DURIAN *** I ***
PIROS - LABORATOIRE
Les bras croisés, l'épaule appuyée contre le mur du laboratoire, Mlle Flokart attendait, bien déçue de ne pas avoir pu se reposer avec Guitry.
— Bon alors ? Qu'est-ce que vous voulez me dire de si intéressant ?
Sylice était absorbée par son microscope et ne lui répondit pas. Elle osa même lever l'index dans sa direction pour lui faire signe de se taire, voire de se taire. C'en était trop pour Kybop. Elle attrapa son bras, encore tendu vers elle, dans l'espoir d'attirer son attention. Mais cela ne fonctionna pas, Sylice resta imperturbable sans même essayer de se dégager de son emprise.
— Approchez, dit-elle calmement.
Sylice fit rouler sa chaise en arrière pour lui laisser le champ libre et insista d'un mouvement de tête en direction du microscope.
— Je dois regarder dans ce truc ? À quoi bon ? Je n'y comprends rien. Je ne suis pas une scientifique...
— Et alors ? Même un idiot est capable d'émettre des constatations d'un simple coup d'œil, s'impatienta-t-elle.
— Je ne suis pas idiote. Je n'ai juste pas envie de perdre mon temps. Si vous avez des conclusions, alors je vous écoute.
Sylice haussait les épaules, déçue. Néanmoins, elle se leva de sa chaise avec une expression inattendue : de l'excitation.
— C'est votre sang ! Vous rendez-vous compte ?
Kybop ne réalisa clairement pas ce qu'il y avait d'incroyable dans cette information, et cela se lisait sur son visage.
— Et ?
— Les petits ronds rouges ! Ce sont vos globules rouges !
— Ok...
Ne pouvant que constater le manque d'enthousiasme de son cobaye, Sylice se lança.
— Je vous explique, Flokart...
Une flamme s'embrasa dans les yeux de Sylice. Ce qu'elle était sur le point de partager semblait habiter son âme. Une passion dévorante l'animait.
— Dans l'espace, le corps détruit près de 54 % des globules rouges durant les six premiers mois. Ce phénomène, connu sous le nom d'anémie spatiale, se manifeste par une fatigue intense, des difficultés respiratoires, une tachycardie, une pâleur et bien d'autres symptômes. Tout le monde connaît cela lors de ses premiers voyages spatiaux, mais aujourd'hui, ces effets disparaissent rapidement chez presque tous. L'anémie est une diminution anormale du taux d'hémoglobine dans le sang. Quand le nombre de globules rouges diminue, la quantité d'hémoglobine baisse aussi. Les tissus et organes ne reçoivent alors plus assez d'oxygène, privant le corps de son carburant, ce qui le fait fonctionner au ralenti. Autrefois, on avait recours à un traitement par injections d'érythropoïétine pour stimuler la fabrication de globules rouges. Mais après des millénaires de voyages spatiaux, nos organismes mutent. Nous nous adaptons, et notre corps commence à produire les ressources nécessaires pour compenser ce manque d'hémoglobine. Les fluorocarbures, présents dans notre système, transportent efficacement l'oxygène. Aujourd'hui, ce mal n'est qu'un vieux souvenir scientifique. Cependant, le sang des habitants de l'espace est incolore, en raison de leur taux d'hémoglobine bien trop faible pour provoquer une coloration. Ce qui n'est pas votre cas, Flokart. Dans le microscope, votre sang apparaît rouge, bien qu'à l'œil nu, cela ne soit pas visible.
Kybop comprenait que cela comportait un attrait extraordinaire pour Sylice.
— Sylice... Soyez plus claire et plus... concise. Qu'est-ce que cela signifie exactement ?
— Cela peut vouloir dire deux choses : soit vous venez de naître et votre corps n'a pas encore fait son boulot. Soit vous...
— Attendez, attendez, pas trop vite. Comment ça : "Pas encore fait son boulot" ? répéta-t-elle, complètement perdue.
— C'est un peu comme les dents de sagesse. À travers l'évolution, ces dents, autrefois essentielles pour mastiquer de la viande crue, sont devenues obsolètes. Notre mâchoire, moins robuste aujourd'hui, ne parvient souvent pas à les accueillir. Aujourd'hui, nous naissons sans ces dents, mais il y a longtemps, certains les possédaient encore dès la naissance. De la même manière, nos globules rouges disparaissent presque entièrement lors du premier voyage spatial, laissant place aux fluorocarbures, qui s'adaptent pour assurer notre transport d'oxygène. Une évolution nécessaire, qui, à terme, fera partie de notre ADN de manière définitive.
