93.2
Clair m’attend à un coin de rue avec tout son attirail. Je descends. Ginger disparaît dans un vieux bruit de pot d’échappement.
— Belle soirée, lance l’elfe à la noix.
— Animée, je réponds.
Ça, c’est de la putain de conversation ! En même temps, savoir qu’il mesure en continue mon quotient d’humanité, ça ne me donne pas non plus envie de lui tenir le crachoir. Mais c’est long, le chemin, jusqu’au barasex. On passe notre temps à éviter des émeutes dans lesquelles je plongerais avec plaisir, à prendre des raccourcis qui n’en ont que le surnom. Est-ce qu’il profiterait pas de tous ces méandres pour dresser mon état des lieux ? Et hop, ce soir il balancera à la cheffe que je suis instable, que je ne suis pas fiable, qu’il ne faut plus rien me confier d’important. Ce serait bien son genre, à cet artiste raté !
— Eh, Gueule-d’elfe ! Comment t’as rejoint F…
— T’allais vraiment dire le mot, là, bleusaille ? T’es un putain de numéro, et c’est pas un compliment.
— T’as passé une audition ou un truc du style ?
— Une audition ? N’importe quoi. On n’est pas un foutu groupe de musique formaté par Spectus.
Il se tait. Je me dis que lui non plus n’a pas envie de parler, et dans le fond je tiens pas à connaître son histoire. L’air est rouge, le ciel est chaud. Là, sur la grande place de l’hôtel de commerce, brûlent des piles de marchandises, des jerricans de carburants et des bidons de nibilium. Ça pue les fruits cramés, le pétrole et le robot grillé. Ça sent comme la décharge. Ça court par meutes, ça se poursuit et ça se jette à terre pour se donner des coups avec des lames ou des flingues. Au bout des docks, la mer aussi vire au carmin, à force de refléter toutes ces haines débridées.
— C’est le même horizon que le tableau de Munch.
Je croyais endormir sa méfiance avec un truc d’artiste à la gomme, mais ça ne prend pas, on dirait. Je dois me farcir son silence plein de mépris encore un bon quart d’heure avant qu’on voie enfin l’horrible enseigne du barasex.
— Ginger t’a brieffé ?
Je hoche la tête. La bête s’étire et craque. Dès que je passe la porte, je lâche l’autre au complet, défonce les murs des cabines et tout ce qui s’y trouve.
Vivant. Pas vivant. Pas mon problème.
Je rue, je mords, je broie, j’écarte les chairs à la puissance de mes griffes. Et je laisse tourner en boucle dans ma tête les mots de Ginger, comme l’une de ces chansons entraînantes que mettait Cerise pour faire le ménage.
Zombie, zombie, zombie.
Des zombies. Rien que des zombies. Comme dans les jeux-vidéos de Nolwenn. Des carcasses déjà mortes que, dans mon immense bonté, j’épargne. Pendant que je fends et presse chaque sac de chair à la façon d’un fruit trop mûr, Clair sillonne le périmètre. Il attrape une série de personnes qu’il range sur le côté.
Harponnés. Pas harponnés. Pas mon problème.
Maintenant les cabines sont vides, les cabines n’existent plus. Le monde est en charpie. Mais il y a une réserve, je le sais. Ginger me l’a dit. Je bondis et me suspends à la chaîne de distribution par un bras mécanique. Je grimpe. Je remonte le circuit et me hisse, en glissant le long de l’épaisse courroie. Jusqu’à la trappe. Jusqu’à l’ombre. Jusqu’à l’endroit le plus terrifiant que j’aie jamais vu. L’Enfer même n’a pas de cercle aussi glaçant. À se faire vomir les tripes. Des rangées de corps inertes, sagement entreposés dans leurs petits couffins. Des corps qui respirent, ont des rêves qui les crispent, des spasmes qui les secouent et des plaintes qui résonnent.
Je le sais.
Je ne sais pas comment, mais je le sais.
Toute cette chair à baiser est cent pour cent consciente de tout ce qu’il lui arrive.
Tout.
Avant moi.
