90.2
Cet échange m’a rincée. Je ne me sens pas la force de continuer l’entraînement ou d’affronter une insomnie, alors va pour le théâtre. Nous manquons de temps à présent, alors j’emboîte le pas d’un Armando tout chic dans mon survêtement de pluie.
Après tout ce qu’il a entendu sur son meilleur ami, Arm est aussi sonné que moi. Peut-être même plus encore. En tant que nouvelle super amie, le moment est sûrement mal choisi pour lui dire que sa jumelle adorée pense qu’il « est de trop ». Pourquoi a-t-il fallu que je lise son secret à la noix ? C’est si dur à garder.
Je me serais attendue à ce que les Laverde aient un chauffeur androïde, au lieu de quoi mon nouveau pote m’emmène jusqu’au tramway. J’ai du mal à cacher ma surprise.
— On en a un, m’assure-t-il. Mais l’historique de localisation de ces robots, c’est une plaie. Je n’ai aucune envie que mon père sache où je vais.
— Sûr qu’il serait choqué d’apprendre que son délinquant de fils va voir des pièces de théâââtre ! je le taquine.
Ça ne le fait rire qu’à moitié. D’après Arm, son père préférerait qu’il se passionne pour l’économie et les chantiers navaux que pour des types costumés qui récitent des alexandrins.
— C’est vraiment ça le théâtre ?
— Tu n’y as jamais mis les pieds, hein ! devine-t-il.
Je confirme d’un hochement de menton, et nous nous entassons avec tout Elthior dans la rame qui empeste la mousson urbaine et la sueur de fin de journée. Tout bien réfléchi, ces odeurs ne me déplaisent pas. Armando est un gars bien : il s’écarte pour laisser passer les autres, quitte à prendre des postures qui au yoga porteraient des noms du style « l’arc tendu au max » ou « la banane tournoyeuse », et il nous fait migrer de barre en barre de tram en s’assurant que personne ne nous bouscule.
C’est difficile de discuter avec le brouhaha de la pluie sur le wagon, des gens qui parlent fort à leurs holopads ou des enfants qui crient. Je repense à ce qui vient de se passer avec la sœur de Koma. C’était surréaliste ! Et comment la police a pu lui permettre de me proposer un arrangement pareil ? … ou juste de prendre part à l’enquête ? Est-ce que le père Barkley serait moins droit dans ses bottes qu’il y paraît ? Tout ça, ce ne sont pas mes affaires. L’important, c’est que cette Awashima ait choisi de me couvrir. Moi plutôt que son frangin. Je ne sais pas si je suis rassurée que Luna ait une amourette avec une nana aussi flippante. Je crois que les gens comme elle, qui ne laissent rien transparaître et ne sortent jamais de leurs gonds, me font plus peur qu’une enragée comme Faustine. Parce que péter des plombs et dépasser les bornes, c’est humain, aussi, non ? Toujours plus que cultiver la beauté lisse et l’impassibilité d’une statue de marbre.
Quand on sort du tramway aux Jardins Suspendus et qu’on s’aventure, Armando et moi, entre les immenses murs de verdure, toutes ces questions regagnent fissa le vestiaire de mon cerveau. Toutes sauf une.
— Dis, Arm. Pourquoi tu veux absolument que Daye te déteste ?
— C'est elle. Elle a décidé que nous étions en guerre, alors je joue le jeu.
Peut-être bien qu’il était au courant du secret de sa jumelle. Du coup, je fais l’innocente :
— À propos de quoi vous êtes en guerre ?
— La compagnie portuaire de ma famille, c’est mon arrière-arrière-arrière-grand-père qui l’a fondée et elle s’est transmise, de génération en génération jusqu’à mon père. Presque tous les ports de l'archipel sont sous sa coupe. Les meilleurs bateaux sortent de ses chantiers. Quand nous étions encore enfants, mon père s'est mis en tête que c'est moi qui hériterait de son empire. Dayanara ne l'a jamais digéré. J'ai toujours été du côté de ma sœur. J'ai toujours pensé que l'entreprise devrait revenir au plus méritant. Notre père ne voit pas à quel point elle se démène... Pour Daya, je suis un boulet. Elle essaye à tout prix de m'écarter parce que je lui fais de l'ombre. On a toujours été les meilleurs amis du monde, elle et moi. Mais l'un de nous deux deviendra bientôt vice-président de Laverde & Fils. Maintenant, la rivalité est plus forte que le reste.
