La grande escapade

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Les lampadaires, alignés le long de la route nouvellement tracée, permettaient de suivre la ligne complexe de contournement établie dans le centre-ville. Les automobilistes consciencieux la suivirent sans même prêter attention aux alentours.

Il n'y eut qu'un enfant à l'arrière de la voiture familiale qui remarqua la masse obscure se dérober dans le secret de la nuit, comme si elle fut aspirée dans le ciel. Sans reconnaitre la nature exacte du sujet en mouvement, l'enfant fut si étonné qu'il raconta à ses parents ce dont il avait été témoin. Les parents prirent le récit de cette vision pour le fruit d'une imagination débordante et demandèrent fermement de ne plus entendre d'histoire invraisemblable. L'enfant fâché de la réaction de ses parents remarqua pourtant bien que le ciel noir de l'horizon était à présent plus profond qu'il ne l'eût été peu de temps auparavant.

Le gigantesque pied de Patricia sétait en effet soulevé de son point d'appui originel, et dans la pénombre du haut ciel nocturne, fendit l'air à toute vitesse. D'un voyage, qui ne correspondit pour elle qu'à un seul pas, son pied se retrouva bientôt de l'autre côté du quartier.

Le plus délicatement possible, elle le posa à cheval entre une avenue résidentielle déserte et le jardin d'un riverain, elle en écrasa d'ailleurs la clôture au passage, mais cela resta un dommage collatéral assez insignifiant, reconnut-elle. L'action provoqua un léger tremblement sur la ville qui ne la sortit pourtant pas de son sommeil, mais la berça davantage, et le vrombissement du sol demeura assez monotone et grave pour se perdre dans la nuit.

Chris lui enfila le pas, cherchant au maximum à réduire les dégâts et surtout évitant de se faire repérer. Aussi grands fussent- ils, aucune des lumières ne les éclaira plus haut qu'à la cheville. Ils étaient donc en grande partie invisibles. La difficulté résidait dans la traversée de leurs pieds, par le moins d'enjambées possible.

Les quelques pas déjà effectués aussi furtivement que possible n'entrainèrent aucune conséquence ni aucun bruit d'hélicoptère qui ne soit venu les menacer. Comme ils l'avaient parié, aucune surveillance spécifique ne leur avait été plus imposée.

En enjambant la ville au plus que leur permettait leur formidable taille, ils se retrouvèrent en à peine trois pas aux limites du centre-ville. À partir de là, il devint de plus en plus simple de progresser, le terrain se clairsemant à mesure de leur avancée. Les zones portuaires de la ville étaient industrielles, et à cette heure tardive de la nuit, elles ressemblaient à de grands parkings vides. L'idéal pour poser un pied long de plusieurs dizaines de mètres.

Ils firent les derniers pas leur permettant de sortir définitivement de la compacte zone urbaine avant que de vastes champs se déploient devant eux. Ici, il n'y eut qu'à faire attention à ne pas piétiner les quelques petits hameaux habités. Le terrain leur étant devenu favorable, ils n'eurent aucun mal à s'éloigner de la ville, non sans un grand soulagement. L'immense liberté de mouvement qu'ils leur étaient alors permise, leur accorda une accélération qui cassait drastiquement avec l'allure précautionneuse qu'ils avaient eus au milieu des habitations.

Chris et Patricia étaient enfin libres, le ressentaient-ils du moins. Chris ne put s'empêcher de lancer un cri de soulagement, chose qu'il regretta instantanément par crainte de se faire repérer. Mais par chance, son cri résonna comme un coup de tonnerre qui se perdit dans le ciel au-dessus de champs inhabités. Patricia se que c'était la meilleure chose à faire comme pour se convaincre .

— Où allons-nous maintenant ? demanda Patricia pour savoir la suite du plan. Nous ne tarderons pas à être retrouvés vu notre taille si nous restons à découvert.

— Je ne sais pas, avoua Chris, qui n'avait pas réfléchi à la suite. Perdu pour perdu, autant fuir loin, surtout que si l'on marche toute la nuit, avec l'envergure de nos enjambées, on pourrait bien parcourir tout le pays avant le petit matin !

