Les géants
Patricia ne put dire combien de temps s'était écoulé depuis l'attaque aux flashes des présumés extra-terrestres. Elle s'était recroquevillée sur elle-même à l'abri dès qu'elle l'eut pu en se cachant le visage entre ses mains. Elle n'entendit plus le brouhaha du chahut et de la panique, mais elle n'osa pas tout de suite constater les dégâts autour d'elle.
Un courant d'air parcourut sa chevelure, trahissant une ouverture anormale sur l'extérieur. Elle tenta avec précaution de regarder dans l'écartement de ses doigts et fut alors éblouie par une grande lumière blanche continue.
Elle reprit ses esprits, hagarde comme après un long rêve en réalisant qu'elle était à présent à l'extérieur et que c'était le grand jour qui l'éblouissait. Elle put même apercevoir au loin tout le reste de la ville se déployer sous son regard, comme si elle était montée dans la plus haute des tours du centre-ville.
L'incompréhension fit place au vertige, quand elle comprit en regardant vers le bas, que le petit fast-food se trouvait bien loin de par sa propre hauteur. Elle était devenue incroyablement grande sans qu'elle n'ait pourtant senti dans son corps le moindre changement. Elle se releva avec un certain déséquilibre et fut effrayée de voir le sol s'éloigner davantage. Elle ne pouvait pas non plus faire abstraction des minuscules personnes rampant par terre, petites comme des fourmis, qui l'entouraient avec curiosité. Elle crut reconnaître son père et ses deux sœurs, mais elle ne put s'en assurer d'aussi loin.
Derrière elle, elle ne s'en était pas encore aperçue, car elle n'avait pas pris le temps de regarder autour, Chris était là. Lui aussi avait grandi, à croire que l'échelle du monde s'était réduite en les oubliant tous les deux. Ou bien les extra-terrestres les avaient ciblés pour en faire des monstres de grandeur. En tout cas, il n'y eut plus de trace de l'événement.
Les deux jeunes adultes se fixèrent comme pour se demander une explication, mais visiblement aucun des deux n'avait de réponse.
— Je te reconnais, tu es la fille du client mécontent ! Qu'est-ce qui nous arrive ? chercha à comprendre Chris.
— Je n'en sais rien. répondit Patricia démunie après un temps à chercher les raisons logiques de leur transformation. Pourquoi n'y a-t-il que toi et moi qui sommes géants ?
Elle pensa qu'il serait judicieux de demander des détails sur ce qui s'était passé aux personnes présentes dans le restaurant, pour cela, il suffisait de se baisser pour le leur demander. Seulement, au moindre mouvement des géants, la foule s'affolait.
— De toute manière, remarqua Patricia, percevant à peine le son aigu des cris, ils sont tous si petits maintenant que l'on ne peut même pas les entendre.
Les deux géants n'osèrent même plus bouger. La ville, si grande, paraissait maintenant bien trop étroite pour risquer le moindre mouvement. Entourés des gratte-ciel qui leur arrivaient aux épaules, ils ne pouvaient se déplacer sans causer de dégâts. C'est d'ailleurs ce que fit Chris par mégarde, cherchant à bouger son pied dans une position plus confortable, il le leva, mais il ne trouva nulle part où le poser. Pris d'un dangereux déséquilibre, il fut forcé d'écraser un petit bâtiment tout entier qui disparut alors sous sa semelle. Il retrouva son équilibre, mais fut bien embarrassé d'avoir causé tant de destruction.
Le vrombissement d'un moteur parvenu à l'oreille des géants, comme le bruit du vol irritant d'un gros moustique. C'était un hélicoptère de l'armée qui arrivait prudemment au niveau de leurs visages.
— Je vous prierais de bien vouloir rester calme et de ne pas bouger davantage ! cria un homme avec des lunettes de soleil dans un porte-voix depuis l'engin volant.
— Aidez-nous, supplia Patricia. On ne comprend pas ce qu'il nous arrive.