— Vous ne pourriez pas juste vous partager la compagnie ?
— Si, bien sûr. Pour ça, il faudrait juste que mon père meure et qu'on égare son testament.
— Au fond, je crois que je te comprends. Faustine me voit un peu comme ta sœur te voit, comme une mauvaise rivale. C'est la faute de notre père, même si je ne crois pas que c'était son intention. Si tu veux un conseil, Daye et toi devriez régler ça avec votre paternel avant qu'il soit mort. Parce qu'après, non seulement votre rivalité existera toujours mais, en plus, elle ne se basera plus que sur des suppositions.
— Votre père, il…
Je le coupe avant que ça dérape :
— Il m'a donné un bon conseil : « Si on exige quelque chose de toi, Adoria, demande-toi toujours ce que tu veux vraiment. »
— Tu t'es posé la question, quand tu as accepté de m'accompagner ?
— Bien sûr. J’en mourais pas d’envie, mais je suis contente d’être là.
Le théâtre de La Petite Babel est, en effet, petit. Il n’a de la tour de légende que l’aspect allongé. C’est plutôt la cheminée de Babel, à ce stade… La file d’attente se masse devant les portes qui viennent pile de s’ouvrir ; il y a de toutes les couleurs de peaux et de cheveux, de tous les accents, même celui d’Anakar. Nous nous faufilons le long de la queue, Armando présente aux ouvreurs une carte métallisée et on nous laisse passer. Il me guide jusqu’à nos places, au balcon. Nous devons faire lever la moitié de la rangée dans la salle déjà blindée.
— C’est une pièce connue ? je lui demande.
— Pas du tout. Ce petit théâtre ne programme que les artistes qui veulent se faire un nom. La règle d’or, si tu veux que ta pièce s’y joue, c’est même de ne jamais avoir mis les pieds en classe Spectus.
Les lanternes multicolores du plafond s’éteignent, ne laissant pour lumière qu’un faux ciel étoilé et les issues de secours. Trois coups retentissent, l’assemblée fait silence. Le rideau s’ouvre.
C’est l’histoire de deux sœurs, nées le même jour. L’une a été bénie par le dieu de la Guerre, l’autre par celui des Arts. La première ne pense qu’à s’entraîner quand l’autre flâne avec sa muse, indifférente aux menaces extérieures qui planent sur la Cité.
Ça donne l’air de se passer en Grèce Antique, même si les toges des acteurs sont rehaussées d’hologrammes néons, les décors en pixels et la bande-son digne du dernier club en vogue. C’est bizarre, déroutant, mais aussi intemporel. Je me laisse prendre au jeu. Je m’énerve contre cette sœur qui prend tout à la légère, jusqu’à ce qu’elle rejoigne de force les rangs de l’armée et que sa jumelle sacrifie sa muse sur le champ de bataille. À partir de là, je ne sais plus qui détester ni si quelqu’un avait raison. La sœur guerrière perd sa jambe au combat et, désormais incapable d’accomplir son devoir, se laisse dépérir à petit feu. L’artiste, elle, erre de bataille en bataille, vidée de toute inspiration et incapable de sculpter. Elle qui n’aimait pas la guerre finit par trouver la mort, des mains d’un peuple pacifique que la Cité a tenté d’envahir. L’autre la pleure, ainsi que tout le public, moi la première. Puis elle découvre son atelier, les sculptures de l’époque où la muse comblait sa sœur de joie, celles de corps démembrés amochés par la guerre. Et là, l’ex-guerrière comprend. Il n’y avait qu’une bataille et elles l’ont perdue, sacrifiant le bonheur sur l’autel d’une fausse gloire. L’infirme trouve un couteau de sculpture et le porte à sa gorge. Mon cœur se fend, comme le bois contre lequel elle retourne soudain la lame. Elle commence à tailler. Rideau. Tempête d’applaudissements.
