Episode 90.1 - Coup de théâtre

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Adoria

Saloperies de branchies de merde ! Si j’étais pas un putain de poisson péteur de coups de jus, j’aurais pas électrocuté ce merdeux de Koma, j’aurais pas la police sur le dos qui surveille toutes mes sorties, j’aurais pas foutu toute l’équipe dans la mouise.

Je sors la tête de l’eau en gueulant un bon coup. Il faut croire que mon corps de sirène à la con ne comprend que la rage, parce que mes ouïes se ferment sans faire d’histoire et mes écailles virent leur sale glue de ma face. Bah voilà, c’était pas compliqué ! Suffit que je sois à cran comme un requin en jeûn pour que ma métamorphose n’en fasse pas qu’à sa tête !

— Pour la quarante-millième fois, c’est pas ta faute, Capitaine.

C’est aussi la quarante-millième fois que Nelly me nargue avec le titre qui a eu tôt fait de devenir un fardeau. Bien sûr qu’elle s’en bat les reins, elle, maintenant qu’elle passe son temps à sculpter des bestioles en bois.

Je me hisse sur le bord et rassemble mes cheveux.

— C’est marrant, Nel. T’avais plus la niak que ça quand t’es venue me menacer pour que je reprenne ton poste, non ?

— C’est vrai. J’avais les nerfs à ce moment-là. J’en voulais à ta sœur, j’en voulais à Candace, je m’en voulais à moi. Mais ça, c’était avant que j’vous rencontre, toi, Teo, Diggy... Je voulais surtout pas mettre l’équipe dans la merde au relais des Octobraises. J’avais peur d’être encore une déception. Mais j’étais conne, ok ? On peut pas assurer à cent pourcent tout l’temps. Parfois ça foire, et c’est pas grave. Tu m’entends, Ad’ ?

Dire que c’est elle, l’éternelle enragée, l’ex caïde de l’Académie, qui se retrouve à me remonter le moral. Je lui accorde un sourire en me relevant et m’enroule dans la serviette gentiment tendue, du bout de sa main pleine d’échardes.

— Ouais, c’est sûr qu’on a fait du chemin. Mais tu peux me dire pourquoi Teodora zappe les séances d’escrime pour t’apprendre à tailler des oiseaux ? Et pourquoi Degory me laisse en plan pour aller à un repas de famille alors que Crown Bay risque d’exploser ?

— Eh, tu me fais quoi, là ? me gronde-t-elle. Une crise de jalousie ? On est samedi soir, au cas où t’aurais pas remarqué. Les gens ont autre chose à foutre que mater la saison quinze de ta dépression. Pis moi j’compte pour du beurre ?

— Et moi pour du flan ?

Comme si ça ne suffisait pas d’avoir un teckel mal léché sur le dos, voilà que Faustine aussi la ramène. Trente minutes qu’elle grignote sa pomme, assise en haut du plongeoir. À ce stade-là, j’espère qu'elle ne va pas laisser un vulgaire trognon mais un putain de bas-relief sur fruit ! Sérieux, elles font un concours ?

Deux semaines que je vis sous surveillance en attendant ma sentence. Tous les jours, je tremble de peur qu’on m’annonce que mon harceleur a passé l’arme à gauche, qu’on me frappe le tampon « meurtrière » sur le front, qu’il ne s’efface jamais.

Le robot-sosie a été embarqué pour être analysé. Ironie du sort : la brigade de police, dépassée par une technologie inédite, a fait appel à des équipes d’Hiratek pour enquêter sur la machine. Bien sûr que le papa tout-puissant de ce taré de Koma va me coller l’incident sur le dos, plutôt qu’admettre que son fils était le dernier des enfoirés. Je ne me fais pas d’illusions.

Cet holomine de malheur a fait trop de dégâts. Beaucoup ont encore en tête l’incendie de la bibliothèque et, toujours persuadée que je l’ai agressée, Dayanara ne loupe pas une occasion de monter nos camarades de classe contre moi. Elle répète à tout-va que je suis un danger public, que j’ai tenté de les tuer, son ami d’enfance et elle. Elle a même osé dire qu’à tous les coups j’agressais les enfants des grands patrons pour le compte de Fate. Non et puis quoi encore ? J’ai rien à voir avec ces criminels, moi. J’essaye juste de tracer ma route sans me faire piétiner. Je n’ai jamais eu l’intention de blesser qui que ce soit… Mais ça, qui pourrait le croire ? Suffit de voir mon historique accablant… Les filles de l’équipe de natation n’ont rien dit, parce que Nelly veillait au grain à chaque entrainement, mais certaines ont arrêté de venir. Si elles me considèrent comme un élément irremplaçable, à quelques semaines de relais des Octobraises, je sens bien que le regard des autres a changé. La brève admiration a laissé place au mépris et j’ai toujours du mal à me faire respecter.

