92.2
En dépit des émeutes, dont l’on ignore encore jusqu’où elles se sont étendues, au lever du jour, Emmanuelle et les garçons décident de quitter Whistlestorm. Roxane n’a pas pour projet de remettre un pied à l’Académie et, pour l’heure, Adoria ne peut se résoudre à la l’abandonner. Nous les installons donc dans la chambre mauve, où le portrait de l’impassible Hermina saura les protéger des spectres ordinaires. Suite à quoi, Hazel et moi regagnons nos quartiers. Sa chambre, en vérité.
Je l’aide à se défaire de ce qu’il lui reste d’atours. Tandis qu’elle est assise à la coiffeuse, son silence nourrit le mien. Ni elle, ni moi, n’osons revenir sur ce baiser. Je suis mortifiée de peur à l’idée d'adorer une femme dont j’ignore tant, à la pensée que son manège ait pu tromper jusqu’à mon sixième sens. J’ignore ce qu’il m’en coûterait de la choisir, elle. Et ma confiance n’est pas totale. L’émotion était si vive, j’ai cédé si docilement à ses lèvres… Je peine encore à croire que nous étions sobres, cette nuit.
— Qu’est-ce qu’il y avait dans le thé ?
— Rien du tout, idiote ! glousse-t-elle, avant de faire frémir mon oreille d’un simple chuchotement. I swear…
Insultée et malmenée, elle n’a pas idée à quel point je m’enflamme. Un regain de fièvre s’empare de moi, dès lors que je repense à la petite mort, dilatée jusqu’à l’extase par ses papilles.
— Et dans ta bouche, est-ce que…
— Luna, m’interrompt-elle d’un ton si ferme qu’il achève de me changer en Phlégéthon.
Me voilà fleuve de feu, à la merci de la barque qu’elle mène sans pitié.
— Je te dois encore une ou deux vérités, confesse-t-elle, une main sur ma hanche. Tu l’as sans doute deviné ce soir, mais les poisons que j’ingérais n’ont jamais eu vocation à calmer mes douleurs. Je suis bien moins souffrante que je le prétends et, si je ne croyais pas hériter un jour du titre de mon père, ça n’a jamais été en raison de ma santé, mais seulement de ma double-vie. Cette fois où tu as perdu connaissance à cause d’une de mes décoctions… ce n’était pas un accident. Le jour-même où tu es entrée à mon service, j’ai commencé à distiller dans notre thé quotidien quelques gouttes de poison, comme je l’avais fait pour moi des années durant. Je voulais que tu t’accoûtumes, au moins aux deux ou trois toxines dont j’use le plus souvent. Je voulais que tu sois la seule à survivre à mes baisers, ou au reste…
— Donc tu m’as empoisonnée à mon insu. Était-ce pour me protéger ou…
— Non, Loony. Comme j’essaie de te le dire, c’était par pur égoïsme, parce que j’avais la ferme intention d’aller plus loin avec toi. Je mesure l’horreur de ce que je te raconte, d’accord ? Je suis l’énième monstre d’une famille de dégénérés, doublée d’une putain de vicieuse. Voilà qui est Hazel Orsbalt, alors déteste-moi si tu le dois. Je ne t’en aimerai pas moins, je m’abstiendrai sagement de pimenter tes infusions.
Elle a beau vouloir me servir son mea culpa sur lit de franchise, elle ne s’adresse pas réellement à moi. Plutôt à mon reflet dans le miroir de la coiffeuse. Que voit-elle en moi ? Qu’aurait-elle vu, dès le premier jour, pour vouloir à ce point me faire sienne ?
