93.1 - Ménagerie
Faustine
Le jaune de la lune gigote dans le ciel comme le coulant d'un œuf. Ils m'attendent. Enfin, c'est Rain qu'ils attendent. Et l'autre aussi, mais ils l'ignorent encore. Il faut que je sorte de là.
J'attrape les vêtements de Rain dans le placard : pantalon ample, sweat-shirt, bonnet, et des pompes assez lourdes pour écraser le monde. Quand je marche avec ça, je ne peux pas m'empêcher d'imaginer tout ce qui pourrait exploser sous ma semelle. L'autre en bave de plaisir.
J'attends avant de refermer le placard. Juste un rapide coup d’œil à l'intérieur de la boîte. La délicieuse odeur de la putréfaction quand je soulève le couvercle. J'inspire à plein poumons. Nos poumons à tous les trois frémissent à l'unisson.
Il est l'heure. Je dois atteindre le lieu de rendez-vous avant de lâcher la bête. Elle s'agite à l'intérieur. J'ouvre la fenêtre et bondis sur le toit. Feng m’a vue faire mais ne caftera pas. Elle dit que les amis ne se trahissent jamais, même pas pour la bonne cause. De toute façon, si je lui racontais dans quoi je trempe, ça lui ferait plaisir. Feng, ça lui fait plaisir que Fate attaque des gens comme ceux qui ont entubé sa famille. Elle serait de mon côté. Mais j’ai promis à Alecto et aux autres de garder tout ça secret et Feng a trop de casseroles pour que je puisse l’amener.
Cette saloperie de boîtier n’a pas vibré une seule fois, depuis que j’ai envoyé à Ginger les photos de Roxane ; même pas pour me remercier quand je lui ai balancé toute les magouilles des Lebron avec les pommes. Sur la plate-forme de Fate, dans la rubrique « Contact », il y a un slogan, en gras, juste au-dessus du formulaire : « Vous pouvez compter sur notre discrétion ». J’ai fini par écrire là aussi, puisqu’on m’ignorait. Et alors j’ai compris. C’est pas de la discrétion. C’est un putain de mutisme, dans le mile du délire mystique de Lady Alecto. Elle se fait entendre comme la parole divine au milieu de l’Agnopole, puis elle disparaît, laissant ses fidèles se démerder à tout interpréter, dans l’attente du prochain miracle. C’est pour ça, d’ailleurs, que je n’aime pas les dieux du ciel : il ne sont jamais clairs avec ce qu’ils attendent des mortels : « Aime ton prochain, mais va-t’en en Croisade et, s’il ne veut pas croire que tes dogmes valent mieux que les siens, égorge-le en mon Nom.» Au mieux, les croyants sont cons ou les prophètes schizo. Au pire, Dieu est aussi éclaté que moi.
Ce soir, ça a vibré. On m’a donné rendez-vous au zoo. Ça en a été un, un jour, avant la guerre, quand Papa devait être jeune. Une fois, il nous avait expliqué cette étrange et ancienne mode de foutre des animaux en cages, et ça m’avait paru logique que le garçon du livre parcourt je ne sais pas combien de continents pour faire évader un tigre. De nos jours, la question ne se pose plus. À part quelques fêlés avec un fauve domestique, personne n’aime les bestioles enfermées. Pourquoi voudrait-on en voir, alors qu’on peut les observer de plus près en holos ? Tous ceux du zoo d’Elthior sont éteints, à cette heure-ci. En plein jour, on peut voir dépasser du porche la tête de la girafe.
— Rain ! T’as décidé de te changer en statue ou t’as vraiment pas vu mes appels de phares ?
Ginger a laissé contre un mur son scoot chromé. Mais combien elle a d’engins ? Si ça continue, un de ces jours, je vais la voir débarquer en monocycle ! Je souffle entre mes dents.
— Laisse tomber, j’étais ailleurs.
— Où ça ?
— Façon de parler. Y a pas l’option métaphore sur le prototype qui te sert de cerveau ?
— Où ça ?
Je sais pas pourquoi elle insiste, ni ce qu’elle attend comme réponse, alors j’opte pour le truc le plus vrai possible.
— Partie voir la girafe.
— T’aimes bien ces bestioles holographiques, toi ? Si ça te fait plaisir, j’allume le zoo. Ça me prendra quoi ? Peut-être six minutes douze.
— Les autres nous attendent, non ?
— Je t’ai fait venir en avance parce que je voulais qu’on cause.
Moi, j’ai aucune envie de lui faire la causette. N’empêche que Ginger a quelque chose de cool, quand elle agit sur un coup de tête avec sa part d’humain. Elle pirate comme elle sait si bien le faire le système de surveillance et nous voilà, toutes les deux, à escalader la grille pour sauter dans le zoo. Ici, il n’y pas d’enclos. Rien que des murets et des panneaux explicatifs. Il ne faut pas plus de temps qu’estimé par la cyborg pour remettre en marche toute la ménagerie.
— On commence la visite ?
