PIROS *** II ***

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PIROS - SALLE PRINCIPALE

Les portes de la salle principale s'ouvrirent, et Zorth les invita tous à entrer. Un silence nerveux s'installa dans la pièce. Deux nouvelles figures avaient rejoint l'équipage. Tous ceux impliqués dans cette mission mystérieuse affichaient un franc soulagement d'avoir retrouvé leur nid. Kybop se sentait prise dans un tourbillon, ce mélange de doute et de libération qui l'empêchait de comprendre ce qu'elle ressentait.

Zorth, comme à son habitude, leva l'index pour capter l'attention de tous. Il allait prendre la parole. L'Eltanienne n'avait aucune envie de l'écouter, lassée par ses récits alambiqués. Mais son esprit se raccrochait à sa voix, comme un fil qui la reliait à cette réalité qu'elle n'avait pas choisie. Son regard se perdit alors sur la silhouette de Fyguie, qui, sans qu'elle sache pourquoi, lui était étrangement familière.

— Bienvenue parmi nous, cher Fyguie et...

Zorth invita la jeune femme qui l'accompagnait à s'introduire elle-même d'un geste de la main.

— Euh... Houda. Houda Monty.

— Houda Monty. Très bien.

Le conseiller s'approcha pour la rassurer d'un geste amical de la tête.

— Vous voici sur le Piros !

Les deux amis échangèrent un regard, leurs expressions marquées par la confusion.

— Désolé, Monsieur, mais on ne comprend pas du tout ce qu'il se passe, balbutia Fyguie, gêné.

— Bienvenue au club... rétorqua Kybop sèchement.

— Que tout le monde prenne place. L'équipage est enfin au complet. Même un peu plus nombreux qu'il n'était envisagé, sourit-il en regardant Houda puis Guitry.

L'habituelle procession en direction de l'immense table ronde se mit en marche.

— Pitié, pas le même laïus que d'habitude où je le tue, marmonna Kybop dans sa barbe.

Une fois installés, Zorth se lança.

— Je suis Zorth Kidyne. Missionné par le roi Gotbryde pour la Mission Minden. Vous étiez le dernier élément manquant avant de commencer notre périple.

— Et... Pourquoi moi exactement ?

— Attendez Fyguie, attendez. Je vais y venir. Avant cela, il est important que je remette l'histoire dans l'ordre... Je vais vous parler d'une époque antédiluvienne. Avant les éclipses.

L'évocation de celles-ci provoqua quelques frissons à une partie de l'équipage.

— Lorsque l'univers n'était qu'au début de sa colonisation. Lorsque les heures de la planète Terre n'étaient pas encore comptées.

Quelques sourcils se froncèrent.

— Encore généreuse et hospitalière, avant que l'exploitation irrémissible n'abîme la "belle bleue" à jamais. Dépouillée de ses ressources, meurtrie, celle-ci devint inamicale. De plus, l'extinction de l'holocène, provoquée par la surchasse, finit de pousser les terriens vers l'espace. Ils s'exilèrent. De nouvelles sociétés, royaumes, reinaumes, communautés naquirent de cette conquête.

— Attendez, qu'est-ce que vous racontez Zorth ? s'emporta Kylburt.

— Les terriens étaient une espèce primitive. Ils ne sont pas allés plus loin que la voie lactée, rajouta De Xylis.

— Ceux dont on parle dans les livres d'histoire, peut-être. Mais ce n'est pas la réalité. Ce n'est pas ce qu'il s'est passé. La Terre a abrité les Premiers-Venants.

— Nous y revoilà... pensa Kybop, lasse de cette histoire.

— C'est-à-dire ? interrogea Guitry.

— L'origine du peuplement de l'univers, M. Holt.

— Les Golts ?

Zorth se tourna vers Kylburt pour lui faire signe qu'il se trompait.

— Non. Les Golts ne sont qu'une vieille colonie terrienne, affirma-t-il sans détour. La première, pour être exact. Les terriens ont souvent été relégués au rang de simples d'esprit, d'idiots de l'espace. Mais entre 2154 et 2300, ces mêmes Terriens ont colonisé des galaxies entières pour échapper à l'anéantissement annoncé de leur planète.

— Peut-être, mais nous étions déjà là en 2154. À travers l'univers tout entier.