Un moment, j’ai voulu lâcher l’affaire. Si je suis reconnue coupable – ou pire, si les inspecteurs ont les mêmes soupçons que Dayanara – je serai condamnée, virée de l’Académie et écartée d’office des nationaux. Je priverai l’équipe du championnat ; pile ce que voulait éviter Nelly. Ce sera comme si j’avais trahi la confiance de tout le monde, alors à quoi ça sert que je m'acharne à m’entraîner ?

Ma prédécesseur dit que ça me vide la tête, que je dois rien lâcher. Emmanuelle enfonce le clou en me répétant tous les jours que rien n’est perdu, que le verdict peut me surprendre. Au moins, Faustine la boucle, la plupart du temps. Elle en a fini de ses histoires de version ultime, à raconter qu’elle serait mon aboutissement. Ou bien, peut-être qu’elle ne me juge même plus digne d’être son brouillon.

Putain, ça fait chier. Comment je suis devenue la pire des raclures malgré moi ?

J’enlève mon bonnet de latex et m’essuie les cheveux.

— Vous faites quoi ce soir ?

— Rien, répond Faust du tac au tac.

— Faut que je termine une sculpture.

— Non mais Nel, tu penses vraiment que ton avenir c’est dans le bois ?

— C’est un gros projet. Teo m’aide, mais j’peux pas tout l’temps me reposer sur elle. Alors j’vais avancer, même si elle est pas là.

— Ok. Laisse-moi me changer et je te raccompagne jusqu’à ta chambre.

— Laisse, je m’en occupe, se propose mon démon de sœur.

— Vous avez fait la paix toutes les deux ?

Mon étonnement l’agace, ça se voit rien qu’à sa lèvre tordue, mais Faustine ravale son sel et me crache presque gentiment :

— Non, mais j’peux bien faire un effort avec les rares personnes qui te prennent pas pour une psychopathe.

— Ça marche. Et après, est-ce que tu veux qu’on…

— Non. J’suis occupée ce soir.

— Mais tu viens de dire que…

— Cherche pas. T’as pas à savoir sur qui je vais me défouler.

Pendant un instant, j’ai cru qu’elle était sur la voie du changement. Mais non. C’était un mirage bizarre et Faustine est toujours aussi flippante que d’habitude. J’ai la peur au ventre, quand elle ouvre la porte des vestiaires en portant les affaires de Nelly. Peur qu’elle casse les dents de mon amie, après lui avoir tenu le battant ? Non. Peur qu’elle casse la tronche à quelqu’un d’autre, ensuite ? Non plus, pas vraiment. Si Faustine tabassait n’importe qui sans raison avec ses cornes de diable, on serait forcément déjà au courant. J’imagine qu’elle a dû trouver un genre de ring dont ni l’existence ni les règles ne sont officielles. J’imagine, oui, parce que ça me rassure. Parce que j’ai peur pour elle.

Alors qu’elles sont parties depuis cinq bonnes minutes, la porte des vestiaires claque. Je sors l’épée de mon casier et la brandis devant moi. Juste un réflexe.

— Y a quelqu’un ?

— Ah, tu es là. Dis-moi quand tu es prête, je dois te parler.

Pas moyen de remettre un visage sur cette voix. Pendant une fraction de seconde, j’aurais juré entendre Ray. Putain, il me manque tellement que j’hallucine ? Ça craint.

— C’est qui ? C’est bon, j’suis rhabillée. J’ai pas mon temps, alors arrête de jouer à cache-cache.

Des pas remontent jusqu’à moi le long des allées de casiers, qui s’illuminent une à une par détection de mouvement. Je finis tout juste de lacer mes chaussures quand Armando atteint la mienne et se plante à l’extrémité du banc, les deux mains dans les poches.

— C’est ta frangine qui t’envoie ? Qu’est-ce que tu veux que j’te dise ? Je sais que Koma, c’était ton meilleur pote. Ce jour-là, je… Je sais pas ce que… J’ai jamais voulu…

Le frère de Dayanara s’approche sans un mot et laisse tomber ses fesses juste à côté des miennes.

— Est-ce que ça t’est déjà arrivé, Adoria, de ne plus reconnaître quelqu’un que tu croyais connaître par cœur ?

— Je…

Mes idées se bousculent. Il y a eu la déclaration d’amour de Ray, nos métamorphoses à mes sœurs et à moi, la fugue de Roxane, les jeux tordus de Faustine,...