— Ça t’a plu ? me questionne Armando.
— Je crois. Et toi ?
— C’était pas mal.
Les acteurs accourent pour le rappel, saluent en boucle, remercient à tour de rôle la régie, les costumiers, le compositeurs, les chorégraphes…
— … ainsi que notre scénariste et metteur en scène, Armando Reyes.
Je me retourne vers ce vilain cachotier.
— Attends, quoi ? Pourquoi tu me l’as pas dit ?
— Parce que ça ne changeait rien à la pièce.
Un cachotier doublé d’un roi de l’esquive ! Il pousse le vice jusqu’à me glisser dans la main une enveloppe cachetée du sceau bleu de la compagnie Laverde.
— Est-ce que tu veux bien donner ça à Daya pour moi ?
— Pourquoi ne lui donnes pas toi-même ? Vous habitez ensemble.
— Plus maintenant.
— Comment ça ?
— C'est une longue histoire. Disons que j'ai misé toutes mes économies sur cette pièce et qu'elle m'a rapporté le triple. Sans compter l’argent avec lequel Awa a acheté mon silence. Maintenant, j'ai les moyens d'être indépendant et de faire ce qui me plaît.
— Attends... Tu ne voulais pas reprendre l'entreprise de ton père ?
— Sûrement pas. Moi, tout ce que je veux, c'est écrire des scénarios, diriger des acteurs. Je voudrais faire un film, puis un autre et puis, un jour, rafler une lune à l'Hibiscus. Qu'est-ce que j'en ai à faire des bateaux, sérieux ?
— Je pige pas... Tu pouvais pas simplement dire ça à Daya ?
— Non. Si je lui avais dit, elle aurait pris ça pour de la pitié. Pire : si c'était arrivé aux oreilles de mon père, mon rêve était fichu. Tout ce que je peux faire, c'est leur montrer. Et ça tombe bien : c'est à ça que sert l’art.
— J'imagine que je devrais te souhaiter bonne chance. Mais ça n'a rien à voir avec la chance, hein ? Tu te donnes les moyens d'obtenir ce que tu veux.
— Tout juste. Tu diras à Daya qu'elle peut avoir la compagnie, ma collection de figurines et même mon seul trophée, mais à une condition. Elle doit renoncer à sa formation Étoile.
— T’es sérieux là ?
— Absolument. Tu sais pourquoi ma sœur s'est engagée là-dedans ? Elle vise une classe Élite.
— L'armée ?
— Elle préférerait encore aller au front que de me voir gérer la compagnie. T'imagines bien que ça ne m'enchante pas. De toute façon, ce n'est même pas ce qu'elle veut. Alors, je peux compter sur toi ?
— C'est d'accord. À une condition.
— Dis-moi.
— Je veux un siège au premier rang, le jour de l'avant-première.
Une poignée de main pour sceller ce pacte. J’accepte la lettre d’adieu dont Armando m’assure qu’elle me vaudra le pardon de la déléguée. Je suis sceptique, mais qu’importe, maintenant que je comprends comme ils tiennent l’un à l’autre et ont toujours tout fait pour se protéger mutuellement. Je ne peux pas en dire autant de ma famille, je n’ai pas été foutue de soutenir une seule de mes sœurs depuis que tout part à vau-l’eau.
La salle se vide, mon ami l’artiste n’en est pas encore à signer des autographes. Avant de quitter le théâtre, Armando insiste pour m’emmener en coulisses rencontrer le reste de l’équipe. Nous faisons le tour par une enfilade de portes et de vieux couloirs qui exalteraient sûrement l’imagination ou la fibre historique de Luna et Emma. Enfin parvenus dans l’envers du décor, je serre les mains d’un tas de personnes dont je ne vais pas retenir les noms.
— Il faut que je te présente mon cousin, s’emballe Armando en me tirant par le bras. C’est lui qui a composé toutes les musiques du spectacle. Eh, Vernon !
Arrêt sur image.
Un drôle d’hurluberlu avec une coupe mulet, une grande mèche rose et un trois-pièces léopard arc-en-ciel s’avance au bras de…
— Roxane ?