Une main dans la poche, l’autre main dans la mienne, elle me traîne d’animal en animal comme si nous étions à un putain de rendez-vous galant. Et j’aime ça. Un peu. Pas sentir sa sueur refroidie contre ma paume, mais voir les couleurs des hologrammes dans la nuit noire, tous les détails de peau et de poils, la fausse chaleur des corps en creux, même les traces des sabots sur la terre battue.
— Je suis contente que tu n’aies pas retiré l’implant, lâche-t-elle devant les pingouins.
J’aime mieux les voir glisser sur le ventre et plonger bec premier qu’avoir cette conversation. Je hoche la tête, juste histoire d’être sympa.
— Ça veut dire que tu me fais confiance. Un minimum. Assez confiance pour me demander de chercher ta sœur. On est une organisation criminelle, Smoothie. Tu t’es pas dit que c’était une mauvaise idée de vendre ta famille ? Que, si un jour tu te payais notre tête, on la prendrait en otage ? T’es une vraie machine à tuer, mais putain ce que t’es dupe !
— En parlant de machine à tuer, j’ai pas trop aimé, l’autre fois, ce que vous m’avez fait faire.
— Ce soir non plus, ça ne va pas te plaire. Mais tu vas le faire quand même.
— C’est une menace ?
Je serre si fort le poing que j’aurais déjà broyé sa main, si elle n’était pas en titane. Ses doigts d’humain me caressent la joue pour enfoncer le clou.
— Pas du tout. J’ai eu beau scanner toutes les caméras publiques d’Elthior, je n’ai pas retrouvé ta sœur. Si elle est retenue captive, il faut que je passe aux systèmes privés, et la liste va être longue.
— D’accord. C’est pour ça que j’ai pas eu de tes nouvelles.
— C’est quoi cet animal ?
Dans le parterre aux allures de savane, une drôle d’antilope nous dévisage. Elle a les flancs zébrés, les yeux noir profond et deux longues cornes tordues. J’en ai déjà vu sur la chaîne documentaire.
— Un koudou. Tu sais pas ? Ils adorent les feuilles d’acacia, ils ne vivent que pour en bouffer. Alors, il se passe quelque chose de dingue. Les acacias évoluent, ils communiquent entre eux pour se passer le messages, ils deviennent toxiques. Et plus il y a de koudous, pour les acacias sèment la mort. Donc plus il y a de koudous, moins il y a de koudous.
— Sept phrases, c’est un record ! raille son timbre éraillé. Ça aussi, c’est une métaphore ?
— Non, un docu animalier.
Je ne sais pas quel est mon endroit préféré du zoo. La Maison des Reptiles, avec ses vivariums plein de secrets et d’écailles fluorescentes ? Le Dôme aux Oiseaux, où tous les volatiles battent des plumes, en liberté, autour des visiteurs ? Ou bien le grand plan d’eau où prédateurs et herbivores viennent s’abreuver, en trêve ? Ce que je préfère, en vérité, c’est qu’il n’y ait que nous deux ; encore que j’aimerais mieux être complètement seule. Mais je ne sais pas. Ginger fait aussi partie du paysage, à sa façon : comme ces animaux sans chair, elle est le vestige de quelque chose.
— C’est vous qui avez acheté les pommes-au-cyanure ?
— Qu’est-ce que tu voudrais qu’on foute avec des pommes ? Qu’on tienne un stand de smoothies à la prochaine garden party du Gouverneur ?
— Bah pourquoi pas ? Ce qu’on veut c’est… Qu’est-ce qu’on veut ?
— Tu vois, c’est ça le problème Rain. Moi je sais ce que je veux, Alecto sait ce qu’elle veut, Clair sait. Mais toi. T’as pas de but, en fait. Taper pour taper, c’est pas une fin en soi. Tu te prends pour un surhumain et t'exhibes ta puissance décomplexée mais, tant que tu n’auras aucune motivation plus grande que ça, tu seras toujours l’esclave de quelqu’un. Oh, ça alors, il y a même un dodo !
Le Pavillon des Animaux Disparus, c’était la partie préférée de Nolwenn. Elle traversait tout le zoo au pas de course pour y arriver la première et on devait quand même l’attendre des plombes à la sortie. Papa nous amadouait en nous rinçant de sucre au stand de glaces et granités.
— Dis, Gin. On peut tout faire en holo, aujourd’hui. Y a même plus besoin de vrais acteurs dans les films. Y a des robots pour tout. Toi, t’es morte j’sais pas combien de fois et t’es toujours là. Si y a pas de limite, alors, comment on sait que c’est réel ?
Elle me lâche la main et se laisse happer par la lumière tamisée du Cabinet de Curiosités. Une petite pièce sur la droite, derrière un rideau charbon, où Papa n’aimait pas qu’on s’attarde. Je reprends ses mots et j’avertis Ginger :
— Ce sont des aberrations.
— Tu trouves ? Moi, j’aime bien ces chimères.
On parle de faux bébés siamois et de squelettes alambiqués assemblés à partir d’animaux différents ; des créatures inventées mises en bocal et noyées dans la résine pour rendre les faux-raccords moins évidents. La poussière aide aussi. C’est drôle ça : la saleté, c’est toujours authentique ; personne n’a encore pensé à en vendre en holo pour décorer les vieilles masures.
