91 - Toxique

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Hazel

Mon histoire, nul ne la connaît véritablement. Nul ne peut la comprendre. Moi-même, je peine parfois à concevoir que les désastres successifs puissent s'enfiler à un rythme aussi soutenu sur le fil d'une même vie.

Je me suis souvent demandé où s'arrêtait l'innocence, à quel moment précis on laissait derrière soi le monde paisible de l'enfance pour ouvrir grand les yeux sur l'abîme sans fond que le Destin constamment creuse sous nos pas. Je n'ai jamais trouvé de réponse satisfaisante.

Peut-être l'innocence a-t-elle commencé à me filer entre les doigts dès lors que mes dents de lait se sont décrochées de ma gencive, cédant la place à des crocs suffisamment acérés pour cette réalité. Peut-être que ce sont les premières menstruations qui ont emporté dans leur flot ce qui restait de pur et de candide en moi. L'ultime basculement est survenu l'année de mes treize ans. Néanmoins, je n'ai jamais pu m'empêcher de penser que, si les événements du dix-huit décembre ont achevé d'éliminer les résidus de naïveté incrustés dans mes chairs, ces derniers étaient déjà copieusement entamés par une perversité intrinsèque que seul l'aveuglement m'avait jusqu'alors empêchée d'identifier comme telle.

Ce jour-là, il faisait lourd. Le soleil baignait la vieille ville d'une lumière incandescente et je m'étais retirée dans mes appartements afin de prévenir les brûlures sur ma peau blanche comme neige.

Depuis la veille, mon père se rongeait les sangs, car il attendait la visite d'un homme qui devait changer le cours de nos destinées respectives. Je ne pouvais que le supposer à l'époque, mais mon paternel croulait sous les dettes, après avoir achevé de dilapider l'héritage de sa défunte épouse, sans moyen de piocher dans la part qui me reviendrait de droit à ma majorité. Sa généreuse pension de gouverneur nous permettait largement de garder la tête hors de l'eau, mais ne pouvait assurer éternellement le train de vie que nous menions. Je craignais même qu'il ne fût contraint de congédier ma nourrice, ma chère Veronica ; celle qui veillait sur moi comme la prunelle de ses yeux. Ainsi attendais-je comme lui, bien qu'avec une appréhension tout autre, la venue d'un certain homme d'affaires descendu de Sibérie et avec lequel mon père entendait s'associer pour quelque business.

À dix-huit heures tapantes, l'inconnu descendait de sa fastueuse voiture et gravissait les marches du perron, aussitôt accueilli par notre majordome. Tapie dans l'ombre, dans un coin, je décelai dans l'attitude de Mr. Gray une drôle d'aversion. Pour qui ne le côtoyait pas au quotidien, il aurait demeuré tout à fait inexpressif. Pourtant, ses manières ne pouvaient me tromper : à l'instant même où il saisit le chapeau et le par-dessus de notre invité, je remarquai à son sourire crispé que le seul contact de ces vêtements semait en lui le dégoût.

Toute la soirée, je promenai mes oreilles aux abords du grand salon, où notre invité et mon père s'entretenaient. Je dînai dans la cuisine, en compagnie de Veronica, et n'accordai à ses propos qu'une attention distraite. Je tâchais de saisir ce dont parlaient les deux hommes et de comprendre quel secours pourrait nous apporter ce visiteur.

Tandis que je me faufilais contre la porte du salon pour y coller une oreille curieuse, le battant s'ouvrit sur une domestique qui courrait, plateau à la main, remplir les verres de ces messieurs. Je me trouvai bien sotte, tombée dans mes jupons à l'entrée de la pièce, sous les regards dubitatifs des futurs associés.

Alors, l'invité se leva de son siège et s'avança jusqu'à moi pour me tendre une main salvatrice. Je la saisis sans crainte.

— Mademoiselle, me pria-t-il cérémonieusement en me baisant la main. Vous devez être la fille de mon bon ami, Lord Orsbalt.

L’homme devait avoir peu ou prou dix ans de moins que mon père. Son costume brodé dénotait d’un goût certain et pourtant, je n’aurais su dire pour quelle raison exacte, quelque chose dans son attitude me parut immédiatement vulgaire.

— Lady Hazel Orsbalt, me présentai-je dans une révérence, conformément au protocole.

— Konstantin Nikonov. Ravi de faire votre connaissance, Milady.