— C'est exact, Slikof. Mais avant cette génération de terriens, il y en avait une autre.

— Je ne vous suis pas Zorth, répondit De Xylis un peu perdu.

— La planète Terre a accueilli plusieurs générations d'êtres humains. Parmi eux, il y a ceux dont on parle dans nos livres : les envahisseurs. Cependant, ils ne sont pas la première civilisation humaine avancée de la Terre. Avant eux, il y avait d'autres peuples : les bâtisseurs. Ces derniers ont vécu sur Terre bien avant, construisant des merveilles telles que les pyramides du plateau de Gizeh et le temple de Louxor, tous deux en Égypte, ainsi que les statues géantes Moaï de l'île de Pâques et la forteresse inca de Saqsaywaman près de Cuzco au Pérou.

Zorth s'extasia en évoquant ces civilisations disparues, sa voix vibrant de passion.

— Autant de témoins de leur passage, souvent attribués à d'antiques civilisations possédant des techniques rudimentaires. Mais ce n'est pas le cas : les bâtisseurs étaient les Originels, disparus dans un cataclysme sans précédent. Seule une poignée d'entre eux a survécu, avant l'émergence d'une nouvelle génération de terriens, bien moins évoluée et plus primitive que la précédente, celle que nous connaissons aujourd'hui. Pourtant, quelques survivants de l'époque des bâtisseurs ont persisté, connus sous le nom de lignée pure, comme nous avons coutume de les appeler. Cette lignée est restée sur sa planète d'origine, du début jusqu'à la destruction de celle-ci. En l'an 2857, année de la première Éclipse.

Tout le monde à travers l'espace connaissait cette date fatidique. Elle laissait un goût amer dans la bouche et dans le cœur, signant la fin d'un certain nombre de planètes, dont la Terre.

— Puis l'accalmie. La période des trois quiétudes.

Les Trois Quiétudes étaient une période oubliée de leur époque. Elle désignait les trois siècles qui avaient suivi la première éclipse, une ère marquée à la fois par la disparition de nombreuses planètes et par la perte tragique d'une grande partie de l'humanité. Mais dans ce vide sidéral, de nouvelles opportunités émergèrent. Des marchés fleurirent partout, et une politique de libre-échange, à la fois fragile et ambitieuse, se mit en place entre les divers pouvoirs. La paix s'installa peu à peu... mais à quel prix ? Les habitants de l'univers, forgés par les épreuves, se montrèrent audacieux, insouciants, comme si tout devenait possible, sans se soucier des ombres qui planaient encore sur cette nouvelle ère.

— Les terriens devinrent un lointain souvenir. Une population obsolète, n'ayant pas survécu à l'apocalypse. Puis les éclipses reprirent en l'an 3057, faisant resurgir de sombres croyances. Une vieille prophétie renaquit de ses cendres. La prophétie des Sang-Rouge. Menée de front par les Golts. Ces malheureux fanatiques, persuadés d'être les premiers-venants. Dans celle-ci, les terriens, survivants des éclipses, devinrent annonciateurs du désastre, ils étaient un fléau. Des nuisibles ayant détruit leur propre planète. C'est alors qu'une chasse aux sorcières se mit en place pour retrouver ces Sang-Rouge.

— Je ne comprends pas. Les Sang-Rouge... Ce sont tous les Terriens ? sonda le capitaine Dogast.

— Non, ce sont les Originels. Ceux qui vinrent en premiers et demeurèrent jusqu’à la fin. Ceux-là mêmes qui, selon leur prophétie, parvinrent à anéantir leur propre planète. Nul ne sait combien ils étaient. Toutefois, ce qui demeure indubitable, c’est qu’il n’en subsiste plus guère de nos jours. La croyance en cette prophétie avance que si l’on parvient à purifier l’espace des Sang-Rouge, l’équilibre serait rétabli et les éclipses disparaîtraient. Cependant, cela ne se produira point… C’est là qu’intervint une prophétie toute autre : la prophétie de l’Équilibre. Celle-ci soutient que seuls des Sang-Rouge pourraient restaurer l’harmonie de l’univers. Deux Terriens issus d’une lignée pure. Deux Originels, deux premiers-venants. Vous.