La surprise étouffe ma voix, juste un couinement. Dès qu’elle me voit, ma sœur se fige. Je m’apprête à lui faire la morale, à lui passer un savon, à la blâmer d’être partie sans plus donner de nouvelles et de nous avoir laissé nous faire du mouron pour elle. Puis je remarque sa tenue de sport deux fois trop grande, ses yeux vides qui m’esquivent.
— Qu’est-ce qui t’es arrivé ?
Un pas de côté. Roxane tente de s’enfuir mais son chaperon la retient.
— Vous vous connaissez ? demande le drôle de cousin d’Armando.
Ce dernier lui explique que ma sœur était dans notre classe à l’Académie, s’étonne qu’ils se connaissent en souriant comme un vieux de la petitesse du monde, et puis sa voix de brise. À voir la moue détournée de Roxane et le regard gêné de l’autre type, Armando, lui aussi, a compris que quelque chose ne tournait pas rond.
Tant pis pour les explications. J’obéis au seul réflexe qui s’impose à ce moment-là. Je pousse l’hurluberlu, arrache ma sœur à son bras et la serre dans les miens, les larmes aux yeux.
— Je t’interdis de disparaître comme ça, ok ?
Au lieu de me répondre un truc de starlette, comme elle l’aurait fait normalement, Roxane explose en larmes. Ses poings m’agrippent les omoplates par le survêtement et ne veulent plus me lâcher. C’est dur de pleurer, alors j’accepte en silence de lui servir de mouchoir, n’osant qu’une ou deux caresses entre ses bouclettes toujours aussi douces. À deux mètres de nous, les cousins font des messes basses avec un air grave qui ne me plaît franchement pas.
— Où tu étais ?
J’ai beau insister, Roxane reste muette, crispée contre moi.
— Adoria, il faut qu’on parle, déclare Armando en revenant vers nous.
Les coulisses ont déjà bien entamé de se vider. Traversant la scène, Armando en tête, nous nous dirigeons tous les quatres jusqu’aux sièges du parterre. Je surveille du coin de l’œil que le drôle de cousin ne malmène pas Roxie. À mieux y regarder, j’ai plutôt l’impression qu’il l’encourage ou la rassure. Elle, en revanche, a le pas lourd et hésitant. Ma sœur a toujours été une forte tête, n’a jamais rien eu d’une suiveuse. Alors pourquoi nous emboîte-t-elle le pas avec autant de volonté que si elle était sur pilotage automatique ?
Les garçons me font asseoir. Roxane fait les cent pas dans l’allée centrale, sans compassion pour les quelques assises de satin qui font les frais de ses coups de poings furax.
— Vous allez me dire ce qui se passe, oui ou merde ?
— Ça va aller, m’assure Armando, sa main posée sur mon bras. Roxane a des ennuis. Mon cousin Vernon… son connard de père…
Pour un scénariste, soi-disant doué avec les mots, il n’en mène vraiment pas large. Vernon vole à son secours :
— Quelqu’un a piégé ta sœur. Elle s’est retrouvée obligée de travailler dans une maison de passe jusqu’à ce qu’elle ait rapporté un certain montant. Je la sors dès que je peux pour faire baisser sa dette, mais on est encore loin du compte.
Je reste scotchée sur place, la bouche prête à gober la première mouche qui passerait.
— Arm, qu’est-ce qu’il raconte ?
— C’est la vérité, Ad’. On va trouver une solution, je te le promets. Combien tu as demandé à Awashima ?
— Une prothèse pour Nelly…
Ma gentillesse nous perdra ; j’ai envie de me foutre des baffes.
— D’accord, m’apaise-t-il d’un ton plein d’assurance. Il nous reste toujours mes économies. Ta sœur Luna, elle travaille bien pour les Orsbalt, non ? Appelle-la tout de suite. On va avoir besoin de tout l’argent possible.
