Episode 92.1 - Phlégéthon

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Luna

Des larmes trop fières pour couler perlent aux creux des yeux givrés d’Hazel, tandis qu’elle achève de nous livrer son terrible récit. Évidemment, je ne comprends pas : mon cœur refuse de croire que la femme que j’aime a eu pour enfance un conte macabre et n’aspire désormais plus qu’à devenir une légende urbaine.

Si j’avais répondu autrement à ses sentiments, aurais-je pu y changer quoi que ce soit ? Non, l’engrenage infernal était en marche bien avant que nous fassions connaissance ; à une époque où je n’aurais pu espérer croiser Lady Orsbalt que lors d’une rare sortie dans les musées d’Elthior. Mais alors, lorsqu’elle m’a confié ses craintes de basculer dans la folie, menacée, disait-elle, par sa malédiction familiale, espérait-elle encore que je puisse la détourner de ses sombres desseins ? N’y avait-il personne dans le lit, chaque fois que je venais comme promis, à quatre heures précises, changer la mèche de sa lampe à huile, conformément à sa demande ? Me serais-je laissée leurrer à tel point, aveuglée par l’amour qu’elle m’inspira si tôt ? Ces heures passées ensemble à échanger sur nos lectures, nous gausser des autres nobles ou jouer de concert de nos instruments n’étaient-elles qu’une mascarade, et nos repas en tête-à-tête, ses jeux de séductions, ces films dont elle m’a abreuvée semaine après semaine, autant de moyens de distraire ma conscience ? Ou au contraire, semait-elle au gré des jours les indices qui me permettraient de décrypter sa vraie nature ? À bien y repenser, Hazel n’a eu de cesse de répéter sa haine envers son père, son mépris pour les hommes qui la prenaient de haut et toutes les idées radicales par lesquelles elle espérait que le monde change. Elle n’a jamais eu à mentir puisque, tout ce temps, je me suis refusée à voir autre chose en elle qu’une jeune femme humble et délicate.

La vérité, ce soir, a le tranchant d’une guillotine.

J’ignore combien de temps a duré son récit. Les deux garçons, mes sœurs et moi l’avons écoutée sans oser l’interrompre. Même à présent que nous l’avons emmenée au manoir et emmitouflée dans une grosse couverture, Roxane reste recroquevillée sur elle-même, trop déboussolée pour nous adresser la parole. Je m’étonne néanmoins que ni Adoria ni Emmanuelle n’ait encore pointé “Fugu” du doigt – la première car sa colère est restée à vif au sortir du Temple de Vénus, la seconde puisque le monstre qui a conquis mon cœur contraste assurément avec sa vision de la Justice.

Malgré ce récit glaçant et le choc que je ne parviens toujours pas à encaisser, quand bien même plus d’une heure se serait écoulée, il flotte dans la pièce une vague de soulagement. Dès mon arrivée au Temple de Vénus, Hazel a troqué le visage fermé qu’elle affichait face à Adoria pour une attitude plus complaisante. Sans nous laisser le temps de nous égarer en arrangements, elle s’est tournée soudain vers celui qui, depuis la mort du véritable gérant, fait donc office de tenancier, insistant pour lui verser en une seule transaction l'entièreté de la dette de Roxane. N’y trouvant rien à redire, ce scélérat de Boss a accepté et nous avons quitté les lieux, tous à bord de l’autofiacre de mon employeuse. Redevenue dès lors la beauté ingénue que j’ai toujours connue, Hazel nous a offert un thé que j’espère sans poison, ainsi que de demeurer au manoir aussi longtemps qu’il nous plaira. Consciente que des explications s’imposaient, elle nous a réuni dans ses appartements et nous les a livrées durant que nous buvions.

— Tu ne disais pas justement qu’il fallait toujours choisir la diplomatie ? demande Adoria la première à notre hôte.

— C’est effectivement ce que je crois, soutient Hazel. Mais nous parlons ici d’hommes et de femmes dont le statut même consiste à décider de l’avenir du peuple. Si ces longues discussions sur le devenir de leurs pairs n’ont pas éveillé chez eux une fibre d’humanité, je ne le pourrais certainement pas. Quant bien même, je n’ai jamais obligé aucune de ces ordures à coucher avec moi. Ma réputation aurait dû suffire à les en dissuader, mais ils ont tous cru pouvoir me dompter ou me plier à leurs désirs. C’est ce qui a causé leur perte.

