93.3
Ginger me récupère comme prévu. Je me sens mieux que l’autre fois – je crois. Moins amère, moins en vrac. La cyborg me demande comment ça s’est passé. Tout le monde est (sûrement) mort, donc la mission est un succès. Je tends le pouce en l’air.
— Bravo, je savais que tu pouvais le faire.
— Et toi ? Ton audition ?
— Un type compétent. Tu le rencontreras la prochaine fois.
Je plie l’échine en arrière, les mains cramponnées à la poignée de la selle. Le scoot file dans la forêt de feux. La mer brûle, elle aussi, et tout Crown Bay hurle un même hymne au désordre.
— C’est beau hein ? crie Ginger.
— Hyper beau.
Je me penche pour mieux l’entendre, les bras noués autour de son blouson en synthécuir, le menton sans son col qui me scie la joue. Ça sent bon le faux. Sa peau sue, son nez souffle, son cœur bat. Je devine tout l’intérieur, là, entassée contre elle à deux cent kilomètres-heure.
— Où est-ce que je te dépose ?
— Vers Cascaracosta. Ça te va ?
Ginger m’arrête dans la station balnéaire presque complètement vide. C’est l’heure de se dire bonne nuit – peut-être.
— Hey Smoothie, tout va bien ?
Tout, non. Est-ce que ça existe vraiment, un monde, ou un moment, ou juste un songe où tout va bien ? Inutile de débattre de ce qui baigne ou pas. Moi, c’est sûr, je cloche. C’est difficile d’être un dieu des Enfers.
— Pourquoi on n’a pas recouché ensemble ? je lui demande.
— Parce que t’en n’avais pas envie, se moque Ginger. Sinon, t’aurais demandé, non ? Je sais bien de quoi t’as l’air quand tu sors les cornes. Et toi, tu sais que je n’ai pas peur. C’est peut-être pour ça que je ne t’amuse pas. Tu penses pas ?
— Non, ça me saoule de penser.
— Viens avec moi.
Elle nous fait rentrer dans l’un des pavillons déserts, trop facilement pour que ça ait l’air d’une effraction. Il reste des boissons plein les placards, elle me demande ce que je veux.
— Vodka, rhum, saké, gin ?
— Une tisane, y a ?
Elle me dégote ça, se sert l’un de ses détergents habituels et m’invite sur le sofa comme si c’était chez elle.
— Les choses s’accélèrent, dit-elle. Est-ce que tu as des questions ?
— T’as dit que vous aviez des raisons de faire tout ça. Clair cherche sa sœur, hein ? Mais Alecto et toi, vous voulez quoi ? Comment elle t’a engagée ?
— Alecto ne pas pas engagée, s’esclaffe-t-elle, un peu ivre, le corps renversé dans les coussins. C’est une histoire amusante. Il faudra lui demander de te la raconter, la prochaine fois qu’elle sera des nôtres.
— Elle ne se bouge pas beaucoup.
— Non, c’est vrai. Mais elle a un talent certain pour bien s’entourer. Clair et toi vous imaginez qu’Alecto dirige Fate, mais c’est faux. Nous l’avons fondé ensemble, parce que nous voulions le même avenir. Elle, elle rêve d’un monde où il existerait un genre de justice divine. Moi, je veux construire un monde où les gens comme toi peuvent sortir en plein jour. C’est un peu la même chose, t’en dis quoi ?
— J’en dis rien, je sors le jour si j’veux.
— C’est ça. Bois ta tisane tant qu’elle est chaude au lieu de me vendre des salades.
Le ciel porte encore les couleurs d’une hécatombe, quand je sors de chez Personne. Je marche d’un pas lourd jusqu’à l’Académie. Mes semelles écrasent l’aube, le cimetière de la nuit, et j’ouvre grand la gueule, aux rangées de dents pointues, afin de croquer l’aurore écarlate. Je rentre dans un calme plat par le portail de derrière. Là, dans un silence d’une profondeur inouïe, on me scrute.
Une forme palote recroquevillée dans le coin de la cour, sur les couvercles des poubelles. Fantôme de pacotille. Édredon remplumé.
— Le Diable n’est pas ponctuel, raille sa petite voix.
Je remets sa gueule d'ange, sans l'ombre d'un sourire. Cette fois-ci la fureur ne m'embrouille pas les sens. Plus depuis que Rain tient fermement la bride. Shell, cette coquille creuse, cette petite chose de rien du tout...
Je m'éclaircis la voix, et surtout je m'assure d'étouffer ma surprise.
— Oh, c'est toi. Je vois. Je comprends mieux la dérouillée que tu m’as foutue…
Sa minuscule main me fait signe de m'asseoir. Trois petites tapes qui sonnent comme des caresses sur le couvercle rouillé. Ses doigts comme atrophiés, les os tout distordus. Quand bien même nous serions du même bois, son sculpteur n'arrive pas à la cheville du mien.
Je m'assieds.
— J'imagine que tu attends des réponses, Faustine.
