ELTANIN *** I ***

7 minutes de lecture

ELTANIN - QUATRE HEURES QUARANTE-CINQ

Le réveil sonna et déchira le silence glacé de la chambre exiguë. Kybop Flokart, encore ankylosée par un sommeil agité, balança un bras vers l’appareil maudit. Son geste, trop brusque, manqua la cible et la fit basculer hors du lit. Son visage s’écrasa contre le sol, ses cheveux en bataille devant ses yeux.

— Putain... Magnifique début de journée.

Elle souffla sur une mèche rebelle qui lui barrait la vue, sa joue encore tiède reposant contre la surface glaciale. Son esprit, encore engourdi, peinait à sortir de son brouillard lorsque la voix familière de son compagnon de chambrée venait déjà agresser ses oreilles.

— Salut la Compagnie ! Comment va mademoiselle Flokart, en cette belle matinée ?

Comme chaque jour, Guitry Holt débordait d’une énergie insupportable. Un véritable rayon de soleil dans cet enfer de glace. Kybop, elle, avait du mal à supporter une telle jovialité, surtout au réveil. Pourtant, Guitry avait toujours été là, aussi fidèle que son cynisme. Grand et robuste, forgé par des années d’exploitation dans les mines d’Eltanin, il portait sur son visage les marques du labeur et des épreuves. Ses yeux en amande, pétillants d’humour, contrastaient avec sa carrure imposante. Son éternel veston en cuir noir, usé jusqu’à la corde, et son chemisier marron déchiré en disaient long sur sa philosophie vestimentaire. Son jean rafistolé témoignait de son sens pratique plus que de son souci d’élégance.

— Guitry... Qu’est-ce qu’on a dit sur les matinées ?

Il prit un air solennel et commença à énumérer, comptant exagérément sur ses doigts.

— On ne parle pas. On ne crie pas. On ne respire pas...

Il singea sa voix avec une ironie appuyée. Kybop, déjà à bout, roula des yeux en ignorant sa provocation. Mais il enchaîna avec une tape dans le dos, une tape de trop.

— Guitry !

Il leva les mains en l'air. Comme une reddition surjouée.

— Oups... Règle numéro quatre cent quatre-vingt-dix-huit du matin : "Ne pas toucher !"

— Un jour, je vais vraiment te faire du mal.

— Je sais que tu ne le feras pas.

Avec une audace insolente, il passa un bras autour de ses épaules et la serra contre lui.

— Tu m’aimes bien trop pour ça. Moi et ma chère amie : la joie de vivre !

Elle feignit un haut-le-cœur, mais un sourire furtif effleura ses lèvres. Car malgré tout, Guitry restait son frère d’infortune.

ELTANIN - ONZE HEURES DIX-HUIT

Depuis plus de six heures, ils creusaient sans relâche dans les entrailles de la planète. L’odeur nauséabonde du métal, la poussière de californium qui s’insinuait partout, l’humidité glaciale... Tout dans ces mines était une torture. Ici, on ne trouvait que des exclus : repris de justice, fugitifs, orphelins abandonnés. Des ombres condamnées à une vie de labeur.

— Hey, Kybs ! T’es sur une autre planète ?

Elle sursauta légèrement.

— Désolée, j’étais ailleurs.

— Et où, exactement ?

Elle haussa les épaules.

— N’importe où. Tout serait mieux qu’ici.

Il éclata de rire, ce qui l’exaspéra encore plus.

— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle, Guitry !

Mais il continua glousser en secouant la tête.

— "Jamais pire qu’ici", répéta-t-il, amusé.

Guitry continua de piocher quand soudain, une explosion secoua la mine. Le sol trembla, un grondement sourd s’éleva des profondeurs. Un souffle violent balaya le tunnel, soulevant une vague de poussière toxique.

— C’était quoi, ça ? paniqua-t-il.

L’air devint irrespirable, un mélange de fumée, de soufre et de californium. La visibilité chutait à néant.

— Guitry !

Elle tendit les bras, cherchant à le localiser.

— J’suis là !

— Suis-moi ! Il faut sortir d’ici !