— Tellement de fois, oui.

— D’accord. Et est-ce que… est-ce que Koma t’as fait… quelque chose de mal ?

Je ne peux pas dire la vérité. Pourtant, assis sur le même banc que moi, ce n’est pas le substitut de Dayanara, le jumeau qui la suit comme une ombre. Non. C’est juste un garçon qui se débat avec ses doutes et sa réserve, qui me montre plus de détermination que jamais, qui espère juste comprendre ce qui est arrivé à son ami.

— Je… ne sais pas vraiment. J’ai toujours trouvé Koma compliqué à cerner. Il avait une dent contre moi, Arm. Je sais bien que personne ne va me croire, mais c’est la vérité : Koma m’a tendu un piège et ça s’est fini en accident…

— Bien sûr que je te crois.

C’était dit sans rire, sans ironie. Je suis restée bouche bée, comme un poisson hors de l’eau ; l’air tellement estomaquée qu’il se sent obligé d’avouer :

— Ça fait quelque temps que Koma file un mauvais coton. J’ai senti venir une tempête, mais je n’ai rien su faire. J’aurais pu… bâtir une digue… entre lui et sa famille. Ou bien juste construire un abri… un endroit où il puisse se confier.

Il s’interrompt pour essuyer sa joue larmoyante, pour dompter le hoquet de sanglots qui l’empêche d’articuler.

— Si quelqu’un doit se sentir coupable, Adoria Iunger, c’est moi !

Je me retrouve à le réconforter, pendant qu’il me noie sous les anecdotes de leur amitié de toujours, de leurs exploits de délinquants du dimanche, des bêtises dont même Dayanara n’a jamais rien su.

C’est la première fois que je vois un garçon pleurer. Papa ne montrait jamais ce genre d’émotion ; Ray et Stephen ne m’auraient pas fait cette fleur, de crainte que je les chambre jusqu’à la fin de leurs jours ; Diggy, c’est pas son genre. Moi, j’ai toujours pensé que verser des larmes était un signe de faiblesse. Mais quand Armando pleure et serre les dents, les poings, le cœur, je n’observe que du courage : celui de s’ouvrir, de partager sa peine, pour que je puisse laisser couler la mienne et qu’ensemble on essaye d’aller mieux.

Il s’essuie une dernière fois le visage dans sa manche de chemise.

— Pardon, Adoria. Merci de m’avoir écouté. J’aimerais te proposer quelque chose. Est-ce que tu m’accompagnerais au théâtre à vingt heures trente ?

Je m’attendais à tout sauf à ça. Je suis nulle pour décliner, ça a des airs de déjà-vu.

— Euh, t’es sûr de ton coup ? C’est plutôt Teo que tu devrais inviter à ce genre de truc.

— Non. Il faut que ce soit toi.

— Si c’est un rencard, je t’arrête tout de suite : je ne suis pas… je n’aime pas. Pas comme ça.

— Tu te méprends, sourit-il.

— Oh. Mais alors… Tu sais, Arm, quasi tout le monde est queer. Ça sert à rien de jouer la comédie.

— Je te remercie, Adoria, mais t'es à côté de la plaque. J'aime les filles. De ton côté, c'est dur à dire. J'imagine que tu as d'autres préoccupations. La formation Étoile, gérer Nelly ou une sœur comme Faustine. Tu es jolie, énergique et gentille. Des soupirants et soupirantes, j'imagine que tu en as suffisamment. En ce moment, j'ai juste besoin d'une amie. Ou plutôt d'une alliée.

— Teodora est plus jolie, plus énergique et plus gentille. T'es au courant, hein ?

— Tout ça, c'est du bonus. Daya prétend que tu es sa pire ennemie et, à mes yeux, c'est une raison suffisante pour qu'on se serre les coudes.

— Alors là, tu m'as perdue. Vous êtes pas censés être comme les deux doigts de la main ?

— Le principe d'une main, c'est qu'il n'y a qu'un seul majeur, et tous les autres doigts s'inclinent quand il leur somme d'aller se faire foutre.

Il joint le geste à la parole pour illustrer sa maxime. Son sourire s’élargit. Il a une gueule de requin ; celle des gentils requins qui dansent dans les clips pour enfants.

— T'es un drôle de poète. On te l'a déjà dit ?

— Non, je réserve ma prose pour les grandes occasions.

— C'est trop d'honneur ! Mais, comme tu l'as si bien remarqué, j'ai d'autres chats à fouetter. Désolée. Une autre fois.