Un rire acéré me déchire la gorge.
— Pas du tout, mon ange ! Je suis pas du genre à me poser des questions !
— Ça t'indiffère alors, ce que je suis ? Pourquoi je dois t'achever ? Ou ce que veux Theo ?
— Tout juste. Je m'en cogne. T'as peut-être de la ressource, et je veux même bien admettre que tu m'as étonnée, l'autre jour, dans le duel. Oui, toi tu peux voler. Mais jamais un petit piaf dans ton genre aura ma peau. C'est clair ?
— Limpide. Ça tombe même plutôt bien, car figure-toi que ce n'est plus ta peau que je veux.
— Quoi alors ?
— Tu n'es pas du genre à te poser des questions, non ?
— J'ai une question. Une seule. Il y a des missions que seul un démon est en mesure d'accomplir. C'est ce que tu m'as dit l'autre soir. Et j'ai compris, je crois. Je crois que je fais ce qu'il faut. Je ne suis pas quelqu'un de mauvais, la plupart du temps et, va savoir pourquoi, toi aussi t'en es convaincue. Est-ce que tu sais ce que c'est qu'un pluvier d’Égypte ?
Je lui raconte la symbiose, cette vérité universelle qui fait que même le plus insignifiant et faible des volatiles n’a pas à avoir peur d’un monstre tout d’écailles et de crocs.
— Tu veux savoir si je suis un pluvier ? Je n'en sais rien. Je ne sais pas, à vrai dire, quel genre de plumes je porte.
— Ça aussi on s'en cogne, mon ange. Peu importe quel drôle d'oiseau tu es. Je sais que t'as une bonne raison de te jeter dans ma gueule et d'y risquer tes belles plumes. Ta raison, je m'en fous. Elle ne me regarde pas. Ce que je veux savoir, c'est jusqu'où t'es prête à t’engouffrer, dans ce gosier sans fond. Très franchement, je crois que t'as plus rien à perdre. Me dis pas si je me trompe, ça ne change rien. Dis-moi plutôt, mon ange, est-ce que t'accepterais de me prêter tes ailes ?
— Pour quoi faire ?
Une raison. Pourquoi faut-il toujours qu'il y ait une bonne raison ? Tout le monde jure par l'ordre, la logique, les causes et les conséquences, les fins et les moyens. Tout le monde oublie que l'univers entraîne aussi sa part nécessaire de chaos, de hasard, d'indomptable. Pour peu qu'une équation puisse rester insoluble, qu'un effet papillon chamboule les pronostiques ou que les moyens deviennent leur propre fin, la raison est peu de chose. Ce chaos refoulé lui fait toujours échec.
— C'est pour ça que les anges se tiennent en retrait, hein ?
Quand ses sourcils se froncent, sa face de martyr se dilue timidement dans la colère divine. Son plumage tremblote devant ma vérité, en proie au doute. Ma langue se raffermit.
— C'est pour ça aussi qu'ils mettent autant de temps à exaucer les prières. Parce qu'ils sont là, à peser le pour et le contre en nous prenant de haut, à essayer d'anticiper quel bien ou quel mal un vœu va provoquer. Mais jamais ils ne se mêlent à la cohue des mortels, jamais ils ne confrontent leurs pulsions insensées. Spontané, instinctif, irrépressible, ils ne savent pas ce que ça veut dire. Voilà pour quoi. Je hais les anges hautains. Je veux qu'ils chutent, face contre terre, qu'ils voient le monde d'en-bas, qu'ils comprennent ce que c'est que de toucher le fond jusqu'au dernier sous-sol. Et je veux voir d'en-haut avec leurs yeux béats, balayer le poids du monde d'un simple battement d'ailes.
Un sourire effroyable déforme les lèvres de l'ange. Le rictus se mue : rigide, pointu, crochu. Un bec de charognard qui s'étale fièrement sur ses joues remplumées, fauves et espiègles. La lueur qui pétille dans ses yeux de rapace, je la connais trop bien. Mes crocs s'exhibent, comme un miroir, en réponse à sa joie prédatrice. Elle me toise, pas comme une proie, pas comme un juge, comme une égale.
— Je suis un ange, oui. Mais un ange d'en bas. Un vrai ange de la mort.
Ses ailes se déploient. Elle m'attire dessous, au chaud. Je suis un œuf qu'on couve.
— Je suis exactement comme toi, susurre sa petite voix dans une bourrasque de compassion. Alors, je sais pertinemment que tu ne mérites pas mes ailes.
Là, quelque chose surgit d'un pli de son plumage. Un puits d'ombre de poche, un abysse miniature qui m'aspire l'âme par la rétine. Je suis sous hypnose et je ne capte rien, pas avant que le bout du canon m'embrasse le front.
— Ordure, tu redeviendras ordure. Bonne nuit, Faustine.
Une balle bouillante me transperce les synapses. Tout l'ego rose et flasque gicle sur les poubelles.
Fin du chapitre 6
Annotations