Trop abasourdie pour réfléchir, je suis le mouvement comme Roxane. Nous montons à bord de l’aéromobile du père de Vernon et filons, direction le bordel qui a séquestré ma sœur. Celle-ci doit garder un bandeau sur les yeux tout le temps du trajet, pour des raisons que coupe-mullet me réexplique trois fois avant que j’abandonne l’idée de les comprendre. Le choc à moitié digéré, je me retrouve à bouillir de rage, coincée sur la banquette.
— Je vais leur casser la tronche ! Je vais les griller sur place ! Pas question qu’on paye une plaque à ces salauds, vous m’entendez ? Ils n’ont pas le droit de la retenir de force !
Armando tente posément de me raisonner, de me convaincre que toutes ces conneries sont légales et qu’on ne peut rien y faire, hormis régler la dette. Ça, je refuse de l’entendre. À quel moment obliger quelqu’un à vendre son corps c’est autre chose que criminel ? Parce qu’il y a un contrat ? Mon cul. En quoi une signature en bas d’un document aurait plus de valeur que le consentement de quelqu’un ?
Ils ont beau me répéter que tout va bien se passer, la mine éteinte de Roxane ne me donne aucune raison d’espérer. J’appelle Luna, comme on me le demande, et lui donne rendez-vous à l’adresse dictée par Vernon. Pendant que les minutes défilent et qu’on m’interdit de perdre mon sang-froid, je me résouds déjà à faire subir au personnel de ce putain de Temple la même chose qu’à Koma, à finir sous les verrous, pourvu que Roxie sorte de là.
La voiture nous dépose devant l’enseigne rouge clinquante.
— Vous ne pourrez pas rentrer par l’accès des clients, nous dit Vernon. Faisons comme si on allait boire un verre et attendons que ça se vide.
Il est presque une heure du matin et moins de dix personnes sont encore attablées dans l’espèce de bar glauque qui jouxte la maison de passe. Alors que Vernon nous choisit une table, mes yeux s’écarquillent sur celle qui vient de quitter le comptoir et se dirige vers la sortie.
— Emma !
Elle lève une tête aussi surprise que la mienne, nous dévisage à tour de rôle, d’abord moi, puis les garçons, et enfin Roxane. Là où je m’attendais à un soupçon de joie, ne je lis que de l’amertume, peut-être même du reproche.
— Emma, on a retrouvé Roxane.
Peut-être que si je clarifie, elle sera fière de moi.
— Bravo Ad’. C’est moi qui la cherche depuis plus d’une semaine. Tu veux une médaille peut-être ? Quelqu’un m’a appris qu’elle était là, mais ça ne nous dit pas comment la faire sortir.
Fuyant le regard d’Emmanuelle comme elle fuyait le mien tout à l’heure, la principale intéressée a pris sa tête entre ses mains et s’est recroquevillée au-dessus de la table, à côté de son ami le DJ. Je m’installe avec eux, je me blottis contre elle.
— On va te sortir de là, Rox, je te le promets. Je ne sors pas d’ici sans toi.
Emmanuelle s’assied avec nous, en bout de table, sans avoir l’air d’y croire. Le long silence qui s’ensuit paraît durer une éternité, mais seulement quelques minutes se sont écoulées quand une sonnerie retentit au bar. Les derniers clients règlent leurs ardoises et s’en vont au compte-goutte. Il ne reste bientôt que nous. Aussi poliment que possible, la serveuse avec un chapeau de cow-boy nous somme de quitter les lieux. Je me redresse et lui tiens tête :
— Pas question.
— Le client peut passer de l’autre côté avec la hiérodule mais nous allons fermer. Vous autres devez partir. Autrement, je serai contrainte d’appeler la police.
— Appelez-les, raille Emma. Le commissaire sera peut-être content de savoir que sa fille est cliente !
Je profite que la serveuse reste sans voix pour insister d’un ton ferme :
— Je sais pas qui dirige cet endroit, mais on ne partira pas sans lui avoir parlé.
— Ça ne va pas être possible. Monsieur Nokonov est actuellement en déplacement et son bras droit s’occupe d’un…
— Je m’en bats les reins ! Trouvez-nous quelqu’un à qui on peut donner l’argent pour faire sortir ma sœur.