— Ok. Et donc, deuxième possibilité ?
— Vous êtes une Sang-Rouge. Ce qui veut aussi dire que Zorth a raison.
Sang-Rouge ? Pourquoi est-ce que j’ai la sensation d'avoir déjà entendu ça quelque part ? songea Kybop.
— Zorth a raison sur quoi ?
— Il nous a parlé de tout ça. Comme quoi les Sang-Rouge existeraient encore. On pensait tous qu'il fabulé.
— Ok... Mais c'est quoi un Sang-Rouge ? interrompit-elle.
— Les premiers venants. Les Originels, bougonna Sylice.
— Les Golts ?
— Non. Pas selon la Prophétie de l'équilibre. On parle des Terriens.
— Les Terriens ?
— Selon cette Prophétie, les Golts sont en fait issus des Terriens, et non l'inverse. Les Terriens étaient les véritables Originels de l'espace dans lequel nous évoluons, bien que leur nombre soit désormais réduit. Certains prétendent même que leur espèce est éteinte. Une poignée d’entre eux aurait colonisé d'autres galaxies, donnant naissance à toutes les espèces que nous connaissons aujourd'hui. Après des milliers d'années d'évolution sur différentes planètes, chaque espèce aurait développé ses propres caractéristiques. En revanche, ceux qui seraient restés sur Terre, appelés les Originels, auraient gardé l'ADN, ceux qui ne voyageaient pas. Lors de la destruction de la Terre, ils auraient dû partir, mais leurs globules rouges seraient presque intacts, formant ainsi une lignée pure, directement issue des premiers-venants.
— Et comment cela est-il possible ? Ils ont bien dû changer en voguant à travers l’espace. Enfin, leur ADN a certainement dû muter depuis.
— Une Confrérie appelée la Confrérie des Hématiens veillerait sur la poignée de Sang-Rouge subsistant dans l'univers. Selon Zorth, ils feraient tout leur possible pour éviter leur voyage à travers les galaxies et le métissage, dans le but de préserver une lignée pure.
Kybop prit un moment pour remettre toutes ces informations en place.
— Donc... vous insinuez que je suis issue des Premiers-Venants ?
— Je n'insinue pas. J'affirme.
TERRE II - DURIAN
Les deux scientifiques digéraient lentement tout ce qui leur arrivait, et la tâche n’était pas facile. Le stress accumulé durant leur court, mais néanmoins mouvementé, séjour au poste de police, ajouté aux effets secondaires de l’alcool, rendait le processus encore plus pénible.
— On devrait prendre un jour ou deux..., proposa Fyguie, son teint pâle trahissant l’épuisement.
Houda acquiesça en silence.
— Oui... Il faudrait aussi qu’on mange quelque chose. Ça pourrait nous remettre d’aplomb.
— Tu as raison, je meurs de faim, soupira Fyguie en posant une main sur son ventre qui protesta bruyamment.
— Et puis, ça nous fera du bien. Notre corps a besoin de carburant ! ajouta Houda avec un sourire fatigué.
Sans en dire davantage, les deux amis se mirent d’accord : ce serait le Floggy’s, véritable temple de la malbouffe sur Durian. Rien de mieux pour un lendemain de cuite aussi sévère.
De leur côté, toujours en filature, Milo et Birland suivaient discrètement les deux scientifiques. Ils comprirent vite que ce fast-food était un refuge de choix pour les journées difficiles et se réjouirent eux aussi de pouvoir s’y rendre sans changer leur programme.
— Ok... J’ai l’impression que tout le monde aime se réconforter au même endroit, s’amusa Milo avec un sourire en coin.
TERRE II – VILLE DE DURIAN – FLOGGY’S
Après dix minutes de marche, tout le monde arriva au Floggy’s. Fyguie et Houda, absorbés par leur besoin de calme et de nourriture, ne remarquèrent même pas la présence des policiers, qui les suivaient à une distance respectable. Ces derniers choisirent stratégiquement un emplacement pour surveiller les scientifiques sans être vus.
Pendant que Fyguie et Houda passaient commande tranquillement, échangeant quelques plaisanteries fatiguées, deux silhouettes s’approchèrent soudainement de leur table. Sans se douter de rien, ils levèrent les yeux, surpris.
— Salut, les génies.
Ils se figèrent devant les visages familiers des deux invitées surprises : les terroristes responsables de l’explosion du commissariat la veille. Aucun des deux n’osa ouvrir la bouche et ils se tassèrent dans leur siège, tels deux lapereaux apeurés. Les deux femmes prirent place à leur table sans demander leur avis.