— Rien ne justifie pour autant l’acte de tuer, l’accule Emmanuelle, et tu n’en demeures pas moins une criminelle psychopathe.

— Je laisse aux médecins et Étalonneurs le soin de mon évaluation psychiatrique, rétorque vivement Hazel. Du reste, je ne prétendrai pas être une sainte. D’un autre côté, toi qui voues une telle admiration à Gilgamesh, ne penses-tu pas que sa dérogation létale et ses exécutions sans procès soient tout autant criminelles que mes frasques punitives ?

— C’est inscrit dans la loi…

— Oui, comme le sont ces contrats inhumains appliqués par les maisons closes ou encore la détention de Hauts Potentiels Psychiques pour la recherche scientifique. Ce n’est pas parce que c’est légal que c’est juste, et inversement. De toute manière, je ne cherche pas à vous convaincre de ma légitimité. J’ai fait ce que j’estimais nécessaire, en mon âme et conscience. Je n’ai dérogé à mes principes qu’une unique fois : ce soir, en acceptant de délivrer Roxane au détriment de toutes les autres. Je n’aurais pas pu savoir la sœur de Loony en pareille détresse, mais il s’agit bien là de sentimentalisme, en aucun cas de la Justice.

Les regards convergent vers la plus silencieuse d’entre nous, les mains crispées sur la tasse vide qu’elle repousse sur la table basse. Ses épaules ont échappé un instant à la chaleur molletonnée de l’édredon, où elle se pelotonne de plus belle. Rattrapées, à sa vue, par la joie des retrouvailles, Adoria et Emmanuelle délaissent leur querelle avec la duchesse pour encercler, sur le sofa, notre sœur rescapée ; l’ensevelir sous un flot de tendresse qui, certes, ne réparera pas tout ce que la vieille ville a brisé en elle, mais lui insufflera, le moment venu, un petit lot d’amour prompt à nourrir son propre.

Je les laisse à leur étreinte. À mes yeux, rien ne presse, car j’escompte bien que Roxane ne nous faussera plus compagnie, ce qui m’offrira maintes autres occasions de la serrer dans mes bras. Sensible aussi aux confessions de ma jeune employeuse – comme le sont les garçons, nuque ployée face à elle sans oser prononcer un mot de travers –, je me glisse telle une ombre derrière le rocking-chair et, à travers les barreaux du dossier, laisse courir mes ongles le long du dos d’Hazel. Sa garde s’affaisse sous cette timide caresse, la colonne parcourue par un léger ressac. Ma main se risque même à franchir la muraille acajou de l’appui-tête, à embrasser sa paume, scellant mes doigts aux siens de même qu’un pacte tacite.

J’ignore si cela la revigore ou si, tout au contraire, une gêne subite la pousse à se retrancher dans son rôle. Toujours est-il qu’elle reprend, la langue imbibée par la verve de “Fugu” :

— Bien, nous devons à présent aborder un point qui ne m’enchante guère. Vous connaissez tous les six ma véritable identité. J’ai toujours cru que je finirai par me faire arrêter, mais je ne tiens pas pour autant à finir derrière les barreaux, ni sous l’aiguille de Gilgamesh. Alors, je vous pose la question, pour la seule et dernière fois : comment puis-je m’assurer que vous ne direz rien ?

— J’ai tué deux connards devant ton nez, baille Roxane. On est dans le même bateau.

— Si ça convient à Roxie, et vu que t’as fini par l’aider, ça me suffit, enchaîne Adoria.

Hazel m’interroge du regard, moins pour quémander mon appui, deviné-je, que pour obtenir confirmation. Je ne doute pas un instant de la franchise d’Adoria, aussi j’acquiesce sans un geste, dans cet autre plan de nous-mêmes où je crois qu’Hazel m’entend.