J'imagine que je suis belle. Pas outre mesure, mais suffisamment pour susciter parfois un regard désireux. Sans doute ai-je davantage de charme. La beauté n'est qu'une parure, une carcasse souvent creuse ou qui, tout du moins, n’invite guère à creuser. Roxane est belle et Nolwenn est mignonne, peu de gens regardent au-delà ; rares sont ceux qui se muniraient d’une pioche pour se lancer à la conquête des trésors qu'elles recèlent, en profondeur. A contrario, on me trouve singulière, mystérieuse – mystère que sans doute je cultive plus que de raison – et ceux que mes zones d'ombre ne rebutent pas pourraient bien vite tomber dans mes filets, pour peu que cela me plaise. Mais je pèche, à vrai dire, plus volontiers que je ne pêche. Les prises que je convoite ne nagent qu'en eaux troubles, on ne les attrape point avec une pauvre épuisette.
Hazel est-elle jolie ? Indubitablement, mais je doute que sa beauté soit source de convoitise. Elle n'est qu'un extra pour ses soupirants, en comparaison de sa richesse, de la noblesse de sa lignée. Son ascendance m'intrigue, certes, mais c'est la femme qui m’a la première captivée, son charme qui me transcende. Qu’elle ait ou non du sang sur les mains, cela y change-t-il quoi que ce soit ?
Sans quitter des yeux les iris bleus de son reflet, j’entame par habitude de lui coiffer les cheveux.
— Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes, Produits avariés, nés d'un siècle vaurien… Qui sauront satisfaire un cœur comme le mien.
Hazel tend une oreille pour mieux m’entendre marmonner, alors à demi-détournée de la glace. Baudelaire, encore, est mon allié ce soir. J’étouffe ma honte à grand coup de ses vers et continue d’entonner sans trop m’efforcer d’être audible :
— Moi aussi je m’en fiche, des beautés d’hôpital… Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses, Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal.
Tant pis pour les vers manquants, je ne suis pas un robot pour réciter par cœur. Main serrée sur le mien, je me glisse entre Hazel et le miroir, de sorte à éclipser ce reflet qui lui ment, si bien je l’ai forgé. J’accroche son regard et ne lui permets plus de me lâcher des yeux.
— Ce qu'il faut à ce cœur profond comme un abîme, clamé-je avec plus d’assurance. C'est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime, Rêve d'Eschyle éclos au climat des autans…
À la grandiloquence de ma déclaration, répond un sourire espiègle et complice. Sans me laisser finir, voilà que la vile Hazel me vole mon poème :
— Ou bien toi, grande Nuit, fille de Michel-Ange, Qui tors paisiblement dans une pose étrange, Tes appas façonnés aux bouches des Titans.¹
— Hazel, je… je…
Mes mots, par vagues, se fracassent contre la digue de mes lèvres. Seules quelques gerbes éclaboussent ma chère maîtresse du peu de sens que je puis en tirer.
— Je t’ai…
— Et cette autre, tu l’aimes ? pourfend-elle mon effort de sa langue implacable.
Son regard bleu s’est liquéfié. Ces glaces éternelles, au fond desquelles elle s’est accoutumée à geler tous ses troubles, ont commencé à fondre ; la jalousie à poindre de nouveau. Je dois comprendre qu’elle me veuille pour elle seule. Moi, je ne la partagerais avec personne. C’est pourquoi soutenir sa tristesse m’est aussi insupportable, lorsqu’il me faut admettre :
— D’une certaine façon… Je crois que je la comprends, mais nous ne nous rendrons jamais heureuses.
— Tu serais plus heureuse avec une catin homicide qu’avec la fille Hirata ?
— Comment sais-tu qui…
— L’autofiacre. L’adresse était enregistrée sur le pilote automatique.
— Soit. Je n’ai rien à te cacher, Zelos. Il n’est pas question de savoir si je serais heureuse ou non ; chaque instant avec toi est mon plus grand bonheur. Je n’ai pas voulu l’admettre, par peur de te briser, de te noyer sous mes zones d’ombre, de te mettre en danger. Je me suis persuadée qu’en te rejetant je te protégeais, alors qu’en vérité je te laissais à tes démons. Ce serait peut-être à moi d’implorer ton pardon…
— Ne sois pas ridicule.