— Votre situation est complexe, une enquête est en cours pour déterminer ce qu'il s'est passé. Assura le négociateur. Cependant, avant toute chose, nous devons décider ce que nous allons faire de vous, pour éviter une destruction de la ville. Pour le moment, nous ignorons quel service doit prendre en charge l'incident. L'armée a été dépêchée pour établir un périmètre de sécurité, mais les assurances de la ville et de la chaîne de fast-food doivent déterminer par qui les dégâts seront pris en charge et par quel contrat. Aucune clause sur les attaques extra-terrestres ne figurant dans ceux-ci. Donc rien ne doit être déplacé avant qu'un accord ne soit trouvé.
— Mais on s'en fiche de ça ! l'interrompit Chris, excédé. Il faut nous faire redevenir normal.
— Écoutez, jeune homme, laissez l'administration faire son travail, elle sait très bien comment réagir dans ces conditions, coupa le militaire.
— Vous venez justement de dire que rien n'était précisé dans ce cas-ci, soupira Patricia.
— Je reviendrais vers vous pour vous tenir informé de l'avancer de l'affaire, promit le négociateur sans faire cas de la remarque de Patricia, d'ici là, je vous demanderais de vous tenir à carreau. Si vous vous excitez trop, l'armée sera dans l'obligation d'ouvrir le feu en précaution d'un risque de destruction de la ville.
Et l'hélicoptère repartit au loin d'où il venait. Cet échange n'avait apporté aucune réponse et très peu de soutien aux deux jeunes géants bloqués dans leur triste condition.
— Ils nous menacent d'ouvrir le feu puisqu'on risque de détruire la ville, mais dans ce cas-là, ce serait eux qui feraient le plus de dégât, comprit Chris incrédule.
Ce n'était pas l'incohérence qui inquiétait le plus Patricia. Elle comprit bien que leurs cas à tous les deux passeraient après les intérêts de la ville, du restaurant, des avocats et des assureurs de chacun, et elle savait bien que ce genre de procédure durait une éternité.
Quand elle était petite, lors d'une tempête, l'arbre du voisin s'était écroulé sur la toiture de la maison familiale. Cela avait effrayé toute la maisonnée, mais par chance, il n'y avait eu aucun blessé, mais la toiture avait été entièrement à refaire. Patricia se souvenait que les travaux avaient duré des mois. Elle et sa famille avaient dû être relogées dans un appartement au bout de la rue, et la question de l'assurance pour payer les réparations avait ouvert des procédures, qui avaient duré près d'un an et demi avant d'être complètement résolues.
Au pied des deux jeunes géants s'activa un groupe de militaires pas plus haut que des insectes. Ils déposèrent des barrières délimitant une large zone pour contourner le lieu de l'incident. Ainsi, l'espace compris entre les jambes des géants était maintenant fermé.
De leur hauteur, les géants pouvaient apercevoir la voie rapide du périphérique de la ville, où toutes les voitures ralentissaient dans le virage du pont aérien pour contempler les deux étrangetés nouvellement implantées en plein centre-ville. Patricia et Chris se savaient observés de toute part. Dans une ville de bonne taille comme la leur, si compacte et peuplée, ils pouvaient être vus depuis chaque endroit, et probablement aussi depuis la ville voisine. Cette situation les mettait très mal à l'aise.
Patricia, qui ignorait complètement ce qu'étaient devenus ses proches, craignait qu'on ne lui ait pas indiqué qu'ils avaient été écrasés dans l'incident. Chris, lui, se réjouissait de pouvoir jouer à Godzilla sur son ancien lieu de travail, maintenant trop petit pour qu'il puisse venir pointer.
De nombreuses heures passèrent avant que ne réapparaisse l'hélicoptère, car alors que les événements avaient eu lieu pendant le service du midi, maintenant le soleil entrait dans sa dernière phase et s'apprêtait à disparaitre.
Soulagés de finalement voir revenir à eux leur seul contact avec la race humaine, ils attendirent patiemment les dernières informations.
— Excellente nouvelle ! s'exclama le négociateur toujours dans son porte-voix. Les avocats de la ville et les assureurs du restaurant ont trouvé un arrangement. Afin d'éviter une trop grosse perte pour l'entreprise, il a été décidé que des travaux seraient effectués pendant la nuit pour remettre le restaurant en fonction dès demain. Le périmètre de sécurité sera alors réduit au strict nécessaire, autour uniquement des parties de géant en contact direct avec le sol, soit vos pieds.
