1 heure avant
Chris piocha dans la panière en plastique jaune sous la planche de travail et en sortit un petit pain rond. Un pain classique industriel, prédécoupé dans le milieu, facile à séparer en deux morceaux assez plats pour entrer dans la machine à toaster. Quand celui-ci fut bien chauffé, Chris l’installa sur un papier d’emballage qu’il avait préalablement posé sur la planche de travail en acier inoxydable de la cuisine, puis il vérifia sur l’écran de commande au-dessus de lui le produit réclamé.
Un Classique Burger, la spécialité de la chaîne de restaurants. La recette était inscrite sur un panneau affiché devant lui, avec de petits schémas très simples, mais il l'avait déjà fait tellement de fois, deux ans à travailler ici, qu'il n'y prêtait même plus attention. D’abord, il tartina les faces planes du petit pain toasté de sauce burger à la spatule. Puis, il piocha les différents ingrédients dans les récipients en plastique transparent, encastrés dans la planche de travail devant lui. En premier, la salade verte, qu’il plaça sur la face pleine de sauce du chapeau. Vinrent ensuite, par amoncellement d’ingrédients, une tranche de tomate prédécoupée de la mise en place du matin et une poignée de morceaux d’oignon grossièrement tranché. Sur la partie du bas, il déposa un steak haché de bœuf du tiroir chauffant où la viande surcuite attendait d’être servie, une tranche carrée de cheddar à fondre, exactement deux fines rondelles de cornichon et il aspergea le tout de 30 grammes de ketchup et de cinq grammes de moutarde, soit l’équivalent du tracé d’un ample cercle rouge barré d’une ligne jaune.
Enfin, il réunit les deux monticules en un et redressa le tout d’un coup sec comme un pâté de sable. Il recouvrit son œuvre avec l’emballage aux couleurs de l’entreprise qu’il referma par un autocollant, puis il balança le paquet sans trop de précautions sur la table chauffante depuis laquelle il serait distribué.
En moins de 4 minutes, les clients pouvaient déguster le même burger que dans n’importe quel restaurant de la franchise, où qu’ils soient dans le monde. Toujours le même, encore et toujours. Précisément le même, c’était important. Ça, Chris le savait bien, et sans même y penser, il sentait ce mantra profondément ancré dans son inconscient.
La commande suivante s’afficha à peine la précédente disparue de l’écran. Une minuterie se lança et alors de nouveau, Chris piocha dans la panière jaune. Le pain, la sauce, les légumes, la viande et le fromage, assemblé mécaniquement, presque sans avoir à regarder. Sans cesse, il constituait ses burgers avec des gestes précis et répétitifs que l’habitude avait fini par imposer. Il n’eut qu’un instant de répit pour laisser le temps d’être approvisionné en ingrédients sur son espace de travail par un autre équipier. Lorsqu’il reprit son incessant ballet, Chris ne fit qu’un burger avant de se figer, comme arraché de sa torpeur. Il venait de s’apercevoir que les bacs à ingrédients devant lui avaient été mélangés par l’autre employé. Chris ne l’avait pas remarqué avant, il avait à peine prêté attention à son collègue tant il était resté dans ses pensées.
Un désagréable picotement de panique se propagea le long de sa peau. Il avait probablement dû se tromper dans la recette du burger. Il avait beau essayer de se souvenir de ce dont il s’était servi, revoir mentalement ces mouvements. Il avait agi par habitude et il lui était donc impossible de se rendre compte de ce qu’il avait pu faire.
Après un instant de doute, il interrogea sa collègue Leslie, qui s’occupait de distribuer les commandes.
— Hé ! Attends ! Où est le dernier burger que je t’ai donné ? Je crois qu’il y a un souci.
Elle le fixa de son regard inhabité sans lui répondre, puis reprit son travail sur la console de caisse comme si de rien n’était. Chris l’avait toujours trouvée antipathique et ennuyeuse. Il se rappelait pourtant l’avoir croisée une fois, en dehors des heures de travail, et il lui avait alors semblé qu’elle était une tout autre personne, tellement elle rayonnait de vie. À croire qu’ici, toute joie était absorbée, comme il le ressentait d’ailleurs en lui-même.
Nolan du poste à frite avait entendu, malgré lui, la conversation.
— J’espère que tu n’as pas fait n’importe quoi, Chris. Tu te souviens de Jimmy Fellmann, le jour où il a mis trop d’oignon et pas assez de sauce, il a été convoqué et on ne l’a plus jamais revu après ça, gloussa, le cuisinier.
Ces paroles n’avaient rien de rassurant, pourtant Nolan était un garçon plutôt sympathique, mais il ne ratait jamais une occasion de charrier les autres avec son air taquin. De son plus grand sourire où brillaient ses dents blanches, il jubila de voir son collègue paniqué à ces mots. Tout le monde ici avait gardé l’histoire du Fellmann burger comme un avertissement. Chris scruta d’un regard de détresse la salle du restaurant qui se remplissait, il était déjà midi passé. Il ne put dire où son burger à la recette incertaine avait bien pu finir, alors il ne restait plus qu’à espérer que personne ne s’en plaigne et l’histoire pourrait être oubliée.