Cela ne convaincu pas complètement Patricia, mais l'idée de revoir l'odieux négociateur déclamer à quel point leur sort n'intéressait personne, la déprimaient. Après tout, au plus loin ils se trouvaient, le mieux c'était.

— Quitte à vivre une vie de géant, il faudrait trouver un endroit vaste où l'on ne rencontrerait aucune gêne, déclama Patricia.

— Allons droit vers le Sud, alors. C'est par là qu'il y a les plus grandes étendues. On dit que là-bas, le ciel et la terre sont d'égale grandeur. Quand j'étais gamin, je passais souvent mes vacances d'été dans ce genre d'endroit isolé, raconta Chris.

Il fut alors convenu de garder le cap vers le Sud, sans chercher de destination particulière. Un cap leur permettait d'avoir une idée d'où ils se situaient, ne serait-ce qu'en ayant une connaissance vague de la géographie du pays. Pour se repérer, ils s'étaient aidés de ce qu'ils savaient être le nord de leur ville, le quartier historique où trônait fièrement un ancien château d'eau éclairé en bleu le soir venu, comme une aiguille pointant le nord. Il suffit donc de partir dans le sens opposé à l'édifice, tout en marchant le plus droit possible pour suivre la direction du sud.

De si haut, ils ne purent savoir quelle partie exacte du pays ils traversèrent. Une chose était sûre, il fallait éviter les lumières au sol, et alors ils éviteraient les zones peuplées, pour limiter les dégâts et de fait, les chances de se faire repérer. Lorsqu'une grosse agglomération de lumières scintillantes leur faisait barrage, il fut alors convenu de contourner largement par l'ouest. Le risque d'un tel détour aurait été de sortir de la voie droite qu'ils s'étaient imaginée, et de ne pas la retrouver sans nouveaux repères. C'est pourquoi ils manœuvrèrent en ligne droite et en angle droit, pour suivre leur trajectoire le plus efficacement possible.

La nuit était alors à son apogée, ça faisait des heures que les géants fuyaient furtivement drapés dans la nuit. Ils avaient esquivé une dizaine d'agglomérations et avaient réussi par les champs et les prairies, à ne pas se faire bloquer ou repérer. Maintenant, ils remarquèrent que les obstacles au sol se raréfiaient. D'ailleurs, l'horizon éclairé d'une lune pleine et bien ronde, qui semblait être juste au-dessus de leurs têtes, ne montra rien au loin qu'un sol plat et vide dans toutes les directions alentour.

Le désert du Sud les entourait enfin. Il avait fallu si peu de temps aux géants pour traverser le pays entier qu'il fût possible que l'appel de la liberté et l'excitation de la fuite leur eussent fait pousser des ailes, ou bien avaient-ils continué de grandir sans s'en rendre compte et leurs foulées se faisaient de plus en plus importantes.

De toute leur grandeur, ils ressentirent, pour la première fois depuis longtemps, un sentiment de petitesse face aux immenses steppes arides. Ils n'avaient effectivement plus rien d'impressionnant à être des géants.

— Ici, on peut s'asseoir, voir s'allonger quelque temps sans risque, annonça Chris joyeusement.

Il leur était enfin permis un peu de repos. Tout robustes soient leurs corps démesurés, ils finirent par être exténués. Assis dans le sable encore chaud, à la lueur de la lune, ils étaient enfin dans un espace qui leur semblait conforme. Du vide et du sable à perte de vue.

Chris lança un nouveau cri de joie qui résonna au loin, puis se perdit dans la nuit.

Tous deux se sentirent bien et rêvassèrent en regardant le vaste ciel nocturne.

— Tu crois que les choses redeviendront normales un jour ? questionna Patricia, comme si sa demande s'adressait en fait à l'Univers.

— Tu trouves que les choses étaient normales avant ça ? lui répondit Chris très sérieusement. Toi et moi étions bloqués dans des situations trop pesantes. Peut-être que c'était notre destin de finir par devenir des monstres et de devoir s'isoler.