Zorth ouvrit ses bras pour désigner Kybop et Fyguie. Devant la stupéfaction générale, il joignit ses deux mains et baissa la tête pour prononcer religieusement quelque chose.

— « Et ainsi rassembler les divergents en un seul tout », cita-t-il.

Un long silence remplaça son récit alambiqué. L'ancienne mineuse sentit les regards se porter tour à tour sur Fyguie et elle, empreints de curiosité et d'incrédulité.

Elle ne comprenait pas en quoi être un Sang-Rouge pouvait sauver l'univers. Elle n'était personne... Enfin, c'était ce qu'elle avait toujours cru. Est-ce que son ADN cachait un pouvoir qu'elle n'avait jamais su exploiter ? Difficile de croire à tout cela. Si elle était réellement si précieuse pour la survie de l'univers, pourquoi avait-elle traîné si longtemps dans une mine oubliée, loin de tout ?

Alors que maints occupants du vaisseau demeuraient encore incrédules face à de telles révélations, Zorth poursuivit ses directives comme si de rien n'était, d’un ton calme et implacable.

— Maintenant que j'ai éclairci certains sujets, nous devons appareiller pour la prochaine destination. Capitaine ?

— Je vous écoute, Zorth.

— Cap sur la planète Eredet, dans la Galaxie D'Ultya.

La princesse émit un petit bruit d'étonnement.

— Il n'y a rien là-bas, Zorth.

Il se contenta de lui sourire.

— Nous verrons bien, Votre Altesse.

Zorth et le capitaine Dogast quittèrent la pièce, les laissant seuls, abandonnés, face à leurs questionnements sans réponse. Puis, dans une indifférence presque glaciale, Sylice rompit le silence en s'approchant du scientifique.

— Fyguie. Suivez-moi, s'il vous plaît.

PIROS - LABORATOIRE

Le nouvel arrivant n'avait pas pris le temps de comprendre la situation. Comme s'il était en pilote automatique, ce trop-plein d'informations avait engourdi son esprit, le menant à accepter une seringue dans la veine de son bras gauche sans vraiment savoir pourquoi. Anticipant ce que Sylice allait lui faire, Kybop décida de suivre le mouvement, trop curieuse de découvrir la couleur de son précieux liquide.

Rouge ? Transparent ? Bleu Rigélien ? pensa-t-elle.

Impossible de détecter le pigment à l'œil nu. Il fallait poser une goutte sur la lame du microscope pour pouvoir l'observer.

— Alors ?

La scientifique se tourna vers elle pour répondre quand Fyguie intervint.

— Oui, je sais. Il est rouge. Je suis physicien, vous savez ? Un scientifique. J'ai déjà étudié mon propre sang au cours d'expériences. J'ai connaissance de cet élément. Mais je n'ai pas d'explications.

— J'en ai une à vous donner ! s’empressa Sylice.

Kybop savait déjà dans quel savant charabia elle s'engageait : globules rouges, voyage dans l'espace, ADN blablabla...

Elle en avait déjà eu son compte et décida de les abandonner à leurs élucubrations scientifiques.

PIROS - PONT

L'Eltanienne eu à peine le temps de faire quelque pas qu’elle croisa Lilas qui observait, presque hypnotisée, la vastitude de l’espace depuis le pont. Sans un mot, elle s'approcha et se posa contre la vitre, se noyant dans ses propres pensées.

— À quoi pense une princesse quand elle contemple l'univers ?

Lilas sursauta, visiblement prise au dépourvu. Elle effleura son visage pour essuyer une larme. La fragilité de ce geste surprit Kybop, mais elle n'en dit rien.

— À son royaume sur le déclin, murmura-t-elle, la voix tremblante.

— C'est là la source de votre chagrin ?

Elle la fixa alors, ses yeux noirs comme l'espace lointain.

— Peut-être est-ce de savoir que vous êtes celle qui nous sauvera tous... Autant demander à un Gudjanien de remporter un combat à l'épée.

Sa réplique, mordante et acerbe, lui arracha un sourire. Un sourire léger, presque amusé. Elle n'avait pas encore vu ce côté-là d'elle. Mais la distance dans son regard lui rappela que la confiance qu'elle plaçait en elle semblait aussi inaccessible que l'horizon lointain de cet univers.

— Je ne suis pas aussi inutile que vous semblez le croire, même si je ne vois pas en quoi je pourrais aider.