Moi.
Et, la seule consolation, c’est qu’il n’y aura rien après.
Je ravale la bave qu’ont laissé couler les yeux. Serre les crocs. Hurle pour couvrir le concert des lamentations et charge dans le tas. Chaque corps avait un nom. Une vie. Une famille peut-être. Et si là, sans le savoir, j’emboutissais Roxane ? Je ne veux pas le savoir. Je veux même pas y penser. Je dois vivre avec ça et cette idée sur la conscience. Savoir que je suis l’assassin, le sauveur. Que les deux sont réels, selon d’où on regarde.
Le sol du hangar baigne du même rouge que le reste. Les corps ? Méconnaissables. Clair récupère un truc sur un genre de tour de contrôle, et on se barre. Mais ce n’est pas fini. Ce n’est que le premier. Combien y en a-t-il ? Deux, puis trois. Et j’arrête de compter.
Zombie, zombie, zombie.
Je fais ce qui doit être fait.
Tous ces putréfactoires exhalent les mêmes effluves de sexe et de sang blanc. À force, je m’en imbibe. À deux doigts de croire que je suis l’un de ces corps à louer, que cette course contre ma vie n’est qu’un rêve désespéré et que mon corps a pourri dans l’un de ces bashi à la con.
Je me lave avec ma glaise. Noire, comme la nuit qui engloutit tout. Comme mon énorme bouche, quand j’avalerai le monde. J’en recouvre le sang sur mes doigts et mes plaies maladroites. Je l’avale quand elle coule sur le bord de ma joue. Je voudrais échanger ma place avec l’autre, complètement. N’être que spectatrice. Lui laisser les commandes, la conscience, tout. J’aimerais dire que c’est réel. Y croire encore. Ces petits moi qui me hantent et portent tous nos péchés. J’ai commencé à déborder.
Zombie, zombie, zombie.
Ici, il y a des prénoms imprimés sur les caissons. Plein de prénoms. Que je n’ai jamais entendus, pour certains. Que j’associe, pour la plupart, au visage d’un vacancier ou d’un enfant du marché. C’est comme si je les connaissais. Comme si chacun de ces noms me sautait à la face en lettres majuscules, quand je dézingue son couffin, et se pendait à mon ego. Armure d’identités, légion d’autres-que-moi. Je pourrais tous les accueillir dans mon pandémonium. Je pourrais les faire moi, les faire vivre à jamais.
Zombie, zombie, zombie.
C’est toi !
Comme le clame Rain dedans, quand je mords à pleine bouche et déglutis leur chair. Le sang d’inconnu me pisse entre les dents, me noie les gencives. Je pleure des larmes si chaudes que l’on croirait du feu.
Zomb…
— Ohé, Rain, stop !
Gueule-d’elfe m’a arraché mon presque-moi des mains. Pourquoi ? Oh. Ça y est. J’ai vrillé ? J’ai franchi le tabou, le plus ignoble de tous, au point que même les monstres me jugent obscène.
— Bah vas-y, harponne-moi !
Je lui donne même du sourire. Un sans-rire tout sang tout sale.
— Je ne vais pas te harponner, chiale-t-il. Je sens maintenant que c’est… ta façon à toi…
Je pige rien à ces larmoiements. Qu’on me rende ma bataille et ma gloire d’immortel. Me revoilà, ô mon immonde mission ! Ce genre de missions…
que seul un démon…
Qui a dit ça, déjà ?
Ah oui.
L’ange du vide-ordure.
Zombie, encore, que j’ouvre en deux. Qui gicle. J’ai de lui plein la bouche, plein le nez, plein les yeux. À en vomir ses tripes. Les miennes. Les nôtres.
— C’était chez le médecin, dit Clair en me tenant les cheveux. Un vendredi, ou un samedi. Je m’en souviens, parce que ce n’était pas un jour habituel. Elle était dans la salle d’attente et, quand je suis arrivé, elle s’est excusée et m’a demandé de passer avant elle, parce qu’elle n’avait pas rendez-vous. Moi non plus, en fait. Je venais juste savoir s’il avait croisé de nouveaux Étalonneurs.