— Peut-être que rien n’est réel, concède Ginger devant le squelette d’un pseudo-dragon. Mais qu’est-ce que ça change ? Ce qui a de la valeur, ce n’est pas ce qui est vrai. C’est ce que tu crois. Ta vérité, la mienne, celle de ta vendeuse de pommes, ce sont autant de réalités différentes, et parfois même incompatibles. Le réel, c’est qu’un assemblage de molécules, une série de réactions chimiques, la traduction de tes sens par ton cerveau. C’est plein de non-sens et de vide. C’est pas ça qui compte. Personne ne lutte pour le réel, tout le monde se bat pour des rêves.
— Donc c’est normal de lutter contre ?
— Contre le réel ? Oui, c’est normal. Tout le monde fait ça. Arrête de te prendre pour l'exception. Si tu tiens tant que ça à sortir du lot, va falloir mettre le paquet ce soir. Pas parce que je te menace. Pas parce qu’on te force. Mais parce que t’es la seule personne au monde capable d’accomplir quelque chose d’aussi abject.
— Qu’est-ce que je vais devoir faire ?
Cette fois, j’aime mieux savoir, être prévenue. Cette fois, j’aurai le choix. Nous sortons du Cabinet. Ginger m’indique un coin où l’attendre pendant qu’elle rendort les holos. Elle me demande même si autre chose me ferait plaisir, alors je ne me prive pas, je lui demande un granité. Même ces machines-là, elle sait en prendre le contrôle. Elle nous sert deux grands verres de glaçons bleu pétant. Ça a plus le goût des souvenirs que d’autre chose, mais c’est bon.
— Tu sais ce que c’est qu’un barasex ?
Je vois vaguement. Ginger m’explique avec sa précision de robot comment ça marche à Crown Bay, comment ces commerces ont prospéré et dans quelles conditions y sont détenus les corps qu’ils mettent en location.
— Ils font croire à ces recrues que c’est temporaire, qu’elles vont sortir un jour. Ils poussent le vice jusqu’à leur intégrer un disque externe, un peu comme le mien, et un répondeur téléphonique qui gardera tous les appels de leurs proches pour trente ou quarante ans. Mais la vérité c’est que, le jour où elles ne sont plus baisables, ils les débranchent. Je sais pas si tu t’imagines l’état d’un corps qui a été dopé plus de dix ans au nibilium. Elles ne sont plus capables de faire un seul mouvement sans que quelqu’un appuie pour elles sur un bouton, plus capables de penser sans qu’un casque leur envoie des décharges. Ce ne sont pas des cyborgs, mais des zombies.
— Tu prends bien du nibilium, toi, non ?
— Oui, pour mes prothèses. Dans des circuits délimités. Crois-moi, je prends soin de préserver ce qui me reste d’humain. J’ai pas envie de finir comme cet impotent d’Hirata dans son Bashi-K à la con.
Je fais de gros yeux vides, je ne vois pas de qui elle parle. Elle doit le sentir, d’ailleurs, parce qu’elle aspire bruyamment le fond de son granité.
— Rain, acceptes-tu d’apporter à ces moins-qu’humains la seule aide qu’ils peuvent encore espérer, oui ou non ?
— J’ai pas le choix.
— Tu as le choix.
— Non. Personne d’autre ne le fera.
Ginger me prête un casque, une énorme fausse bouche imprimée autour de la visière, et je me retrouve à l’arrière de son scoot. C’est instable et bruyant, elle a dû le bricoler elle-même. Ça lui ressemble et, en un sens, c’est beau.
Le plan est simple, comme toujours avec elle. Elle me lâche au point de rendez-vous où je dois retrouver Clair. Avec ses dons d’empathe, il servira de garde-fou. Si je m’avise de buter autre chose que de la chair à baiser, et si cet autre chose n’est pas assez pourri pour son art à deux plaques, il se chargera de moi. Je n’ai pas peur de Clair. Mais bon, même si je vais m’en remettre, un harpon dans le bide, ça me gâcherait la soirée.
— Et toi, tu vas faire quoi ?
Je suis obligée de crier, à cause du vent de mer et de la vitesse.
— Rien. La sécurité de ces foutoirs est en toc, j’ai même pas envie de me donner cette peine.
— T’es juste mon coursier, quoi ?
— T’emballe pas, joli monstre. J’ai des affaires dans le coin. Une audition pour un nouveau membre. Je passe te récupérer après le carnage et je resterai en ligne tout le long si besoin. Mais bon, t’aimes pas trop que je te casse les oreilles, hein ?
Elle sait. Est-ce que j’ai changé ? Est-ce qu’on a franchi un cap ? En tout cas, tout a l’air plus clair. La nuit a l’air plus claire, avec les mortiers d’artifices et les cocktails molotov qui éclatent de tous les côtés. C’est la merde à Crown Bay. Un joyeux bordel. Tout ce que j’aime. Mais pas question de se ramener à la fête. Les instructions sont claires, elles aussi : que je profite que ce bazar serve de distraction à la moitié du quartier pour faire couler mon bain de sang.
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