— Je suis assez d'accord avec toi, mais je ne veux pas croire que ma vie ne peut être pleinement vécue qu'en fuyant et en m'isolant. Il doit bien avoir un moyen de trouver sa place sans se forcer à être quelqu'un qu'on ne veut pas être, songea Patricia, le regard perdu dans les étoiles, une larme scintillante fila sur sa joue.

— Si tu es libre là, lui assura Chris en pointant sa tête du doigt, tu es libre partout.

Patricia sourit et s'essuya la joue.

Elle prêtait sans doute trop d'importance à ce qu'on lui disait. On lui avait toujours dit qu'elle faisait de mauvais choix et des gens bien moins intéressants qu'elle lui avaient fait croire qu'à sa place, ils feraient mieux. C'était stupide, pensa-t-elle, mais ça ne l'empêchait pas de lui peser sur le cœur.

Aujourd'hui, elle était devenue un monstre, et personne à sa place n'aurait pu éviter cela. Alors à choisir, quitte à être un monstre, autant vivre de la façon qui lui plairait le plus.

— Les monstres les plus libres du désert, youhou ! cria Chris en soutien à son amie.

— Ça ferait une super chanson, dit Patricia d'un air guilleret.

Les deux amis s'amusèrent à répéter cette phrase, en la chantant de tout cœur, déchirant le calme de la nuit comme un feu transpercerait l'obscurité. Dans leur joyeux vacarme, ils perdirent la sensation du présent et le monde autour d'eux vacilla, il leur parut n'être qu'abstraction, une vague idée d'une vie anciennement vécue.

Le ciel s'embrasa au-dessus d'eux, des lumières ondulantes sortant du fin fond de l'univers se mirent à danser. Des lueurs se formèrent dans la haute atmosphère, et des nuages de poussières scintillantes dans le vent chavirèrent en fines lignes parallèles, qui se tordirent au rythme des chants. Les couleurs lumineuses, comme celles de néon, plus prononcées au centre et vaporeuses sur les extrémités, aux nuances de rouge et de bleu, se mélangèrent comme de petits serpentins dansants rappelant les aurores polaires.

Chris et Patricia en furent émerveillés, ce fut pour eux source d'un grand réconfort de voir cette merveille céleste naître sous leurs yeux. Un ciel comme une peinture noire, sur laquelle on aurait jeté des lignes de lumière qui se tortillaient et se mélangeaient. Un ciel kaléidoscopique et enivrant. Les serpentins de lumière, virevoltaient tantôt individuellement comme des rubans dans le vent, tantôt ils se réunissaient en des formes et des couleurs inédites, flottant dans le vide.

Ce n'était pas seulement le ciel, la poussière et le vent qui s'étaient unis dans un ballet de couleur, il y eut également une nuée d'insectes luminescents du désert, comme des lucioles, qui dansèrent avec le feu du ciel. Ils s'étaient tous allumés depuis le sol et avaient décollé par salves comme des grains de sable poussé par le vent. Une galaxie de point jaune-vert qui voguait et tournoyait comme un immense typhon grandissant vers l'infini.

Chris était fou de joie, il s'agitait au plus près des lumières, et de son bras, il les fit chavirer, comme un magicien qui domptait une magie inconnue. L'image de Chris, dans ces lumières, donna à Patricia l'impression d'un miracle. Peut-être pas le genre de miracle qui changerait le monde, mais plutôt de celui qui faisait se dire : « J'aurais beau être rejeté toute ma vie, je serai toujours heureux, car j'ai un ami avec qui j'ai dansé dans un ciel de
lumière. » Comme une soirée d'été qu'un enfant n'oublie jamais et garde secrètement dans son cœur, pour y repenser avec nostalgie en grandissant.

C'était la deuxième fois que des lumières surnaturelles guidaient la destinée de Chris et de Patricia. Tout n'avait pas été arrangé, toutes les réponses n'avaient pas été données, mais l'essentiel avait été trouvé, ce soir-là, dans ce désert. Le soir de la magie.

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