Sa voix a la même douceur fourbe qu’un somnifère. L’autre s’y laisse prendre et se rétracte. Moi je vois toujours rouge. À travers ce filtre-là, il perd un peu de cette pureté qui me le rend insupportable.
— À ce moment-là, j’avais tout juste fabriqué mon harpon, et je n’avais tué qu’un type. Ce n’était pas prémédité. J’ai juste vu sa couleur, je n’ai pas pu me retenir. J’ai une petite galerie à Little England. Pas tout seul, bien sûr. Nous sommes trois. Alors, j’y ai exposé la photo, dans un coin. J’étais curieux de savoir si quelqu’un le remarquerait. C’est là que, quelques jours après notre rencontre chez le médecin, cette femme est revenue. Une bonne trentaine de personnes étaient passées sans le voir, ou en pensant qu’il s’agissait d’une mise en scène. Mais elle a tout de suite compris. Elle m’a demandé comment j’avais pris la photo, alors je lui ai parlé du harpon. Je voulais surtout voir si elle me croirait. Non seulement elle m’a cru, mais elle m’a proposé de la rejoindre.
C’était sans intérêt, mais ça m’a apaisée.
— C’est le dernier, dit Clair. Tu te sens de finir ?
— J’sais pas. C’est toi l’empathe. Tu me sens comment ?
— Purentine, c’est pas très bon. Mais si on fait ça vite et que je t’aide un peu, ça devrait aller. Je m’occupe de ce qu’il reste de cabines, tu fonces direct dans le dortoir.
Foncer, je n’en ai plus envie ; ni d’exploser quoi que ce soit.
J’avais tort.
Y a pas de Grande Machine.
Pas de vérité enfouie sous les viscères.
À part qu’il n’y a pas de limite à ce qu’on peut inventer pour réifier la chair.
Pour déchiqueter une âme.
Moi aussi, quelqu’un m’a inventée – peut-être que j’aurais mieux fait de rester une fable.
Proprement, comme un docteur de l’hôpital, je débranche un à un les corps en stase. Plus de nibilium, plus de casque, plus d’impulsion. C’est exactement la même chose que la mort. Mais peut-être qu’il leur reste des rêves, même rien que des fragments.
L’extinction des bashi est presque terminée, quand l’un des couffins de soulève, emporté par la chaîne au bout d’un bras mécanique. Je finis de décâbler ceux qu’il reste en réserve, puis poursuis la commande en train d’être livrée. Il y a un homme dans la cabine, qui pourrait être son frère. Même teint, même tronche juvénile. Je reste dans l’ombre, derrière le caisson. Je ne crois pas qu’il veuille se la faire.
— Hey, Milia. Ça y est, j’ai assez… J’vais pouvoir te sort…
Il dégobille trop d’hémoglobine pour articuler sa fin de phrase. Harponné en plein bide, le gars ne se démonte pas. Il reste droit sur ses jambes, les yeux braqués sur la femme-à-louer. Je sors de mon recoin, arrache les câbles en passant et fracasse les attaches qui la relient au caisson. De haut en bas, je regarde le minable en costume rapiécé qui appuie sur son ventre sans retenir une goutte.
— Il est de quelle couleur, lui ? je demande.
— Gruseu, pourri jusqu’à la moelle.
— Il avait l’air de vouloir l’aider.
— C’est peut-être mieux comme ça.
Je décide de ne pas l’achever. Clair a eu sa photo, il n’en demande pas plus. La mission est finie.
Nous quittons le dernier barasex de Crown Bay, tout l’organisme dans les talons. On n’est même pas arrivés au bout de la rue, quand de nouveaux tirs éclatent et que le bordel flambe.
— À ton avis, ils crament ou ils s’en tirent ?
Ce jeu-là plairait à Feng, il faudrait lui trouver un nom. Clair s’arrête net pour admirer le lieu du massacre partir en fumée. Lui, ne doit pas aimer les jeux, vu comme il me répond :
— Ça ne dépend pas de mon avis.
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