Dans la famille de Patricia, on avait l’habitude de venir fêter les succès et résultats scolaires de chacune des trois sœurs en se rendant au fast-food du centre-ville. Cette fois-là, c’était Éva, la sœur cadette, qui venait d’être acceptée dans l’école supérieure de son choix. Alors, comme le voulait la coutume, Esteban, le père, emmena ses grandes filles au fast-food. C’était un rituel médiocre, pensa Patricia, l’ainée, qui n’aimait pas tellement ce système ni même les fast-foods. Elle était, d’après son père, la plus en retard de ses filles, elle rêvait de devenir une artiste-musicienne, mais ce n’était d’après lui pas une vocation honorable. Là où les autres sœurs avaient obtenu des diplômes avec mention et se projetaient déjà dans des carrières prometteuses, Patricia n’avait pas été aussi studieuse et préférait passer son temps à écrire des textes de chanson et à jouer des mélodies sur son clavier.
Aujourd’hui, Esteban était fier comme il ne l’avait pas été depuis longtemps. On aurait dit que l’heureux papa voulait informer tout le monde du succès de sa fille adorée. Sa bonne humeur lui passa quand dans le restaurant il se retrouva en face d’une borne électronique à écran tactile destinée à passer commande.
— À mon époque, il y avait de vraies personnes pour prendre les commandes, mais maintenant plus personne ne veut travailler, grogna-t-il.
Alva, la plus jeune des sœurs, savait bien comment réagir dans cette situation. Ses doigts glissaient sans hésitation sur l’écran de verre, sélectionnant un à un les produits consommés habituellement, tout en laissant Esteban se plaindre. Patricia, elle, était irritée d’entendre les pensées arriérées de son père et ne s’empêcha pas de le lui faire savoir par esprit de rébellion.
— Il faut vivre avec son temps ! lâcha-t-elle sèchement.
Esteban la regarda fâché, mais il ne répondit pas à la provocation de sa fille. Les deux autres sœurs se retournèrent vers Patricia avec un regard qui semblait dire « ne t’en mêle pas ».
Assis à leur table en attendant que les repas soient servis, il n’y eut qu’Esteban qui parla. Il vanta les mérites des fast-foods, de la convivialité de ce genre de lieu, et de la nourriture qui ne le décevait jamais. Puis, vint le moment où il déborda avec son discours habituel à propos de Patricia, la fille qui faisait les mauvais choix.
— On ne devient pas chanteuse comme ça, il faut avoir beaucoup de talent. Je ne dis pas que ce n’est pas ton cas, ma chérie, mais c’est une chose de chanter dans sa chambre, et c’en est une autre de vendre des CD, affirma-t-il en décortiquant bruyamment le papier de son burger, fraichement servi.
— Plus personne n’achète de CD, soupira Patricia.
— Il faudrait que tu te trouves un vrai travail à ton âge, poursuivit Esteban, feignant de n’avoir rien entendu. Un contrat dans un fast-food comme celui-ci, ça ne te dirait pas ? Je suis sûr qu’ils embauchent.
Bien sûr, ce n’était pas ce que Patricia voulait, mais c’était assez représentatif de sa vie. Elle voulait chanter et on lui répondait : tu devrais faire des burgers ! Toute communication avec son père était inutile et elle le savait bien. Esteban continua pourtant.
— Regarde ce jeune homme tout sourire qui fait les frites. Tu voudrais aller lui dire en face que son travail n’est pas assez bien pour toi ? Dit-il en pointant du doigt un cuisinier au sourire irradiant de lumière, puis il mordit largement dans le sandwich qu’il tenait à la main.
Patricia, excédée d’entendre encore ce discours, voulut exploser de rage en exprimant de nouveau son point de vue, quand bien même il ne serait pas compris, mais son père gronda le premier. Il venait de recracher avec dégoût son burger, le Classique Burger comme il l’aimait tant, mais celui-ci n’était pas du tout comme il devait être. Il jeta sur son plateau le reste du pauvre sandwich et tout le restaurant se retourna à l'écoute de ses plaintes.
Une jeune femme aux cheveux roses et en tenue d’employé apparut et se confondit en excuses, en constatant le burger rejeté sur la table. C’était la manageuse, et elle voulait à tout prix éviter le scandale.
— Veuillez nous excuser, c’est incompréhensible, dit-elle d’une voix compatissante.
Ça ne sembla pas calmer Esteban qui réclama le directeur du restaurant. La porte du bureau général coulissa d’un coup net, comme une guillotine, et le directeur, qu’on ne voyait en salle que lorsqu’il y avait des problèmes, fit son entrée. Il avait entendu les plaintes depuis son bureau. C’était un petit homme à lunettes noires, imcapable de sourire à cause de ses rides profondes et toujours vêtu d'une chemise blanche ornée du pin's doré de l'entreprise. La jeune femme lui expliqua brièvement la situation en montrant le plateau au contenu problématique. Après un instant de réflexion, le directeur assura à l’homme que la lumière serait faite sur ce regrettable incident. Tous les regards dans le restaurant étaient à présent rivés dans leur direction et le temps sembla se retenir de couler, figé par l’événement.