— Je vous prie de m'excuser pour cette grossière interruption. Je...

— Hazel, me coupa mon père, regagnez donc votre chambre.

— Comment ? s'insurgea Konstantin. Mon cher Herman, vous oseriez nous priver d'une si charmante compagnie ? Allons, prenez un siège, jeune lady. Joignez-vous donc à nous !

Quand bien même je sus immédiatement que je n'y avais en aucun cas ma place, je fus flattée d'être conviée à cette réunion d'affaires. Assise sur mon siège satiné, je suivis, sans plus me cacher, les négociations des deux hommes. Mon père entendait confier au jeune entrepreneur les rênes d'un luxueux commerce, contre un onéreux loyer qui, selon ses dires, n'était rien en comparaison des bénéfices qu'ils engrangeraient. Konstantin, quoi qu'il parût intéressé, se montrait réticent.

— Voyez-vous, Herman, l'argent n'est pas un problème pour moi. J'ai déjà fait fortune, dans le Nord. Je ne suis pas avare, je ne cours plus après quelques plaques.

— Alors, dites-moi, mon ami, ce qui pourrait vous convaincre.

— C'est que... Sans vouloir mettre en doute votre générosité, my Lord, j'aurais peur d'abuser de votre bonté.

— Allons, Konstantin ! Daignez me dire ce que vous convoitez et nous nous arrangerons, dans la mesure du possible.

— Bien. Peut-être pourrions-nous trouver... un terrain d'entente...

Alors que ses dernières paroles se muaient en un murmure perçant, ses yeux glissèrent sur moi.

— Vous n'y songez pas, Konstantin ! s'écria mon père. Ma fille...

— Votre fille ? Certainement pas. Un ou deux fragments, tout au plus. Veuillez me croire, pour les services d'un expert, ce n'est pas cher payé. Nul n'en souffrira. Sans doute même m'en remercierez-vous.

Avant que j'eusse pu m'opposer à la transaction dont je devais être l'objet, mon père me fit signe, le regard confiant, de rester à ma place. Sois belle et tais-toi. Puis il entraîna notre visiteur à sa suite dans son bureau capitonné. En cet instant, je sentis que mon destin était en train de m'échapper. Il ne m'était plus même permis d'entendre quel sort on me réserverait.

Quinze longues minutes après s'être éclipsés, les deux hommes reparurent dans le grand salon. Konstantin m'adressa un bref regard en coin avant de prendre la direction du vestibule. Mon père fit appeler Veronica et lui somma de m'apporter un manteau. Lorsque je fus couverte, il m'attira dans un coin de la pièce et m'expliqua d'une voix rassurante – une voix qui paradoxalement me fit comprendre que, puisqu'il cherchait à me rassurer, j'avais certainement lieu de m'inquiéter :

— Hazel, princess, tu vas suivre Monsieur Nikonov et faire ce qu'il te dira, d'accord ? Il le faut. Nos finances en dépendent. Ne t'inquiète pas, il ne te sera fait aucun mal.

— Vous savez ce qu'il va me faire ?

— Ce n'est rien, crois-moi. Tu ne souffriras pas, c'est promis.

Comme je hais les promesses ! Surtout celles qui sont tenues, et révèlent au demeurant la fourberie qu'elles recèlent. Mon père disait vrai : il ne me fut fait aucun mal. Du moins, on préserva mon noble corps de la moindre douleur, et on me défendit tacitement d'oser me plaindre du reste.

Konstantin Nikonov me fit prendre place à l'arrière de sa longue et scintillante aéromobile. L'interface intelligente du véhicule m'offrit un jus de fruit – de la grenade – et nous traversâmes la ville jusqu'à une destination que je ne pus identifier. Durant tout le trajet, le paysage me demeura voilé, derrière les vitres teintées. D'abord, j'essayai de deviner la forme des rues et les directions que nous empruntions, aux mouvements du châssis, dans l'espoir de retrouver un jour la route fatidique au bout de laquelle m'attendait un péril certain. Bien vite, cependant, ayant perdu le fil, je résolus d'abandonner ma vaine tentative d'orientation. Puis, lorsque le moteur vrombissant de l'aéromobile se coupa, on me tendit un bandeau par l'ouverture coulissante qui me séparait, à l'avant, de Konstantin et son chauffeur. L'homme me commanda de m'en couvrir les yeux.

