de nouveaux clients vers le commerce principal. Hommes ou femmes, que ce soit pour s’octroyer un changement d’air entre deux passes ou éponger leur dette à renfort d’heures supplémentaires, les somptueux corps-à-louer se relaient pour jouer les serveurs, de sorte qu’on croise forcément l’un d’entre eux en commandant une boisson. Nombreux sont les bourgeois d’Elthior qui viennent se rincer l’œil autour d’un verre, réfrénant le désir de franchir l’autre porte. Plus nombreux encore sont les petites gens qui, faute de pouvoir se l’offrir, viennent admirer la marchandise sous couvert de flatter leurs papilles grâce à l’échantillon d’un grand cru local. Un prix découverte a même été instauré pour cette seconde catégorie, à laquelle nous nous rattachons volontiers les jumeaux et moi. Ainsi a débuté la tournée des bars la plus glauque de notre jeunesse.


Samedi 15 septembre, nous avons loué trois smokings chez un costumier de Little England, grâce à un compte client que les présidents du club gardaient sous le coude « au cas où il faudrait se camoufler ». L’occasion ne s’était pas présentée jusque-là. William a décrété que nous commencerions notre enquête par les établissements les plus douteux de la vieille ville : ceux susceptibles de retenir une jeune femme de force comme de vulgaires taudits de Crown Bay. Nous nous sommes donc rendus au Korova ce soir-là. Nombre de rumeurs terrifiantes circulent sur ce lieu de débauche digne des plus détraqués mais, dans les faits, à part le fait qu’on y serve que du lait au bar, qu’il faut tirer sa boisson sur le sein d’une statue et que les hôtesses ont pour dress-code le latexe, l’endroit m’a surpris par sa propreté irréprochable et les clients – tous des habitués en quête de vrai lactose – par leur savoir-vivre.

Le malaise était palpable pendant que nous sirotions nos boissons trop épaisses, beaucoup plus écœurantes que le similait. William s’est retranché dans un de ses carnets et Tasha a tué l’ennui en essayant toutes les tireuses « au cas où les laits auraient des goûts différents ». Je n’ai pas osé demandé quels animaux on avait traits. J’ai juste épié la pièce et cherché à deviner si les boucles d’or de Roxane ou son vernis pailleté dépassait d’une combinaison en caoutchouc. Nous sommes sortis au bout de deux heures avec, pour William, un joli croquis du débit de lactose et, pour Tasha, la liste ordonnée de ses variétés préférées.

Si c’était ça, la maison de passe la plus glauque de tout Red Hill, alors il n’y avait aucun risque que Roxie soit séquestrée dans l’une d’elles. Mais notre expert d’Elthior nous a promis plus de frissons le lendemain et, en effet, il a suffi de passer la porte du saloon suffoquant du Downtown Inferno pour plonger dans l’ambiance de ses sept cercles. La maison de passe de luxe la plus diabolique du rocher offre à ses clients un service de punitions sur mesure et, du hard bondage au restraint chair, les noms des cocktails dressent en fait la carte complète des autres prestations. En-dehors de ces indices et des photographies floues qui exposent leurs mystères sur la tapisserie rouge, seuls les danties en tenue de démons apportent un soupçon de piment à cette salle cossue et classique.

Pendant que William se lançait, comme un artiste maudit, dans une autre illustration détaillée des lieux, Tasha s’est éloignée pour aborder une succube aux ongles surplombés d’immenses prothèses griffues. Après un bon quart d’heure de bavardage, elle s’est installée au bar pour entamer un nouveau brin de causette avec la tenancière, puis a enchaîné ainsi et de suite les conversations sans paraître plus embarrassée que ça par l’exercice. J’ai encore cherché Roxane des yeux sans oser me mêler aux quelques danties de service. Il s’est passé presque une heure avant que je décide d’abandonner Will pour rejoindre sa sœur, en pleine partie de poker avec un diable torse nu et des clients manifestement coutumiers.

— Qu’est-ce que tu as misé ?

— Si je perds, j’achète les services de ce monsieur pour la nuit, m’a-t-elle répondu avec un rire désinvolte. Ça revient cher. Mais si je gagne, il répondra à toutes mes questions.

Je me demande de plus en plus souvent s’il y a une limite à ses jeux et si son récent différend avec William de l’a pas poussée en quête de nouveaux interdits. Toujours est-il que Tasha a remporté son pari. Ce qui, la connaissant, n’avait rien pour le surprendre. Le beau diable s’est prêté comme promis au jeu de l’interrogatoire et j’ai admiré mon amie, plus séductrice que jamais, lui tirer les vers du nez avec une subtilité encore insoupçonnée. Sous couvert de chercher de nouvelles sensations, Tasha l’a conduit à livrer les rouages de la maison : du fonctionnement des dettes aux normes d'hygiène, en passant par les modes de recrutement. Si Downtown Inferno et son nom racoleur ont tout d’un piège sulfureux, les conditions y sont en réalité très strictes : en raison des risques que comportent la plupart de leurs services BDSM, les gérants privilégient un personnel formé avec rigueur et exigent une première expérience dans un autre établissement. Si l’on en croit le diable, jamais cet établissement n’aurait intérêt à prostituer une civile de force. Une fois que nous avons quitté sa table, Tasha m’a confirmé ces faits en les recoupant avec les dires des autres danties.

Cette nouvelle fausse piste n'était sûrement pas la dernière, je le savais, mais je me suis sentie plus confiante que la veille en quittant l’antre des démons. La stratégie de Tasha m’a paru être la bonne et ma pudeur de trop. Mais comment mettre la pudeur de côté, le jour suivant, quand William a décrété que nous passerions la soirée aux Ruines de Gomorhe ? Les rumeurs qui prétendent que le bar, là-bas, ne sert pas que des boissons sont fondées. Je me serais volontiers passée du documentaire animalier servi en direct sur le comptoir mais les gomorrhéens interrogés racontent que leur club soigne mieux que n’importe quel traitement les pulsions primaires et qu’au-delà recette devanture tapageuse, leur maison est un lieu d’acceptation, la seule où les préférences personnelles de tous les corps-à-louer seraient prises en compte.

— Économiquement, c’est quoi l’intérêt ? a demandé Tasha à une gomorrhéenne.

Comme les autres, la fille portait une tenue échancrée mais assez ordinaire.

— Comment expliquer ça ? … Tu vois, hier, je me suis occupée d’une fille dans ton genre. Je n’ai pas eu à me forcer, j’avais vraiment envie d’elle. Et ça elle l’a senti. Les mauvaises langues disent qu’ici on n’a rien d’exceptionnel. Les autres maisons du coin nous embaucheraient sûrement jamais et y en a même qui disent qu’on fait dans le social. Mais être sincèrement désiré, c’est un luxe, non ? C’est ce qu’on inclut dans le prix.

Tasha a rougi et, pendant cinq minutes, je me suis demandé si elle n’allait pas trouver une combine pour s’offrir les services de la gomorrhéenne. Mais nous sommes repartis sans tarder. Il n’était même pas vingt-deux heures mais le bar menaçait de se changer en partouze et nous étions à peu près sûrs de ne pas trouver Roxane ici.

Après être ressortis bredouille des trois maisons à la réputation la plus douteuse, j’ai commencé à me dire que nous faisions fausse route. Ce sont les jumeaux qui ont insisté pour poursuivre les recherches, prétextant que, si nous faisions l’impasse sur un seul de ses bordels, nous aurions bâclé notre enquête.

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