Je ne sais pas ce qu’il y a derrière son plan foireux, mais je me lève du banc avant qu’il n’insiste encore. Ça devient lourd. J’ai pas la tête à aller regarder des guignols réciter des tirades sur une estrade, là. Mon sac sur l’épaule, je m’échappe en laissant la porte à double-battant brasser le vide sur mon passage.

— Attends, me retient Armando, essoufflé d’avoir couru au moins vingt-cinq mètres. Tu veux recoller les morceaux avec Daya, non ?

— En lui mettant son frère à dos ? Je vois pas trop comment ça sert ma cause. Et puis, qu'est-ce qui te fait croire que je veux à ce point-là arranger les choses ?

— C'est vrai qu'on se connaît mal, concède-t-il en replaçant une mèche de cheveux roux feu qui lui collait au front. Mais s'il y a bien une chose dont je suis certain sur Adoria Iunger, c'est qu'elle se plie en quatre pour les autres, qu'elle cède trop souvent à leurs caprices. Bref, elle ne supporte pas qu'on puisse la détester.

Je détourne la tête. Sinon, je ne pourrai pas nier en bloc ce à quoi même ma face acquiesce sans demander mon consentement.

— N'importe quoi.

— Si on devient amis, Daya va me détester, c'est un fait. Et toi, elle voudra certainement te tuer. Mais au bout du compte, je peux t'assurer que vous vous réconcilierez.

— On peut savoir par quel miracle ?

— Je te donnerai quelque chose... Je ne peux pas t’en dire plus.

— C'est trop facile.

— Sois prête à dix-neuf heures.

Je ne sais même pas pourquoi je resserre mon poing sur le maudit ticket qu’il me glisse dans la main. Évidemment, Armando m’a cernée et il sait qu’une fois engagée, je ne ferai pas demi-tour. Un papier ridicule vient de sceller une promesse que je n’ai jamais faite, et ma soirée est toute tracée : aller me faire cuire un œuf dans une salle des Jardins Suspendus blindée d’intellos, m’empêcher de faire la sieste parce que l’autre sera ému aux larmes devant Shakespeare ou je-sais-pas-qui, et passer deux heures – sans compter l’entracte ! – à rejouer dans ma tête le film de ma future arrestation. Quelle belle façon de jouir d’une dernière nuit de liberté ! De liberté ? Mais oui…

— Eh, Arm, y a un problème, je lui rappelle en exhibant mon joli bracelet électronique. J’dois demander mes autorisations de sortie au moins cinq heures à l’avance. Alors, si c’est pas dans le périmètre de l’Académie…

— Justement, Adoria. C’est pas l’Inspecteur Barkley qui arrive ? S’il vient t’annoncer autre chose que ton acquittement, on peut peut-être négocier une dernière volonté.

Maudit rouquin ! Ma dernière volonté, ce ne serait sûrement pas d’aller me faire griller le cerveau sur un siège en velours. Ce serait… ce serait…

Je me sens vide, soudain. Comme si rien n’avait de sens. Mon père est mort. Ma soeur a disparu. J’ai peut-être mis fin aux jours d’un de mes camarades. Et moi, depuis tout ce temps, je ne pense qu’à me faire remarquer aux Octobraises. Mais, bordel, j’ai quoi dans le crâne ? Je suis dopée à la connerie ou j’ai laissé mon cœur sur le banc de touche ?

C’est le triple raclement de gorge de l’Inspecteur Barkley qui me tire de ma léthargie. Son pardessus dégouline sur le carrelage du couloir, contrairement au blazer cintré de la blonde qui l’accompagne. Elle a le visage anguleux, des mains de légiste et un parapluie-drone qu’elle s’empresse de rétracter.

— Adoria Iunger, j’espérais tomber sur vous ! me salue le commissaire du Port des Veuves. Je vous présente Awashima Hirata, la sœur aînée de Koma. Elle a tenu à vous rencontrer afin de vous exposer les conclusions de l’enquête. Je vous prierai de nous laisser, jeune homme.

C’est donc elle, la sœur tyrannique que m’a dépeinte Armando. Rien qu’à l’idée de me laisser affronter la colère de cette dernière, mon camarade déglutit à s’en déboîter la pomme d’Adam.

— Inutile, Inspecteur. J’aimerais qu’Armando reste. C’est l’ami d’enfance de mon petit frère, il a le droit de savoir.

Le père Barkley et la sœur Hirata nous font asseoir dans une salle à l’écart. Il prend le soin de fermer le verrou, comme si quelqu’un risquait de nous déranger à une heure pareille, en plein week-end. Il parle le premier.