— Tu veux dire, pas autant qu’en me déhanchant tout à l’heure ? Personne à part une ou deux de mes sœurs n’avait jamais vu cette facette de moi, tu sais. J’ai passé ma vie à me tailler un rôle, à choisir la façon dont on me percevrait, quelle énigme laisser à qui. Et puis j’ai perdu l’habitude de céder aux désirs spontanés. Mais avec toi, je… respire.
Elle se relève et m’enlace. Pas comme une amie, pas même comme une amante. Le visage enfoui au creux de son cou, du duvet de cheveux qui caresse mes paupières closes, les poumons saturés par son parfum d’envie, tous mes doutes s’évanouissent. Je rêvais à cette personne dont les mots toucheraient mon cœur, dont la passion serait si vive qu’elle pourrait bien me détruire. Hazel, cependant, est d’un autre niveau. Il lui suffit de m’effleurer pour me tenir en laisse, d’égarer un baiser sur le bord de ma joue pour me passer le plus robuste des collets. Elle est, au-delà de tous mes fantasmes, une véritable âme-sœur.
Mes lèvres rencontrent la peau de sa clavicule. Ma mâchoire se contracte, tant j’essaye de refouler les crocs qui me poussent, ne demandent qu’à mordre cette blanche porcelaine. Il me faut me contenir, lui laisser le temps d’apprivoiser mes appétits, plutôt que de lui déverser soudain mes caprices en crue. Hazel a traversé l’Enfer, subi les volontés d’hommes et de femmes qui, tous, voulaient faire d’elle l’instrument de leur plaisir. Qui serais-je pour oser lui imposer mes désirs les plus sombres, mes besoins les plus tordus ?
Je m’écarte en douceur et découvre son minois, baigné de félicité. Un sourire dont l’innocence, dorénavant, relève tous ses travers, et voilà que je tombe à genoux, convertie à son culte.
— Loony ? ose-t-elle, du bout des lèvres. J’ai bien compris que vous aviez une histoire compliquée, tes sœurs et toi. Vous n’êtes pas comme les psykos, pas vraiment.
— C’est là une longue histoire, à laquelle il manque trop de chapitres. Si tu le veux bien, je prendrai le temps de te la raconter… un jour après l’autre, comme tu m’as retracé celle de tes ancêtres. Ce sera sûrement plus confus et moins croustilleusement scabreux, je m’en excuse d’avance.
Son pouce, sous mon menton, me tient la tête relevée. Sa peau est moins froide que sa pâleur le laisse paraître ; moins froide que la chaleur la plus vive dont serait capable Awashima.
— Rien ne t’y oblige, dit-elle avec tendresse. Ce que j’aimerais, si tu l’acceptes, c’est que tu me montres… ton don à toi.
— C’est peu de chose. En ce qui me concerne, je suis surtout une psyko. J'arpente le plan astral, que tu connais je crois, serait-ce sous un autre nom. Je lis l’avenir, parfois. Ou plutôt ses présages.
— Mais ce n’est pas tout.
— Non. Pour ce que j’ai à te montrer…
Dracula aurait brûlé, en déployant ainsi ses ailes dans la clarté du matin. Je brûle, moi aussi, de lui dévoiler tout de mes failles, de mes fléaux, de mon étrange beauté. Je brûle, consumée par l’envie monstrueuse dont cette chauve-souris pourrait être le cristal. Je brûle, sous ces pupilles écarquillées qui découvrent ma cape de vampire, mes canines acérées et, enfin, la démesure de mes oreilles. Les voyant pétiller, plus ravies qu’appeurées, je pousse le vice encore, jusqu’à m’offrir le vilain nez retroussé qui me ferait passer pour une chimère échappée d’un vieux penny dreadful. Je me donne à sa vue, la queue déroulée, gouvernail dont je n’use d’ordinaire que pour fendre le ciel, et toutes griffes dehors. Je me donne sans rien omettre, car je ne sens croître en elle aucune forme de dégoût. D’abord muette, Hazel articule, les mots sitôt noyés par son rire cristallin :
— Est-ce que tu… dors la tête en bas ?
— Quoi, c’est tout l’effet que ça te fait ?