— C’est pas l’envie qui me manque de te dénoncer, la prévient Emmanuelle, mais on a déjà eu l’occasion d’en discuter. Je ne souhaite pas que ça retombe sur Roxane et j’aimerais croire que Luna a raison de voir du bon en toi. Ma requête est simple : tu abandonnes tes lubies de justicière, tu laisses Fugu tomber dans l’oubli, tu ne tues plus jamais personne, et dans ce cas-là je ne te dénoncerai pas.

Les garçons approuvent les conditions d’Emmanuelle et promettent de garder le secret sans contrepartie aucune. La méfiance d’Hazel est trop rodée, cependant, pour qu’elle puisse se contenter de leur parole. Sous prétexte de récompenser leur générosité, elle leur demande plus ample explication quant à cette pièce de théâtre qu’ils évoquaient sur la route et se propose de devenir leur mécène. L’argent et la menace ; ses convictions restent inchangées.

Résolue, je crois, à endormir nos émotions les plus vives et les plus néfastes, la maîtresse de maison nous convie dans son cinéma secret, où elle nous fait porter toutes sortes de biscuits. Nous dévorons compulsivement tout ce qui nous passe à portée de doigts, léchant jusqu’aux miettes retenues sous les ongles, tandis que, soustraits à l’âpre réalité, nos pupilles se laissent hypnotiser par les paysages et couleurs oniriques d’un film d’animation du Japon d’autrefois ; l’un de ceux que l’on crayonnait encore à la main et qui, je me souviens, fascinaient Nolwenn, enfant.

« Quelle sensation horrible ! J’ai l’impression d’être coincé sous une pierre ! »

« Oh oui ! Un cœur c’est lourd à porter. »

Moins fière qu’Hazel, j’ai laissé couler une larme. Je la recueille du pouce, la porte contre ma lèvre, en déguste l’amertume. Une fois même le générique écoulé, l’insomnie reste des nôtres : amie indulgente qui veut bien prolonger pour nous l’illusion de cette nuit sans fin. Et ainsi nous l’espérons tous, comme par crainte que, dès l’aube, les retrouvailles volent en éclats ; qu’au lever du soleil s’éclipsent les êtres chers, jusqu’à jamais peut-être, s’érodent nos secrets et tarissent nos promesses. Noctambules, nous perpétuons une sorte d’euphorie sans joie, excitée par la fatigue ; allant et venant du solarium au piano, entonnant des refrains dont l’on ignore les paroles, rêvant tout haut aux utopies d’un monde meilleur – comme l’ont fait autrefois, sans doute, ceux qui ont mis le nôtre à feu et à sang.

Afin de tromper nos tourments, Vernon nous fait l’étal de ses talents de mélomane, bientôt rejoint au clavier par Hazel elle-même. À la voir ainsi, rejouer sans peine des airs qui se dansent dans les clubs et les boîtes, je réalise que j’ignorais jusqu’à l’étendue de son répertoire, tout un pan d’elle-même… Et j’ai prétendu l’aimer ? Sans lui confier non plus mes vérités les plus opaques, sans lui révéler jamais ce qui me plaît, me touche ou m’excite, en dehors du théâtre quotidien que nous répétions en boucle. Quelle ironie ! À force de nous rêver personnages shakespeariens, nous avons acquis leur tragique, atteint leur cruauté.

Le noir me broie de l’intérieur. C’est alors que Roxane, emportée par les notes de son excentrique ami, déploie des ailes de coton. Secouant la couette, elle mime l’envol de l’élanion et termine sa course devant la grande table où l’on mange d’ordinaire. Elle l’escalade. Sous ses pas assurés et ses cambrures outrancières, l’édredon devient la pièce maîtresse d’un vrai défilé de mode ; tour à tour robe de bal, jupe haute qui mord la taille, manteau débraillé, ou cape cousue de mystère. Le temps d’un concerto dans cette bulle de nuit, ma sœur vit et savoure son rêve de top-modèle. Adoria et Armando, trop heureux de la voir reprendre des couleurs, se joignent bientôt à elle sur l’estrade de chêne massif. Chapeaux-oreillers, boucles d’oreilles en chandeliers : leurs pitreries adoucissent le retour amorcé à la réalité.