— Après quinze jours d’investigation, et grâce à l’aide de Mademoiselle Hirata ainsi que toute son équipe, nous avons pu faire la lumière sur ce qui est arrivé à Koma Hirata et établir le rôle que vous avez joué dans cette tragédie. L’affaire est close, à présent. Je laisse la parole à sa sœur.

L’étrange blonde, dont les traits n’ont rien en commun avec ceux de Koma, pose une sorte de bracelet sur la table.

— C’est un émotiomètre. Ça mesure ce que ressentent les gens, un peu comme le ferait un Étalonneur. À la différence que cette machine compile des données précises et continues, plutôt que de ne se fier qu’au ressenti d’un instant. Comme mon père et comme moi, Koma portrait le sien en permanence. J’ai compilé les informations extraites de la mémoire de mon frère. Je vais à présent vous lire ses aveux.

Des aveux ? Quels aveux ? Ce petit merdeux est toujours inconscient. Awashima ne fait que réciter, sans un sursaut d’émotion, des lignes et des lignes de faits qui n’ont ni queue ni tête. Cette vipère a monté un dossier à charge contre son propre frère, un réquisitoire aussi épais qu’un dictionnaire bilingue. Elle nous raconte comment Koma m’a fait chanter depuis des mois, incendié la bibliothèque de l’Académie et fait usage d’un prototype de robot non-homologué dans l’unique but de me nuire. Il aurait fait ça, un peu pour attirer l’attention de leur père ; un peu pour aiguiser l’intérêt d’enquêtrice de ma sœur, Emmanuelle, dont il était amoureux.

Ça devrait me rassurer, ça devrait me soulager. Pourtant, je sais qu’elle ment. Armando se liquéfie à côté de moi pour une histoire inventée de toute pièce. Quant à moi, j’attends de savoir à quelle sauce je vais être dévorée, si elle a vu ou non la photo de ma face d’écailles, et ce qu’elle attend de moi.

— À partir de maintenant, je vais vous parler au nom de l’entreprise, enchaîne la blonde impassible. La Compagnie Hiratek serait hautement compromise, si le public apprenait qu’un de nos prototypes a fuité et mis en danger la vie de mon frère. Aussi nous souhaiterions que l’affaire fasse le moins de bruit possible. Vous me suivez, Adoria ? J’ai longuement discuté avec l’Inspecteur Barkley, et j’ai une proposition très simple à vous faire. Votre casier judiciaire sera remis à zéro, toutes les poursuites contre vous seront abandonnées et, en guise de dédommagement, je vous invite personnellement à me demander ce que vous voulez. Je suis sûre que l’un des derniers produits Hiratek saura vous contenter.

Tout joue en ma faveur, mais je ne suis pas dupe.

— Pourquoi vous faites ça ?

D’un simple signe de la main, l’héritière d’Hiratek congédie nos deux auditeurs silencieux. Seule avec elle, la pièce me semble tout d’un coup aussi glaciale qu’une chambre froide. Sur la table contreplaquée, deux de ses doigts longs et fins poussent jusqu’à moi une clé connectée portant le logo de l’entreprise.

— J’ai transféré la mémoire photographique de l’holomime. Cette clé en est l’unique copie. Tu es libre de détruire ces clichés, si tu le souhaites.

Voyant que je me noie dans le vide comme un poisson hors de l’eau, elle enfonce le connecteur dans mon poing desserré.

— Tu veux savoir pourquoi ? La vraie question c’est : pour qui ?

— Hein ?

Un sourire, une rougeur : quelque chose d’humain commence à gagner son visage. Ne me dites pas que c’est de me retourner le cerveau qui la met en joie !

— C’est pour Luna. Ta sœur et moi… disons qu’on se fréquente. Épargne-lui notre arrangement : elle a déjà trop de secrets sur les épaules et ignore même que je connais le sien. Moi, je m’en fiche bien que vous soyez des mutantes. Ça ne change pas ce que j’éprouve.

Merde. Ça, je ne l’ai pas vu venir. Je bégaie, prise de court :

— Nelly Belbotte… Elle étudie ici… Sa prothèse de genoux a pété, cet été. Je veux que vous lui en fabriquiez une nouvelle. Je veux la meilleure prothèse qui existe, un truc qui lui permettra de participer aux Octobraises.

— Entendu. J’enverrai une équipe prendre ses mesures demain. Le nec plus ultra, se sont les bioprothèses premium à convertisseurs atrabiliaire. Je peux lui fournir ça… voyons… D’ici la saison froide. Il lui faudra attendre les Octobraises de l’année prochaine.

— Si c’est ça le top, alors ok.

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