Sa gorge nous arrose, hilare, de la joie la plus candide. Elle se laisse tomber au sol, à mon côté, saisit à deux mains ma face de créature et m’embrasse, pas comme dans ses films, ni même comme dans nos livres, ni comme jamais de ma vie on ne m’a embrassée. Alors qu’à même le parquet, nos enveloppes se prodiguent la plus douce des ferveurs, sur l’autre plan, nos esprits s’enchevêtrent sans contrôle aucun, puis dégouttent l’un en l’autre leurs douteuses substances. Mes crocs tremblent sous les geysers brûlants de ce… putain… d’orgasme… astral.
— Holy shit, Loony !
Hazel halète sous les spasmes successifs, mes dents plantées à un cheveu de sa carotide. Je m’écarte, affolée, en quelques battements d’ailes et jusqu’au bout de la pièce. Repliée sous mon velours, je ravale les sanglots qui menacent de me faire sombrer.
— Pardon Zelos… Je… ne voulais pas te faire mal…
Comment ai-je pu ? Après tout ce qu’elle a enduré. Je suis un…
— Non, Luna. Je n’ai pas crié parce que j’avais mal.
— Mais… oh.
Un rictus affectueux a peint ses lèvres, lorsqu’elle va, le pas tournoyant et les hanches balancées, en direction du lit et me convie d’un signe de la main sous son baldaquin. Je ne me serais pas téléportée plus vite, si j’en avais été capable. Une seule impulsion de ces immenses ailes m’a projetée dans ses draps.
— Est-ce que ça va ? insisté-je.
— Better than ever, soupire-t-elle en se blottissant sous mon aisselle, ce patagium devenu pour elle un cocon de velours. Well, Loony… j’avais fait une croix sur l’idée de ressentir ça un jour, alors… je suis heureuse, mais pas préparée.
— C’est moi, je précipite toujours les choses. Je ne veux pas que tu prennes sur toi, encore. Tu n’es pas un objet, une plus-value, ni même une arme. Je ne te laisserai pas devenir une potiche d’antichambre, ni le jouet de mes fantasmes. Je ne te laisserai pas croire, non plus, que tu es un monstre, Hazel. Jamais.
— Toi, pourtant, tu crois en être un.
— C’est différent.
— En quoi ?
— Moi, j’ai… fait de mauvais choix.
— D’accord. Mais un monstre, un vrai, ne le regretterait pas. Quod erat demonstrandum.
— Tu ne vas pas t’en tirer avec du latin, tu le sais ?
— À l’évidence, nous allons être obligées de passer de longues années ensemble, ainsi tu auras le temps de juger si je mérite ton pardon. Quant à moi, eh bien, je devrai m’armer de patience pour terrasser ton manque d’estime. Emmanuelle n’y verrait pas quelque homicide, rassure-moi ?
Je m’endors auprès d’elle, trop comblée d'entendre les tambours de son cœur dans la tempête de ses soupirs pour vouloir me suspendre en hauteur. Aussitôt gagné le royaume de Morphée, je plonge dans des rêves d’une douceur exquise. Des rêves dans lesquels nous cheminons, Hazel et moi, main dans la main sous le soleil d’Itapo ; nous promenons sans artifices dans les champs de fleurs de l’Île du Paon ; ouvrons un bal au manoir, du haut du grand escalier. Quand soudain, l’avenir idyllique s’estompe, englouti par un océan de tourbe. Je m’embourbe. L’appel des grelots se fait entendre au loin. Luttant contre la vase qui ne demande qu’à me happer, je prends mes jambes à mon cou, file à en perdre haleine, lancée à la recherche des tentures de Livia.
Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays,
Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n'existent pas.)
Remis des vieilles fanfares d'héroïsme - qui nous attaquent encore le cœur et la tête, - loin des anciens assassins -
Oh ! le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n'existent pas.) ²
La maison qui se découpe sur le ciel sans astre n’est pas celle de Red Hill où je l’ai connue. Elle a des airs de Palerme : la façade colorée en équilibre sur son flanc de falaise. D’un tourbillon onirique, me voilà à l’intérieur, à observer depuis la fenêtre la jeune femme qui s’éloigne, ses cheveux noirs au vent. Elle descend jusqu’à l’embarcadère où l’attend le bateau, pareil à celui que conduisait notre père.