— Ça nous fait une belle jambe ! s'impatienta Patricia. On ne va quand même pas passer la nuit debout !
— Patience, maintenant que ce problème est réglé, nous sommes en contact avec vos familles pour qu'ils nous donnent leur accord sur la façon dont nous allons pouvoir procéder avec vous.
— Nos familles ? Ils vont bien ? s'inquiéta Patricia.
— Tout le monde va bien, il n'y a eu que très peu de blessés, rassura le négociateur. Cependant, l'un des clients a porté plainte, car il a manqué de s'étouffer tellement il a été surpris de vous voir grandir. Vos familles ont dû engager des avocats pour vous défendre et cela va retarder les procédures comme vous pouvez vous en douter. Je reviendrai vous informer de l'avancée du dossier demain matin. En attendant, tenez-vous tranquille encore cette nuit. Normalement avec des jambes aussi épaisses, ce ne devrait pas être bien compliqué.
Une fois encore l'hélicoptère s'effaça au loin, dans un soleil orangé prêt à disparaitre.
La nuit fut fraîche, mais de là-haut, la vue sur la ville éclairée par les réverbères était splendide. Chris et Patricia cherchaient les points positifs à leur situation, aussi faibles fussent-ils.
— Je suis désolé que mon père t'ait fait avoir des ennuis, avoua Patricia.
— Tu n'as pas à t'excuser, répondit Chris. De toute façon, ce n'est qu'un job pourri que je fais pour pouvoir payer mes factures. Moi, ce que je voudrais vraiment faire, c'est du rock'n'roll, tu vois, avoua-t-il en imitant une guitare de ses doigts. Mais la vie fait que je suis bloqué là-bas et que du coup je n'ai pas le temps ni l'énergie pour répéter mes morceaux.
— Je comprends ça, mon père souhaiterait que je prenne mes responsabilités comme tu le fais, mais je n'en ai vraiment pas la force. Je voudrais jouer des morceaux que j'écris et que je compose, mais il s'inquiète que je ne fasse que perdre mon temps.
— Tout ça, c'est un peu comme cette situation, tu ne trouves pas ? On ne nous laisse pas la possibilité de nos mouvements alors qu'on est capable de choses très grandes. Remarqua Chris avec un air faussement amusé.
Patricia lui sourit en retour.
À leurs pieds, des camions et des ouvriers en gilet orange s'attelèrent à rendre la zone exploitable, comme l'avait promis le négociateur. Le bruit des travaux ne dérangea pas Chris et Patricia, ils étaient bien trop hauts pour que celui-ci les gêne. Si bien qu'à la première lueur du jour, ils découvrirent avec surprise l'ampleur des constructions effectuées.
Encore un peu ankylosée par leur position statique, Patricia prenait appui sur Chris comme il le lui avait gentiment proposé, pour trouver du confort. Étrangement, il n'avait pas eu de mal à rester debout et éveillé si longtemps, comme si l'explication hasardeuse sur la résistance des jambes épaisses des géants, évoqués par le négociateur la veille, était plausible.
À leurs pieds, donc, ils découvrirent avec stupéfaction que les bâtiments avaient tous été reconstruits. Le chantier avait été enlevé sans même qu'ils ne s'en aperçoivent. Une route qui avait été coupée par la chaussure de Patricia suivait un nouveau tracé, qui zigzaguait entre les jambes de la géante, en épousant précisément le contour de ses pieds. C'était si bien fait qu'on eut pu croire que la route avait toujours eu cette trajectoire, et non qu'elle avait été créée pour contourner un obstacle. D'ailleurs, les périmètres de sécurité avaient tous disparu, car le flux de passant et de véhicule naviguant dans l'espace sous les géants avait repris un débit élevé.