— Alors, on se ravitaille ? questionna malicieusement la blondinette.
Elle appuya ses coudes sur la table pour approcher son visage de celui d’Houda, dans le simple but de l’intimider. Fyguie prit immédiatement un ton sec pour maintenir une distance.
— Que voulez-vous ?
— Tout doux, mon grand, lança Krane avec un sourire railleur. On veut juste discuter.
— Oui, juste discuter, répéta son acolyte.
La serveuse arriva pour déposer leurs menus sur la table. Sans attendre, le perroquet de Krane déroba une poignée de frites encore chaudes. Houda la dévisagea, outrée.
— Hey ! Ce sont mes frites.
L’autre répondit par un rire menaçant, tandis que Fyguie lui lança un regard silencieux pour signifier à son amie de ne pas faire de vagues.
— Sois mignonne, ma jolie, et reste tranquille, prévint la blonde.
À l’autre bout de la pièce, la commissaire hoche la tête, satisfaite de voir que son intuition était la bonne.
— Qu’est-ce que je t’avais dit…
— Ce n’est pas bon, ça..., s’alarma l’officier Kal.
À la table des deux scientifiques, la conversation continua.
— Alors voilà... Parait-il que vous êtes vraiment deux petits génies tous les deux ? J’aime les génies... Ceux qui manient les formules et les compositions chimiques. Mais avant tout, pardonnez-moi, je ne me suis pas présentée. Manko Krane. Et ça, c’est Brizbi Varane. Mon bras droit.
Les deux scientifiques restèrent crispés sur leur fauteuil, ne sachant pas quoi répondre. Brizbi continua de se servir des frites sous le regard irrité d’Houda.
— Vous êtes ici pour me voler mes frites où vous aviez quelque chose à nous dire ?
Krane esquissa un sourire amusé.
Manko Krane était une femme qui ne passait pas inaperçue, et c’était précisément ce qu’elle désirait. Ses cheveux, d’un rouge éclatant, affichaient une teinte artificielle qui ne trompait personne sur sa volonté d’être vue. Ses vêtements ajustés et moulants exposaient ses formes avec une assurance sans pareil. Chaque détail de son apparence témoignait de son besoin de se faire remarquer, de ses cheveux flamboyants à ses bijoux ostentatoires. Elle s’imposait comme une reine du chaos, convaincue de son invincibilité.
— Décidément, vous ne savez pas quand vous taire, ma chère... Je ne sais pas si j’aime ça ou pas...
Brizbi piocha dans le plateau de Fyguie, guettant sa réaction. Il la regarda faire, sans relever, comprenant son jeu de provocation.
— Nous sommes ici parce que notre chimiste a rendu l’âme, annonça-t-elle comme s’il s’agissait d’un objet hors d’usage.
— Et alors ? En quoi cela est notre problème ? rétorqua Houda.
Les deux femmes éclatèrent de rire, se poussant mutuellement sur leur fauteuil. Krane reprit soudainement son sérieux, son regard glacial fixé sur eux.
— C’est devenu votre problème à partir du moment où c’est vous qui l’avez écrabouillé avec le plafond.
Fyguie ferma les yeux, exaspéré. Ils n’en sortiraient donc jamais ?
Brizbi, la bouche pleine, lança une proposition :
— Du coup, on s’est dit que vous alliez vous occuper des labos.
Houda manqua de s’étouffer.
— Pardon ?
— Oui. En attendant, confirma Brizbi, l’air de rien.
— En attendant quoi ? reprit Houda.
— En attendant que nous trouvions un nouveau chimiste compétent, coupa Krane d’un ton menaçant.
— Et si on ne veut pas ? osa Fyguie.
Krane lança un regard sidéré son acolyte.
— Eh bien, c’est simple. Quelqu’un vous retrouvera dans une poubelle demain matin.
— Ou dans plusieurs, si je suis d’humeur joueuse, ajouta Brizbi avec un sourire malsain.
Ils comprirent qu’ils ne pouvaient pas négocier.
— Combien de temps ? demanda Fyguie, tremblant.
— Le temps qu’il faudra…
Krane glissa un papier sur la table et Brizbi insista d’un signe de tête pour qu’ils le prennent.
À l’autre bout du restaurant, les policiers observèrent la scène.
— Commissaire, vous pensez qu’ils sont complices ?
— Ils n’ont pas l’air consentants. Krane les menace, c’est évident. C’est un recrutement forcé.
Un silence plana entre eux.
— Alors, elle n’avait qu’un seul chimiste ?
— Oui… Maintenant, elle en a deux, conclut la commissaire d’une voix glaciale.
Annotations
Versions