Évidemment, il me vint à l'esprit que je pourrais désobéir. Toutefois, l'instinct m'avertissait : si on me prenait la main dans le sac, j'en subirais des conséquences dont nul ne souhaiterait faire l'expérience. Aussi, j'obéis et, quand l'ami de mon père me guida hors du véhicule, le monde alentour n'était que ténèbres et taffetas ; un abîme de velours.

On m'escorta dans une bâtisse et, sans m'ôter mon bandeau, on me promena dans d'innombrables corridors. L'atmosphère glaçante et l'écho grave de mes pas témoignaient du vide environnant de cet antre aseptisé. Tout en avançant, il me vint à l'idée qu'on essayait probablement de m'égarer dans un dédale de couloirs, de sorte qu'à force de détours inutiles je ne pusse me repérer dans l'édifice, au cas où, malgré la menace ambiante, l'envie me prendrait de fausser compagnie à mon ravisseur.

Soudain, j'entendis le cliquetis d'un loquet métallique et je sentis qu'on me poussait dans une pièce exiguë. Konstantin ôta mon bandeau et me tendit une longue chemise blanche.

Milady, je vous prierais de bien vouloir retirer tous vos vêtements et bijoux. Veuillez enfiler ceci ensuite.

Il me laissa seule dans la cabine, en prenant le soin de fermer le verrou derrière lui. N'ayant d'autre choix que de suivre les directives, je m'exécutai. J'enlevai ma robe, mes bas et les rangeai dans la penderie prévue à cet effet. Je déposai mes bijoux dans le coffret mis à disposition, puis j'enfilai l’ingrate blouse d'hôpital avant de quitter l'étroit placard par la porte opposée à celle par laquelle on m'avait introduite.

Je pénétrai alors dans une salle d'opération, étrange amalgame du sommaire et du pompeux. Quoi qu'il n'y eut rien de superflu dans ce bloc, la table amovible ultra-fonctionnelle, l'éclairage de pointe et les bistouris robotisés laissaient présager de la petite fortune investie dans pareil équipement. L'impeccable propreté des lieux, elle aussi, trahissait quelque préciosité.

— Prenez place, ma jeune amie, susurra Nikonov en m'indiquant la table d'une élégante révérence.

Je m'allongeai, docile, sur le métal gelé ; un coussin de cuir neuf glissé dessous ma nuque.

— Détendez-vous, Hazel. Il n'y a aucune raison de vous crisper ainsi.

Je déglutis. Une boule me nouait l'estomac, un flux qui oscillait entre chaud et froid – une poignée de glaçons dans un thé bouillonnant. L'homme revêtit une blouse blanche. Jamais je ne l'oublierai, ce blanc forcé, délavé à outrance. Non pas le blanc soyeux du manteau d'un hiver de coton, ni le blanc vaseux d'une perle polie par le temps, non plus celui coulant d'un œuf qui tremblotte avant d'être battu et monté en mousse. C'était un sur-blanc, un trop-blanc ; trop lisse et impeccable pour s'avérer honnête – un masque immaculé derrière lequel seul l'abject se musse.

Ma voix chevrotait quand j'osai demander :

— Qu'allez-vous me faire ?

Pour seule réponse, il apposa l'index sur son sourire de mâtin. L’atroce est à son paroxysme tu.

Deux entraves métalliques enserrèrent mes chevilles. Une autre, plus large, se referma comme une pince au-dessus du buste, encerclant mes bras et mon torse. Un rembourrage douillet paraît l'intérieur desdits liens, de sorte que ni la peau ne fût éraflée, ni la poitrine compressée : une table de tortures aux allures de cocon.

— Je vous en prie, ne me faites pas de mal...

Je suppliais. Je garde enfouie avec amertume cette image de moi, encore une enfant : délicate et soumise, implorant qu'on l'épargne. Gangrenée par la crainte d'une possible douleur, je priai qu'au moins le supplice fût bref. Toutefois, Nikonov passa sur mon crâne blond une main rassurante.

— N'ayez crainte, Milady. Je ne suis pas un bourreau, mais un collectionneur.

— Que... (la peur scandait ma voix, les cordes engluées) Que collectionnez-vous ?