Il semblait même que les passants ne soient plus si étonnés de voir des géants plantés au milieu de la ville et que de contourner leurs immenses jambes fut aussi naturel que de contourner des arbres. Même les automobilistes de la voie rapide sur le pont aérien ne ralentissaient plus pour contempler les géants. Ils faisaient dorénavant partie du décor comme n'importe quel gratte-ciel.
Si la population de la ville s'était si rapidement acclimatée à la présence des deux jeunes géants, c'était alors une preuve de plus que leur situation n'était pas une priorité. Ce qui fut d'autant plus démontré avec l'arrivée du prophétique hélicoptère en fin de journée, qui s'était bien fait désirer.
— Excusez-moi du retard, annonça comme préambule le négociateur, au bureau, nous avons eu à nous occuper d'enfants qui avaient rapetissé.
— Ça ne semble pourtant pas plus urgent, pensa Chris.
— Nous avons déposé une demande au gouvernement pour tenter de vous venir en aide plus tôt, mais cette dernière a été rejetée, car cela ne traite plus d'un sujet qualifié d'intérêt public. Poursuivit le négociateur sans ménager son auditoire. Également, pour des raisons de restriction budgétaire, nous ne pouvons plus nous permettre de faire un trajet d'hélicoptère par jour. De toute manière, c'est inutile tant que votre dossier, entré en instance d'appel, n'aura pas eu de nouveaux éléments. Je reviendrai donc probablement le mois prochain pour vous en tenir informé. En attendant, comme vous l'avez remarqué, la ville et les commerces alentour se sont adaptés à la situation et ont repris leurs activités. Il serait apprécié de votre part d'en faire tout autant. C'est une situation pénible pour tout le monde, entendez le bien, alors il serait préférable de collaborer comme l'ont si agréablement fait toutes les institutions concernées par cette histoire, conclut-il sans laisser l'occasion à quiconque de l'interrompre.
Les deux géants ne surent même pas quoi répondre. Leur cas était passé du troisième plan, au dernier des plans imaginables. Ils n'avaient aucune aide rapide à attendre des institutions, qui semblaient déjà faire beaucoup d'efforts, à en croire les dires du négociateur.
— Mon père ne vous a quand même pas laissé remettre notre secours à plus tard ? s'indigna Patricia.
— Vos parents, informa le négociateur, ont déjà bien du souci avec le procès qui vous concerne. En effet, trois autres clients se sont plaints des conséquences de votre transformation, et ils demandent que justice soit faite, ce qui pourrait coûter cher à vos familles.
— Mais voyons, rien de tout cela n'est de notre faute ! Ce sont les extra-terrestres qui nous on fait ça ! explosa de rage Patricia.
— Je suis désolé de vous informer qu'en question de droit, les extra-terrestres ne sont pas pénalement reconnus. De fait, il y a un trou juridique pour les personnes comme vous, qui se retrouvent à causer des dégâts de par le biais d'expérience extra-terrestre. La responsabilité de l'incident vous a donc entièrement été désignée. Ce qui, comprenez-le, fait grandement ralentir les choses afin de vous rendre votre taille normale. Si tant est que votre taille normale ne soit pas celle-ci, insinua le négociateur, qui ne prenait même plus la peine de faire semblant d'avoir de la compassion.
Et pour la dernière fois, l'hélicoptère, messager de la déception, s'effaça dans l'horizon.
Cette nuit-là fut la plus difficile. Les deux compagnons d'infortune avaient bien compris qu'ils avaient été abandonnés par le monde entier. Plus rien ne les sauverait de cette injustice. Excepté un miracle, qui frapperait aussi brutalement et aussi rapidement que l'attaque extra-terrestre qui leur avait causé tant de soucis.
Chris était resté silencieux et pensif depuis le départ du négociateur. À la tombée de la nuit, il se décida à briser son silence.
— On devrait s'enfuir ! annonça-t-il soudainement. Après tout, rien ne nous retient ici. Et vu l'intérêt que l'on nous porte, j'imagine mal qu'il y ait une vraie charge militaire destinée à nous abattre si on le tentait.
Patricia reconnut que cette réflexion avait du sens, ça n'avait été depuis tout ce temps probablement que du bluff.
Annotations
Versions