Aquarelle sous la pluie, la maison se dissout tout autour de moi, les tapisserie fleuries cédant sous leur coulée la place au carrelage blanc et uniforme d’une grande pièce sans fenêtre. Un rouge morbide souille les murs immaculés, des avortons sanguinolents crient de tous leurs poumons depuis leurs tables d’opération. On tambourine à la porte.
— Rends-la-moi ! Rends-la-moi !
Sans la voir, j’ai l’intuition que c’est elle. Cette femme d’Italie. Ses hurlements me rompent le cœur, comme si l’on m’arrachait à elle mille autres fois. Je voudrais lui crier que je suis là, que je l’attends, que nous nous connaîtrons d’ici dix-huit printemps. Mais je ne le puis. Ma bouche encore informe reste engluée dans le fluide de la cuve de verre.
Rêve ou souvenir ? Pourquoi ce jour ?
Je ne sais plus qui je suis, de la fille de Magnus, de l’élégant chiroptère, de la future duchesse-consort ou de l’amas de chair qui se débat in vitro. Deux grands yeux verts me scrutent à travers la matrice, m’analysent tel qu’Awashima n’a jamais manqué de le faire. J’aimerais la supplier de me délivrer, de rassurer ma mère et de faire cesser la douleur qui, comme ses cris, me transperce. Mais Awashima s’éloigne. Dans le laboratoire où la lumière se tamise, son corps s’allonge et elle grandit, bientôt devenue celle que je connais. L’ombre est totale, lorsqu’enfin elle atteint la porte et abaisse la poignée, laissant entrer ma mère, à qui deux décennies passées à hurler après moi ont laissé tant de stigmates. J’ai grandi, moi aussi, dans ce temps illusoire. La cage de verre, pourtant, m’englobe toujours sans son liquide. Je tape des paumes contre la vitre pour attirer leur attention. Enfin, Livia me reconnaît. Son sourire tendre sur ses lèvres sèches, voilà qu’elle accourt. Elle m’a tant manqué. Plus que quelques semaines, près d’un quart de siècle.
— Maman !
Mes mots se perdent en bulles sous son air amusé. Elle scrute de gauche à droite mon étrange prison, à la recherche de l’ouverture ; semble l’avoir dénichée. C’est alors qu’un rouge vif lui traverse la poitrine, éclaboussant jusqu’à mon bocal. Ma mère s’écroule, suffocante. Derrière elle, le canon fumant encore dans la main, la belle Awa me toise.
Je bondis hors des draps, happant l’air par bouffées, sûre de n’avoir pas respiré les dix-huit dernières années. Hazel s’éveille en sursaut auprès de moi et m’entoure de ses bras rassurants. Je me débats, me défais de son zèle et cours jusqu’à ma suite enfiler le premier pantalon qui me passe sous la main.
— Loony ? s’inquiète-t-elle sur mes pas. Où cours-tu ainsi ?
— Ma mère… Il faut que j’aille… la voir… Tout de suite.
— Ta mère, mais… Je te croyais orpheline.
— C’est ce que je croyais aussi.
Mon chemisier boutonné de travers, j’avise la fenêtre de la chambre. Je prie tous les dieux du ciel et d’ailleurs : pitié, que je fasse fausse route !
— Zelos, je... Un rêve m'a parlé et j'ai su qui elle était. Je sais que ça paraît insensé, mais elle court un grand danger et je dois...
Son index contre mes lèvres, Hazel éteint mon branle-bas :
— Inutile de t'expliquer, dit-elle. Si le temps presse, allons tout de suite à l’autofiacre.
Je refuse de perdre une seconde fois l'unique parent qu'il me reste. Hazel enfile un châle et une simple paire de bottes, avant que nous nous hâtions jusqu’en bas. Pendant qu’elle prépare l’hyppoïde, ma maîtresse m’ordonne de sonner à la loge de Mr. Gray.