Un sourire presque amusé étire les lèvres de la femme :
— Vous n’aurez pas assez.
— Peut-on savoir pourquoi tu retiens ces braves gens, Nebraska ?
Une très jolie blonde, plus gothique encore que Luna, vient de faire son entrée. Elle a poussé le délire jusqu’à couvrir sa robe noire de toiles d’araignée.
— Gilgamesh est en chemin, annonce fièrement Emmanuelle à la nouvelle venue.
— Oh, je n’en doute pas, se moque ouvertement cette dernière.
— Qu’est-ce que vous racontez ? articule enfin Roxane.
L’atmosphère a changé, je ne saurais dire pourquoi. Il y a clairement de la tension dans l’air. Marre de leurs cachotteries, marre d’être toujours la dernière au courant ! Je m’énerve tellement que j’en renverse ma chaise.
— Putain, vous allez arrêter avec vos petits secrets ? Vous là, je sais pas qui vous êtes mais vous connaissez le patron ? Qu’il prenne notre argent, ou ce qu’il veut mais, si on ne me laisse pas sortir d’ici avec ma sœur, je jure que je détruis cet endroit !
— Bien, j’appelle la police, conclut la serveuse en dégainant son holopad.
Mais l’autre blonde la retient.
— Calm down, Nebraska. Va nous chercher Boss et Jeringa, s’il te plaît. Avant de s’emballer, il faut toujours essayer la voie diplomatique.
Je ne sais pas de quel côté est cette femme et, quand ses supérieurs débarquent, elle reste en retrait sans donner l’air de nous soutenir. Contrant mon envie d’étriper cette bande de proxénètes, Armando et Emmanuelle entreprennent de négocier le montant de la dette selon leurs propres économies. L’infirmière de pacotille rabâche ses regrets en boucle sans consentir à rien et l’autre tête-à-claques dans sa robe de mariée ridicule est plus buté encore. Je dois me retenir de ne pas lui en coller une chaque fois qu’il ouvre la bouche.
Les négociations paraissent mal emmanchées. Ne voyant plus que la voie de la violence, je me demande qui des trois je vais électrocuter en premier. Peut-être bien la blondasse qui nous a vendu de faux espoirs.
— Eh, toi !
Je tends le bras en l’interpelant, le biceps tendu au max, le bras paré à décharger. Contre toute attente, l’impitoyable gothique attrape ma main à pleine paume et m’attire vers elle. Sans trop calculer, j’ai lâché un coup de jus, qu’elle encaisse en contenant une grimace. Elle hausse les sourcils dans une mimique qui se veut complice, je crois.— Elle va sortir d’ici, me murmure-t-elle. C’est une question de semaines.
— Elle va sortir d’ici, me murmure-t-elle. C’est une question de semaines.
— Des semaines, c’est trop long.
Pendant que je me soustrais à l’emprise de cette falsificatrice d’optimisme, Armando essaye de gagner du temps en répétant qu’on a plus de ressources, qu’on attend encore quelqu’un. Il faut croire que sa télépathie fonctionne aussi bien qu’elle le prétend, car Luna pousse la porte de ce lieu maudit pile-poil au bon moment.
C'est là qu'Emmanuelle, visiblement décidée à plomber l’ambiance jusqu’au bout, soupire.
— Si vous comptiez sur elle, c’est mort. Elle n’a déjà plus un rond.
J’interroge Luna du regard, cramponnée à l’espoir qu’elle sorte une botte secrète. Mais Luna est ailleurs. Très loin. Elle tire une tête que je ne lui ai jamais vue, encore plus sur-le-cul que moi quand je suis tombée sur Roxane au théâtre. Et pour secouer Luna à ce point-là, il faut y aller !
Je suis la direction de ses pupilles, braquées, pas sur Roxane, mais sur ma nouvelle meilleure ennemie, celle-là même qui vient d’encaisser mon électrochoc. Alors, soit ma décharge est contagieuse, soit ma sœur est jalouse de ses fringues. Après trois bégaiements, elle articule un mot dont je ne suis pas sûre, mais qui ne laisse aucun doute sur sa confusion :
— Haz… Zelos ?
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