La nuit est mon royaume. Pas de lever de soleil pour me tirer du lit, pas de réveil pour m’annoncer l’heure. Ici, on sort quand les ombres bouffent tout le reste. Chaque soir, je m’éclaire dans un silence mécanique, et j’observe. Les yeux grands ouverts, figé dans ma hauteur. Immobile, mais aux aguets.
Il y a ceux que je vois tous les soirs, les gars en blousons, le genre qui se cale contre le mur d’en face, les mains toujours dans les poches. Ils se passent des petits sachets de main en main et jettent des regards rapides autour, mais moi, ils m’oublient. C’est bien, mieux vaut pas trop faire attention à moi. Y en a qui s’approchent parfois, qui se calent juste en dessous de moi pour compter leurs billets, la tête baissée. Je sens la chaleur de leur souffle, je les connais par cœur, ces mecs. Toujours pressés, toujours nerveux.
Puis il y a les autres, ceux qui passent en courant, capuche tirée jusqu’aux yeux, le regard fuyant. Je les vois avaler la rue, un coup d’œil derrière l’épaule, comme si j’étais un témoin gênant. Y a des flics aussi, de temps en temps. Les gyrophares qui éclatent la rue en rouge et bleu, leurs ordres jetés dans l’air comme des projectiles. Moi, je reste silencieux. Je prends pas parti, je laisse filer les ombres, les cris, les chuchotements. Pas mon job de parler, de toute façon.
Les nuits s’empilent, et je me retrouve toujours là, planté au même endroit, les yeux rivés sur ce bout de béton. Un bout de trottoir oublié, coincé entre deux rues qui se moquent bien de mon existence. Ce coin de la ville, il est à moi. C’est mon terrain de chasse, mon fief. On pourrait croire que je me lasse, que voir défiler la même scène me vide la tête, mais non. Moi, je m’attache. À chaque détail, chaque sourire volé sous une capuche, chaque éclat de rire qui fend l’air, même s’il y a souvent plus de larmes que de sourires.
À chaque ronde de la nuit, un nouveau personnage s’invite dans mon domaine. Tôt, c’est le vieux et son chien, un berger fatigué avec le poil rêche. Ils traînent sous moi à petits pas, le chien reniflant chaque centimètre de trottoir. Et chaque soir, le même rituel : le vieux détourne le regard, et le chien, lui, me marque, pile à ma base, comme si j’étais la frontière sacrée de son territoire. À force, ça me laisse un goût désagréable, mais bon, j’ai fini par accepter cette routine. Peut-être que c’est une sorte d’allégeance, son moyen à lui de me dire : "Ici, c’est aussi chez moi." Le vieux parle parfois tout bas, des mots qui se perdent dans le souffle du vent. Le chien, lui, grogne doucement, fidèle et indifférent au reste du monde.
Et puis il y a le couple, tous les deux pressés de se retrouver à l’abri. C’est toujours le même rituel : une pause sous moi, des mains qui se cherchent, un regard volé. Parfois, elle passe sa main dans ses cheveux à lui, d’un geste tendre, comme pour effacer la fatigue de la journée. Lui lui murmure un mot doux, qui la fait sourire. Ils s’aiment, c’est clair, mais moi, je sais que les sentiments s’effilochent vite dans ce coin de la ville. La passion d’aujourd’hui peut se faner demain. Je n’en dirai rien. Je les laisse filer dans l’ombre, là où leurs secrets restent à l’abri des regards.
Les ombres fourmillent aussi d’autres présences, plus discrètes, des petites créatures qui peuplent la nuit. Le chat du quartier, un vieux tigré gris, passe souvent en coup de vent. Lui, il me connaît bien, je le sens. Il s’arrête parfois sous moi, jette un regard furtif, et repart, comme s’il contrôlait que tout est en ordre. Et puis y a la fouine, plus timide. Elle se faufile sans bruit, longe les murs, jetant des coups d’œil méfiants à chaque mouvement. Elle sait que la nuit n’est jamais vraiment sûre, même pour les siens.
Le rat, lui, n’a peur de rien. Il dévale la rue comme un roi de la crasse, défiant les regards. Moi, je l’observe, fasciné. Ce petit être sans charme, il a l’audace que beaucoup rêvent d’avoir. Lui, il ose, il traverse sans hésiter, peu importe ce qu’on peut en penser. Les éboueurs le surprennent parfois, dans leur ballet mécanique de balais et de poubelles renversées. J’entends leurs rires étouffés, ils se plaignent souvent de la fatigue, de ces matins sans fin où la ville leur balance sa crasse comme un poids. Ils sont les autres sentinelles de la nuit, ces invisibles qui font place nette avant que la ville ne s’éveille. Parfois, un d’entre eux lève les yeux vers moi, mais son regard reste vide. Pour eux, je ne suis qu’une lumière de plus dans cette rue sans nom.
La rue, c’est pas un poème. C’est brut, c’est sale, c’est froid. Les murs crient parfois, les murs craquent. Y a des nuits où la ville se déchaîne, où tout vibre sous la colère des moteurs, des pneus qui crissent, des bouteilles qui se cassent. Et moi, je regarde tout. J’encaisse. Des jours comme des nuits, je bouge pas. Solide. Indifférent. Les années défilent et moi, j’ai vu les visages changer, les rires s’effacer, les larmes se multiplier. J’ai vu les petits gamins du quartier grandir, se durcir, se perdre.
Chaque matin, la lumière du jour vient me faire taire. J’éteins mes veilles, mes regards, et je m’efface. En été, je bosse moins, c’est sûr. Les jours durent, et la ville a besoin de moins de mes lueurs. Mais dès l’hiver, je reviens à plein temps, éclairant les heures longues et froides, donnant un semblant de vie au béton gelé.
Personne me remarque, c’est pas fait pour ça. Je suis juste là, planté au même endroit, témoin muet d’une ville qui m’oublie. Mais quand la nuit retombe, c’est moi qui veille, moi qui garde un œil sur les secrets enfouis, les histoires qui glissent et s’effacent. C’est mon royaume, mon domaine. La rue m’appartient.
Je suis là, toujours debout, toujours à regarder, la tête haute, inébranlable. La lumière, c’est moi.