Il n’y eut que Patricia qui fut amusée par l’atypique burger. En effet, on avait l’impression qu’entre les deux pains, un amas d’ingrédients avait été réuni hasardeusement comme s’il avait été préparé par un enfant. Ainsi, une dizaine de cornichons recouvraient une pauvre feuille de salade et de nombreuses tranches de tomates avaient totalement dissimulé le pauvre steak trempé par l’eau des légumes, le tout recouvert généreusement de moutarde et d’un petit trait de ketchup.
Dans les cuisines, le jeune homme du poste à frite et sa collègue aux caisses portaient une main devant leur bouche grand ouverte pour appuyer la gravité du moment. Tous les deux s’étaient retournés vers Chris, désespéré, qui essayait de disparaitre derrière son tablier. Le directeur, de ses petits yeux menaçants, avait ainsi trouvé son responsable.
Patricia tenta de raisonner son père, encore rouge de colère.
— On a voulu m’empoisonner ! hurla-t-il.
— Papa, tout ce que tu vas réussir à faire avec ton scandale, c’est de faire virer un pauvre jeune homme qui ne l’a sans doute pas fait exprès.
Mais rien n’y fit, il resta sourd au discours de sa fille. Il s’empiffra d’un nouveau burger, préparé avec grand soin cette fois-ci, et offert par la direction. Pendant ce temps, Chris, qui n’était vraisemblablement pas parvenu à s’effacer dans son tablier, avait été invité dans le bureau clos du directeur. L'entretien se révéla tendu, dans tout le restaurant résonnèrent les cris du petit homme fou de colère.
— C’EST IM-PAR-DO-NABLE ! appuya-t-il en séparant bien chaque syllabe comme pour donner plus de poids à son mot. Vous rendez-vous compte de la gravité de ce qui s’est passé ? Ignorez-vous que les recettes de burger sont très précisément inscrites pour être reproduites de manière identique ? Si cela vous amuse de créer de nouvelles recettes, grand bien vous fasse, mais garder cela pour chez vous !
Patricia serra les dents en compatissant au sort du jeune cuisinier. Chris, lui, ne répondit même pas aux plaintes du directeur, il savait qu’aucune explication ne pouvait le sauver, il était foutu comme l’avait été Fellmann avant lui.
Tous les équipiers de la cuisine s’étaient rameutés près de Nolan pour qu’il leur raconte ce qui s’était passé dans les moindres détails, délaissant alors leurs postes, comme ils pouvaient se le permettre lorsque la hiérarchie était occupée ailleurs.
Entre les hurlements du directeur qui faisaient vibrer la fine paroi du bureau, les équipiers qui réarrangeaient l’histoire entre eux et Esteban qui médisait de « ces jeunes qui ne valaient plus rien de nos jours ! », le restaurant était en effervescence. C’est à cet instant précisément que commencèrent les événements étranges de cette journée.
Il y eut une vibration sourde, comme l’inverse d’un son, une sorte de grande aspiration absorbante qui laissait un vide derrière elle. Une sensation étrange de flottement silencieux tomba, comme lorsque la mer se retire violemment avant une grande vague dévastatrice, durant laquelle chaque personne présente dans le restaurant s’arrêta dans son action et chercha d’un regard inquiet, l’origine planante de l’anomalie. Une des familles installées près de la grande baie vitrée fut aux premières loges, les deux parents tiraient une tête horrifiée comme s’ils découvraient la chose la plus effroyable qu’ils aient jamais vue. Leurs deux jeunes garçons, quant à eux, furent surexcités et collèrent leur front à la vitre. L’un d’eux se retourna en criant avec un mélange de joie et de panique.
— C’est les extra-terrestres, ils nous attaquent !
Chris n’écoutait plus depuis un moment les sermons de son patron. Il regarda par le seul petit hublot qui permit à la lumière d’entrer dans le bureau. Au moment du bruit sourd, il comprit que quelque chose d’inhabituel se passait. Le directeur eut lui aussi l’air surpris, ne pas comprendre l’irrita davantage. Des flashes de lumière aveuglante se mirent à étinceler de toutes les couleurs. Rose, vert, bleu, après quoi la petite vitre éclata en poussière, ne supportant pas davantage la puissante radiation surnaturelle.
Chris se retourna et fit coulisser d’un coup sec la porte puis se jeta hors du bureau, par un réflexe de survie digne d’un film d’action. À sa surprise, toutes les autres fenêtres de la grande salle subirent le même sort, ainsi une fine pellicule de poussière de vitre se dilua dans l’air martelé par ces couleurs tombant du ciel. Le bâtiment semblait assiégé de toute part. Les personnes présentes dans le restaurant s’étaient couchées au sol pour se protéger sous le mobilier.
C’était le chaos et l’incompréhension. Alors Chris se cacha à son tour sous le comptoir le plus proche et il couvrit ses yeux de ses mains pour les protéger, en espérant que les flashes s’arrêtent.
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