— La vénusté. Certains se contentent d'un herbier, d'un livre de timbres, de papillons piqués. Quant à moi, je mets en bocaux des éclats de grâce. Aucun homme au monde n'a en sa possession aussi fabuleuse collection d'attributs féminins ! Il ne manque que deux pièces essentielles pour compléter le panel de mes échantillons. Et aujourd'hui, Hazel, vous allez me permettre d'enrichir ma vitrine de ces ultimes merveilles.

Il s'agissait de deux prélèvement de choix. Le premier, il n'avait eu l'occasion de le trouver sur le corps de l'une ou de l'autre des énièmes filles de joie qui avaient, contre de coquettes rétributions, accepté de céder un mamelon ou une trompe de Fallope. Grâce à moi, le collectionneur vicieux ajouta à l'étalage de ses trophées l'hymen intact d'une jeune vierge. Le second, il aurait facilement pu le subtiliser de force à l'une de ses anciennes donatrices. Sans doute avait-il encore suffisamment d'estime pour la gent féminine, qu'il se refusait à violer l'intégrité d'aucune égérie sans l'accord de son père. Le sort avait voulu que le mien me vendît, pour quelque affaire obscure. Aussi m'arracha-t-on, sans réclamer mon consentement, ce que nulle femme ne s'était jusqu'alors résolue à céder, pas même pour un joli pactole : le bulbe frémissant qu'aucun orgasme, de fait, ne secouerait jamais.

Une puissante injection de morphine tint toute douleur hors de moi. J'assistai éveillée à la dissection minutieuse de mon propre bas-ventre, soulagée de ne point ressentir la souffrance de telles mutilations ; convaincue que quelques centimètres de chair ne me manqueraient guère. Après m'avoir enduite de pommade et gratifiée d'un bandage soigné, on me renvoya chez moi. On recommanda à ma nourrice quelques précautions et jamais ce tragique épisode ne fut plus le sujet d'aucune conversation.

Il se passerait encore des mois, avant que je découvrisse au nom de quel affreux commerce mon père avait consenti à sacrifier ma dignité. Une nuit que le sommeil se jouait de moi, je surpris une conversation holographique entre Konstantin et lui. Dès lors, je me mis à épier discrètement ses appels nocturnes et l’idée d’une vengeance s'immisça lentement dans mon cœur, jusqu’à devenir son unique raison de pulser. Il me fallut des années et devenir collectionneuse à mon tour, avant de posséder un choix inégalable de poisons ; plus de temps encore pour accoutumer mon corps à chacun d’entre eux, à force d’injections et de thés en tout genre. Que ma vie pût s’écourter ne m’effrayait guère plus : je refusais d’exister comme simple monnaie d’échange et, en vue que ma chair devînt mortelle pour quiconque la bafouerait, j’étais résolue à risquer le trépas. Des précautions minutieuses et la fréquentation de nombreux cercles scientifiques me préservèrent le temps qu’il fallut. Ainsi, à l’issue de cinq années vouées à m’immuniser, je m’injectai une dose mortelle dans l’entrecuisse, une autre sous la langue, et rendis une visite des plus courtoises à Monsieur Nikonov. Parée comme je l’étais, loin de l’enfant soumise qu’il avait jadis connue, il ne me reconnut pas et céda sans résister au jeu de la séduction. Je n’eus qu’à l’embrasser, ravie de ne point avoir à lui ouvrir les portes du temple intime qu’il avait autrefois profané.

Lorsque je me trouvais seule chez lui, le nez dans ses documents, je ne pus toutefois résister à la tentation d’aller plus loin : renverser ce commerce oppressif et détrôner tous ceux qui, comme mon père, avaient osé porter atteinte à des êtres innocents. Si mon enveloppe mutilée ne pouvait plus servir au plaisir, elle servirait au meurtre. Grâce à l’avarice de leurs régisseurs, je me glissai sans peine dans toutes les maisons closes que mon père chapeautait, j’y développai le plus efficace des modus operandi et triomphai sans peine de presque toutes les cibles que je m’étais fixées. Les salopards, parmi lesquels les femmes ignobles n’étaient pas en reste, ne cessaient cependant d’affluer et toujours plus de noms vinrent obscurcir mon interminable liste noire, sans que jamais je ne puisse me résoudre à laisser leurs odieuses mœurs impunies.

Qu’y a-t-il de criminel à braver des lois injustes ? J’ai péché, non par vice, mais par trop d’altruisme. Qui pourrait pour autant pardonner mes méfaits ?

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