À tâtons, elle attrapa son col et l’entraîna à travers la fumée. L’air empoisonné brûlait leurs poumons. Chaque pas était un supplice, mais ils avancèrent, luttant contre la suffocation.

Enfin, une faible lumière perça à travers le chaos.

— La sortie ! toussa Guitry.

Dans un dernier effort, ils escaladèrent l’escalier de secours. Lorsqu’ils atteignirent enfin l’extérieur, la mineuse s’effondra à genoux dans la neige, aspirant l’air glacial à pleins poumons. Guitry, à quatre pattes, recrachait les toxines inhalées. Derrière eux, la mine crachait encore une fumée noire et épaisse.

Le cœur de Kybop se serra.

— Il y a encore des gens là-dedans...

Des applaudissements rompirent soudain le silence. Un rire doux résonna entre les montagnes enneigées.

— Bonjour à vous !

Un inconnu les observait, un sourire amusé aux lèvres. Il continuait d’applaudir, comme s’il assistait à un spectacle divertissant.

Kybop fronça les sourcils. Que faisait cet homme ici, en pleine zone minière ? Elle se demanda s'il avait quelque chose à voir avec cette explosion.

— Veuillez excuser mon impolitesse. Je me présente, Zorth Kidyne, pour vous servir ! annonça-t-il dans une révérence.

— C’était vous, l’explosion ? demanda-t-elle, encore sous le choc.

— Oh oui, encore désolé pour cette introduction quelque peu théâtrale.

La brune échangea un regard stupéfait avec Guitry. Est-ce que ce type est sérieux ? rugit-elle intérieurement.

— J’aurais peut-être dû opter pour une approche plus mesurée, concéda Zorth. Cependant, j’étais pleinement informé que votre poste de travail se trouvait à proximité immédiate de la sortie ce matin. L’explosion, quant à elle, a pris sa source dans les profondeurs de la mine. Il n’y avait donc nullement lieu de s’inquiéter ; vos chances de survie étaient, pour ainsi dire, des plus considérables.

Kybop se redressa brusquement, la rage au ventre. À la vue de sa réaction, Zorth opéra un mouvement de recul et manqua de basculer dans le vide. Lorsqu’elle se retrouva face à lui, elle constata qu’elle le dépassait d’une tête. Il était ridiculement petit.

Zorth Kidyne était un homme d’âge moyen, au teint chaud et doré. Il arborait des traits délicats. Ses yeux sombres, ourlés de cils interminables, brillaient d’une expressivité troublante. Sa mâchoire fine et ses joues légèrement creusées accentuaient son allure chétive. Ses cheveux noirs, soigneusement coiffés, dégageaient un parfum légèrement floral. Un homme coquet. Kybop ne comprenait pas ce qu’un individu comme lui pouvait bien faire sur Eltanin, encore moins pourquoi il aurait voulu faire sauter une mine.

— Votre explosion a sans doute tué tous les mineurs !

Guitry la rejoignit, tout aussi furieux.

— Effacez ce sourire de votre visage, immédiatement ! menaça-t-il.

— Et vous allez nous expliquer, fissa, pourquoi vous avez fait ça ? hurla Kybop.

Dans un élan de fureur, elle attrapa le malheureux par le col et le secoua au-dessus de la falaise. Zorth posa aussitôt ses mains sur son assaillante pour tenter de calmer la menace qui pesait sur lui. Son sourire s’effaça.

— Permettez-moi, je vous prie, de clarifier cette situation… Mais, je vous en conjure, accordez à mes pieds la grâce de retrouver le sol, implora-t-il, sa voix tremblante.

Bien que la colère de Kybop fût palpable, la curiosité d’entendre ses explications l’emporta. Elle le reposa lentement dans la neige, mais maintint fermement sa prise sur son affreux costume violet.

— On vous écoute, grogna Guitry en tapotant du doigt noirci par la suie, le front du gringalet.

Zorth s’éclaircit la gorge, nerveux.