On n’a qu’une vie – peut-être – et presque aussi peu de chances d’être aimé tel que l’on est, pour tout ce qui nous façonne, y compris nos défauts. Aussi, dès lors que Vernon y va de son remix d’Aka Poliss, je détruis mon chignon, envoie voler les pans de robe qui m’entravent par-dessus le jupon et me joins à la fête. Juchée sur ce podium de fortune, à danser avec mes sœurs et un presqu’inconnu, je ne suis plus qu’une fille du vingt-deuxième siècle. J’ai trop de feu, trop de fougue pour mes bras et mes hanches alors – tant pis ! – je chante, aussi faux qu’on le peut, aussi faux que j’exulte.

La vie est un fil

Tendu dans le vide.

Pile, face, face, pile...

Faut que tu t'décides

À franchir le pas,

Avant le trépas.

Plus l'temps d'hésiter,

Maintenant faut plonger

Et...

Woaw ! Le temps s'accélère

Vitesse de la lumière.

Là dans l'arène,

Non, t'es pas la reine.

Cours, vite, plus vite ! À en perdre haleine !

Pourquoi donc tu résistes à l'appel des sirènes ?

Sans plus résister davantage, donc, tandis que Vernon ajoute au son des cordes les arrangements synthétiques de son holopad, Emmanuelle fausse compagnie au sofa et au vestige de sa rancœur, pour s’avancer jusqu’au piano. Main tendue, elle invite Hazel à prendre part au bal – à la rave ? Peu importe.

Nous planons tous les six, comme dopés à l’espoir. Nous tournoyons de bras en bras, jusqu’à ce que j'atterrisse dans ceux de la plus douce des meurtrières. Quel tabou me retient, désormais ? Quel risque de la souiller ? Nous n’étions qu’absinthe tout ce temps, toutes les deux, vouées à nous corrompre et nous en délecter. Nos visages sont si proches que les paroles ont une forme, en tombant de sa bouche dans le creux de mon oreille, que je devine le goût de ses mots lorsqu’ils franchissent mes lèvres.

On met les voiles maintenant vers notre terre promise.

Right Now. Carpe Diem. C'est notre seule devise.

J'avale le monde en une seule seconde.

Je veux tout voir, tout faire, ne rien laisser derrière.

On change de cap ! L'aventure est féconde.

On écume les mers autour de la grosse sphère.

Woaw ! Le temps s'accélère,

Vitesse de la lumière.

Là dans l'arène,

Non t'es pas la reine.

Cours, vite, plus vite ! À en perdre…

Son haleine… Son souffle vénéneux qui embrase ma gorge, et jusqu’à des profondeurs où j’ignorais que le désir pouvait s’insinuer. Fondent ses lèvres contre les miennes, et ses mains sur ma nuque, et nos langues avides. Les papilles asséchées par trop de frustration, je bois le baiser d’Hazel comme le premier oasis au gré d’une vie d’errance. Je voudrais m’y noyer, ne jamais en revenir. Pas une seconde je ne redoute son poison. Non seulement car je sens ma fin plus lointaine, non, plutôt parce que sa bouche m’offrirait la plus belle des morts. Je regrette presque d’en réchapper.

Nos corps essoufflés demeurent perclus l’un contre l’autre, nos joues accolées tant que nos regards s’évitent. Déjà la chanson prend fin et, les mains engourdies, Vernon pointe les premières lueurs du soleil sur la mer. Déjà l’aurore sonne à nos cœurs, plus ponctuelle que les songes. Hazel alors se dérobe à mon amour et s’élance, plus vive que jamais, vers l’escalier de la bibliothèque. Ses cris de joie furieux nous enjoignent de la suivre, ainsi courrons-nous en horde, piaillant et rugissant, jusque sous l’immense verrière. Là, nous nous écroulons, comme si la Nuit emportait avec elle nos dernières forces, et, échoués sur le parquet millénaire, nous admirons le Rose et l’Orange se disputer le ciel. Roxane et moi tenons avec le Rose.

— L’Orange l’emporte ! clame Adoria, soupçon d’orgueil démesuré.

— Non, ce n’est pas le soleil, murmure Hazel en se figeant face aux jets de lumières qui baignent l’Est de la ville. C’est Crown Bay qui prend feu.

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