— Il ne sera peut-être pas de trop, si ta mère a des ennuis.
Il se raconte que le majordome des Orsbalt tiendrait plus du garde du corps, voire de l’agent secret. Des rumeurs que jamais Hazel n’a cru bon d’éclairer. Je veux bien croire, cela dit, qu’il nous tirerait d’un mauvais pas si le besoin s’en faisait sentir. À peine ai-je sonné que Mr. Gray se présente, apprêté, et me suit jusqu’au garage, où il prend les commandes de l’autofiacre. À la demande de la duchesse, son domestique outrepasse la vitesse autorisée et nous conduit à toute allure, jusqu’à la bicoque biscornue de la voyante.
Je me précipite la première hors de la voiture. Je cours jusqu’à la porte, que je trouve entrouverte. Par-delà le battant mal huilé, le couloir aux masques semble identique et désert. Les autres sur mes talons, je m’engouffre dans l’ombre jusqu’à son cabinet ; là où nous conversions autour de la boule de cristal, tandis qu’elle m’enseignait son art disparu. Je me fige à l’entrée, incapable de franchir le rideau. Je ne sais que trop bien que le corps drapé de noir, étalé sur la table, ne se relèvera pas. Hazel me prend la main.
— Il n’est peut-être pas trop tard, Loony. J’ai un tas d’antidotes. Nous devons êtres sûres.
Livia Flaminio s’est écroulée devant sa tasse, bouche béante, sur sa nappe préférée, à la bordure brodée de petites lunes dont la forme varie au gré des phrases. Au bout de sa main inerte, un ongle au vernis plus écaillé que jamais pointe un coin de la salle. Je m’accroupis auprès d’elle, mes mots se tordent en sanglots lancinants.
— Maman ? Tu m’entends ? S’il te plaît…
Quelques secondes s’écoulent, et plus de larmes encore, avant que les doigts d’Hazel n’abaissent doucement ses paupières.
— Je suis désolée, Luna.
Je m’installe à la table et me laisse choir aux côtés de celle qui m’a aimée sans rien dire, puis est morte par ma faute.
— Ce n’est pas ta faute ! me détrompe Lady Orsbalt. Désolée, je n’épie pas aux pensées d’habitude, mais entre nous c’est si… et tu as baissé ta garde…
— Tu n’as rien à te reprocher. Ça m’apprendra à penser trop fort.
Tandis que le majordome retourne nous attendre à l’extérieur, ma compagne prend une chaise pour partager ma peine et ne prononce plus un mot. Je laisse couler des flots de larmes assez denses pour emplir l’immense cuve qui m’a jadis privée de chaleur maternelle. Je serre entre mes mains la paume, plus froide à présent que le métal de ses bagues. Peut-être s’écoule-t-il une heure. Sous mon sein, le temps n’a plus court. Lorsque l’idée est claire que mon cauchemar avait tout d’une prémonition, je me lève enfin et fais signe à Hazel, qui m’imite.
Bien sûr, nous aurions dû appeler la police sans tarder. Mais quand aurais-je pleuré ? Loin d’elle ? Hors de question.
— Sortons, dit Hazel. J’appelle le poste central. Mieux vaut ne rien déranger.
— Encore une seconde.
Je contourne la table et suit la direction qu’indique le doigt. Dans le coin de la pièce, se trouve un patin. Un vieil automate tel que Lust devait en posséder. Je crois l’avoir déjà vu traîner là. Ce qui n’y était pas, c’est la lettre fluorescence que l’on a peint sur le torse du vieux robot : un F capital dont l’arête forme une torche.
— Fate ? m’étonné-je.
— Ça n’a pas de sens, me rejoint Hazel. Ta mère n’a rien à voir avec cette guerre civile.
— Non, c’est elle. La garce… Elle va me le payer.
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1 Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, « L’idéal »
2 Arthur Rimbaud, Les Illuminations, « Barbare »
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