— Nul ne devait être informé de ma mission consistant à vous chercher. C’est pourquoi j’ai pris la décision, fort regrettable mais nécessaire, de faire exploser la mine. J’étais persuadé que vous seriez les premiers à en sortir.

— Nous chercher ? Pourquoi faire ?

— Je suis missionné par le roi Gotbryde lui-même ! proclama-t-il en levant fièrement un doigt.

Guitry fronça les sourcils.

— Jamais entendu parler de lui…

Zorth sembla vexé par cette ignorance.

— Mais t’es qui, à la fin ? insista Kybop, sur un ton plus familier.

— Comme je vous l’ai dit, je suis Zorth.

— Désolée, Zorth, mais je ne te connais pas.

— Je viens directement de l’étoile Gudja.

— Un Gudjanien… J’aurais dû m’en douter… murmura Guitry.

Les Gudjaniens étaient célèbres dans tout l’univers pour leurs goûts vestimentaires excentriques et leur langage raffiné, presque désuet. Généralement frêles, ils étaient réputés pour leur vivacité d’esprit et leur diplomatie. Nombre d’entre eux occupaient des positions de pouvoir, soit dans la politique, soit aux côtés de personnages influents. La négociation, les joutes verbales et les marchandages étaient leur domaine. Cependant, il était rare de les voir s’impliquer dans des affaires périlleuses. Si leur art du verbe était une seconde nature, le courage, en revanche, leur faisait cruellement défaut.

— Et qu’est-ce qu’un Gudjanien fait ici ? reprit le mineur.

— Une excellente question ! s’exclama Zorth, levant son index. Je suis ici en mission de la plus haute importance. Je suis un humble serviteur du roi Gotbryde. Son conseiller !

— Nous ne connaissons pas votre roi ! s’agace Guitry.

— Comment pouvez-vous ignorer l’existence de Sa Majesté, le roi Gotbryde ? s'indigna l'homme le Gudjanien.

— L’univers est peuplé de rois et de reines autoproclamés, méprisa Kybop.

Zorth se tendit sous l’effet de cette remarque désobligeante sur son roi bien-aimé.

— Fort bien, permettez-moi de vous poser une question, poursuivit-il sans se laisser troubler. Daignez-vous me suivre ?

L'Eltanienne échangea un regard avec Guitry.

— Attend… Laisse-moi réfléchir. T’as fait sauter la mine, commença-t-elle.

— Manqué de nous tuer, ajouta Guitry.

— Tu portes un costume violet que même un Glatorien n’oserait arborer.

— Nous ne te connaissons pas.

— Tu viens de la part d’un roi dont nous n’avons jamais entendu parler.

— D’accord, d’accord, je comprends vos sarcasmes ! soupira Zorth. Cependant, sachez que si vous demeurez ici, d’autres individus, bien plus perfides et menaçants, pourraient bien croiser votre route.

Un bruit de pas étouffé par la neige attira soudain leur attention.

— Les malappris ! Ils sont déjà là ! Il nous faut fuir, nous pourrons discuter de tout ceci plus tard ! s’écria Zorth, visiblement paniqué.

Kybop ne saisissait pas entièrement la nature de la menace, mais une intuition lui soufflait qu’ils seraient plus en sécurité aux côtés de ce Gudjanien que face à ceux qui s’avançaient dans l’ombre.

— Il m'a l'air totalement inoffensif, le rassure Guitry, les yeux fuyants. On a toujours voulu fuir ce caillou maudit, voilà peut-être notre chance, Kyb !

L'idée de fuir ce "caillou maudit" résonna dans l'esprit de la mineuse comme l'appel d'un ailleurs, d'une liberté qu'elle n'avait jamais connue. Elle avait passé sa vie à lutter, non seulement pour extraire ce fichu californium, mais aussi pour survivre aux autres, dans ce coin où la guerre entre mineurs était presque aussi dangereuse que le travail lui-même. Là, tout était péril et violence. La seule chose qui pourrait lui manquer, ce seraient peut-être les ragots du fond de la mine, qu'ils échangeaient chaque soir dans l'intimité de leur cellule devenue leur seul foyer.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 28 versions.

Vous aimez lire A.Gimenez ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0