— Ah oui ? Et que savez-vous faire, à part enchaîner les sarcasmes et déformer la vérité ?

Kybop haussait les épaules, prenant un air faussement détaché. Un petit geste de défi : elle forma un « V » avec ses doigts et le plaça devant son visage. Pourtant, Lilas ne réagit pas. Aucune trace d'amusement sur ses traits.

— Comment pouvez-vous être aussi indifférente au sort de l'univers ? Des gens comptent sur vous ! Et au lieu d'en saisir l'importance, vous ne prenez rien au sérieux !

Son ton était accusateur, mais il y avait autre chose derrière. Une tension. Une peur peut-être.

La brune rebelle la fixa un instant et son sourire s’effaça légèrement.

— Des gens qui comptent sur moi... Ce serait bien la première fois. Je ne suis personne, princesse. Ne bâtissez pas vos espoirs sur moi.

La princesse posa un regard jugeant face à ses derniers mots. Puis sa voix à peine plus qu'un murmure, s'enfonça comme une lame bien aiguisée.

— Je ne fonde rien sur vous, répéta-t-elle doucement. Mais mon père, lui... oui.

L'intensité de ses paroles frappa Kybop de plein fouet, réveillant une inquiétude sourde au fond de sa poitrine. Elle laissa échapper un souffle, lourd et hésitant, comme si ses incertitudes prenaient enfin forme dans l'air qui l'entourait.

— Si je reste ici, c'est parce que je n'ai nulle part où aller. J'ai passé ma vie dans une mine, à chercher des cailloux, enfermée dans les entrailles d'un rocher flottant dans le néant. Sauver l'univers ? Ce n'est rien comparé à ça. Une balade de santé, presque.

Elle marqua une pause, mais les mots continuèrent de jaillir, comme un flot qu'elle ne pouvait contenir.

— Si j'étais restée là-bas, j'aurais fini par mourir avant mes quarante ans. Intoxiquée. Ensevelie sous des gravats. Je vais finir par croire que mon destin est de mourir pour les autres… quoi qu'il arrive.

Elle baissa les yeux, incapable d'affronter ceux de la princesse.

— Un destin écrit dans un bouquin, se lamenta-t-elle, à mi-voix.

— Ce n'est pas n'importe quel bouquin, lui répondit Lilas d'un ton calme mais ferme.

Kybop fronça les sourcils, encore envahie d’un scepticisme acerbe face à toutes ces théories sur son rôle dans la survie de l’univers. Sans un mot, Lilas saisit délicatement son poignet, son geste aussi doux qu'une caresse. Le regard de l'ancienne mineuse se baissa instinctivement pour capturer le mouvement de sa main. Ses doigts, légers et hésitants, se posèrent sur son poignet. Cette connexion physique inattendue l'arrêta net.

— Vous n'êtes pas seule dans cette odyssée, Mlle Flokart, murmura-t-elle comme une promesse.

Une chaleur diffuse traversa sa peau, et l'écho de ses mots sembla s'inscrire directement dans ses pensées. Elle déglutit avant de répondre, presque pour elle-même.

— J'aimerais être libre de mes choix... Juste une fois dans ma vie. Qu'on cesse de me dire ce que je dois faire. Où. Quand. Comment.

— La liberté, dans un monde condamné, n'a aucune saveur Mlle Flokart.

Kybop resta figée, désorientée par la profondeur de cette affirmation. Ses yeux, intenses, semblaient vouloir la convaincre qu'il n'existait aucune échappatoire. Pourtant, une tension naquit en elle, un élan de rébellion contre ses paroles. Était-ce un ressenti qu'elle partageait ? Elle n'en était pas si sûre.

La liberté, elle ne la connaissait pas. Elle lui avait toujours été étrangère, une illusion qu'elle n'avait jamais pu effleurer. Mais, au fond d’elle, une certitude persistait : que le monde fût condamné ou non, elle aurait, pour elle, un goût intense. Suffisamment pour qu'elle sache l'apprécier, même si ce n'était qu'une fois, même si elle était éphémère.

— Peut-être qu'elle n'a aucune saveur pour vous... Mais moi, je ne demande qu'à goûter à cette liberté, même si elle ne dure qu'un instant.

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